Frreshie fait chier
L’essentiel du clan avait survécu au malla, qui n’avait fait que trois victimes cette fois-ci : un record de résistance. Ce qui ne voulait pas dire que le monde vous avait attendus pour continuer de tourner :
— Frreshie a attaqué Nis pendant que tu comatais.
La nouvelle t’a surprise. Entre autres parce que, comme le reste des terres de Chal, tu oubliais souvent l’existence de Nis.
— Qu’est-ce qu’ils foutent à Nis ?
— Bah, c’est pas trop trop loin de chez eux.
— Oh, ils doivent se rendre à Yudælla, as-tu réalisé.
Roa a cillé.
— Quoi ? C’est de Nis qu’on cause, pas de Yud.
— Mais Nis… Franchement, Frreshie s’en carre, non ? Il tombe juste sur la route vers Yudælla.
— Oh, merde, oui ! J’envoie un pacik aux Yud.
— Y’a la Kwashil qui voulait te voir aussi. Awaut, là.
Tu as repéré Awaut, mais pas de trace de moi ; je devais avoir trouvé de quoi m’occuper aux alentours du clan.
— Ton séjour à Riao s’est pas tout à fait passé comme prévu, j’imagine.
La Kwashil a acquiescé amplement.
— Un message de Labaşh confirme ce que vous disiez au sujet de Yudælla. Je pensais donc donner mon accord concernant l’alliance. Mais si Riao revient sur sa parole, Kwashil sera le premier clan à partir.
— Pas de problème, c’est normal. Kaz fait quoi du coup ?
Awaut a regardé le ciel. Un oiseau y tournoyait.
— Karezial décidera de lui-même. Je crois bien qu’il est heureux ici, et je sais qu’il l’est aussi à Kwashil. Je respecterai son choix.
Tu as hoché la tête.
Le plus urgent, à présent, était de rattraper les Frreshien avant qu’ils ne marchent sur Yudælla. Tu as envoyé un message aux Rokiann pour qu’ils vous rejoignent puis, après réflexion, un autre à Boꜵr et Tick pour les avertir que Frreshie était présentement dépeuplé. Nul doute que le clan double profiterait de l’opportunité.
Si vous jouiez vos cartes correctement, les Frreshien affaiblis n’auraient d’autre choix que de se plier à l’alliance.
*
Royan gigotait, tambourinait sa cuisse. Il fixait le sol, concentré à trouver ses mots.
— Euhm… Je sais que… Je veux dire, je sais qui… et… alors si… Comment dire…
Niashæl a réprimé un rire. Elle fondait face à ces grands yeux suppliants.
— Oh, pas toi aussi.
— Mais… si t’as changé d’avis, tu peux le dire et… c’est…
Il a froncé les sourcils.
— On croirait ma toute première conversation.
Elle a pressé son front contre celui du loup. Leurs nez se touchaient et, sous le mélange d’odeurs ælv et riao, Royan a senti le parfum de fleurs forestières. Comme Niashæl ne bougeait pas, il a levé un visage incertain que la sang-mêlé a embrassé.
Il a balbutié quelque chose d’incohérent, puis s’est fendu d’un rire benêt.
— Vous vous magnez, les tourtereaux ? C’est pas le moment de faire une pause, y’a encore du chemin.
— T’as leur trace ?
— Ils sont un bon cinquième de ciel devant nous. Nis les a pas trop ralentis.
— On les rattrapera jamais…
— Peut-être que Rokian les chopera en route.
— Ben non, faut le temps qu’ils reçoivent notre pacik, aussi.
— On va arriver qu’ils auront réduit Yudælla en cendres.
— C’est normal, ça ? a demandé Lusha en pointant un filet de fumée.
Væk a plissé les yeux.
— Des bannis ? Ils ont pas peur de se rendre si visibles ?
— On n’a pas le temps, là. Magnez-vous le fion.
— Mais tu veux pas qu’on rapplique tout crevés avant de taper sur Frreshie !
— Je veux qu’on arrive avant qu’ils aient tapé sur Yud.
Tu avais emmené les membres les plus rapides du clan, encore trop lents pour rattraper l’avance des Frreshien. Votre retard signerait la fin de Yudælla.
— Y’a un truc bizarre, a dit Aoka en revenant de sa ronde un septième de ciel plus tard. Ils bougent pas.
— Comment ça, ils bougent pas ?
— C’est super !
— C’est louche.
— Ils ont p’tet mal aux pieds.
— Ils sont à mille pas de Yud et ils ont mal aux pieds ?
— Ben… Moi, j’ai un peu mal aux pieds, et eux ils marchent depuis plus longtemps que nous, quand même.
— C’est un piège ?
— Pour piéger qui ? Nous ?
— Tu crois qu’ils t’ont vue, Aoka ?
— J’étais dans le sens du vent et bien cachée, je pense pas. Ils ont pas réagi non plus.
— On fait quoi ? On leur tombe dessus ou on fait gaffe ?
Tu as réfléchi. Si Frreshie n’avait pas encore attaqué le clan sous votre protection, leurs intentions étaient on ne peut plus claires.
— On avance normalement. Je veux parler à leur Naræs. Essayez de pas avoir l’air trop agressifs.
Tu as entendu des « oooh » déçus et caché ton bras derrière ton kælm.
*
Les Frreshien les plus en retrait se sont élancés sur tes Riaon. Tu en as soumis deux sans mal.
— Frreshien ! Je veux parler à votre Naræs !
— T’es qui, toi ?
— Caei, Naræs de Riao.
— Ha ! T’es sûre que t’es pas Ælv ?
Tu as presque sursauté. Ton héritage ne se voyait tout de même pas au premier coup d’œil, si ? Aux sourires narquois sur les visages parfaitement dai des Frreshien, ils visaient seulement à t’insulter. Aucun d’eux n’avait la figure plate des Yu, mais celle allongée des reptiles dont leur clan descendait. Pas de peau ni de cheveux, rien que des écailles, parfois surplombées de cornes.
Les Ælvn et les Yu répugnent tant leur clan qu’il a passé des éons à exterminer sa progéniture lorsqu’elle avait l’audace de porter les traits de peuples faibles. « Seuls les esclaves sont dépourvus d’écailles », disent-ils.
Comme si la Nature elle-même avait entendu leurs souhaits, de moins en moins de ces enfants flasques sont venus au monde, à moins que Frreshie n’ait tu leurs naissances. Le bruit court que, à l’instar des Ælvn, peu de leurs nouveau-nés meurent à présent. Tu doutais que la comparaison leur plaise.
À leurs yeux, toi et la moitié de ton clan aviez certes l’air ælv.
— Mais merde, a protesté un Frreshie. Maintenant on se tape Riao ? De mieux en mieux.
— Y’a un bon tiers d’entre eux. Ils sont venus attaquer le nouveau clan aussi ?
Tu as froncé les sourcils. Entre l’assaut rokian et le malla, personne n’avait mis Frreshie au courant de la nature de Yudælla. Kaedꜵr n’avait pas dû pouvoir leur écrire, et peut-être avait-il supposé que tu préviendrais son clan à sa place. Tu as poussé un soupir sonore.
La Naræs frreshie est arrivée, l’air mécontente. Sûrement Krrehet, dont tu entendais parler depuis ta jeunesse. Grise et plutôt âgée, surtout pour une Naræs, elle menait son clan depuis plus de deux siècles. Pour avoir survécu si longtemps, elle devait être à la fois forte et prudente.
— Qu’est-ce que vous foutez ici ?
— Même question, as-tu rétorqué. Yudælla est sous la protection de Riao.
— Yudælla ? Ce crétin de Kaxaam a encore dit des conneries. C’est vraiment un clan d’esclaves ?
Tu as hoché la tête, observant les Frreshien avec circonspection. Krrehet a plissé les yeux.
— Merde.
— Euh, a tenté Royan. Vous espériez quoi au juste ?
Les regards des Frreshien ont convergé sur le jeune loup perdu au milieu des tignasses sable.
— Paraît qu’un clan faible attendait de se faire attaquer au levant de Chal. On a envoyé des gars en reconnaissance, mais j’ai eu des rapports bizarres comme quoi y’aurait des Frreshien, et pas que. C’est un coup de Riao ou quoi ?
Des repérages. La Naræs frreshie avait l’esprit plus stratégique que feu le Naræs rokian, trop impétueux pour réfléchir ou observer avant de lancer un assaut.
— Pas entièrement…
— Ils mentent, est intervenue une Frreshie couleur émeraude. Je sais pas ce que Shian et Pshaksei ont vu, mais c’était pas des Frreshien.
— Et ce Rokian… C’est louche.
Tu t’es raclé la gorge pour attirer leur attention.
— Leur Naræs est Frreshie. On peut aller le rameuter si y’a que ça ?
— C’est ça, et on se regarde dans le blanc des yeux pendant que vous prévenez la cible de notre attaque.
Son ton ne cherchait pas à voiler ses menaces.
— Ils sont déjà au courant. On leur a envoyé un message quand vous avez tapé Nis.
Krrehet a ouvert les yeux plus grand, le summum de l’expressivité chez son peuple, sans pour autant changer d’avis.
— On peut attendre Rokian au pire, t’a dit Asra dans la langue du silence.
Tu n’osais pas compter sur des renforts incertains.
— Ils sont en pleines luttes, as-tu rappelé. C’est déjà pas mal s’ils se retiennent d’attaquer Yudælla.
— Krreh, y’a un autre clan en approche, a annoncé un Frreshie. Ils prennent même pas la peine de se planquer.
— Mais c’est quoi, ce foutoir...
— Rokian ? t’es-tu enquise.
Krrehet n’a dit mot, te toisant avec suspicion. Une Frreshie lui a parlé dans leur langue du silence, semblant confirmer tes dires.
— Phææærsh, a juré Krrehet qui n’était pas venue affronter trois clans en même temps.
La Naræs a donné des ordres et continué de te faire face. Les Frreshien ont défouraillé en maintenant une position défensive. Tu as fait signe aux tiens de dégainer à leur tour.
— C’était un piège, Riao ?! Vous nous attirez avec un clan faible pour nous prendre en tenaille ?
Tu as répondu par la négative, devinant que Krrehet ne te croirait pas. L’appât était une stratégie valable néanmoins, feinte appliquée au combat à grande échelle. Tu l’as gardée dans un coin de ton esprit.
— Même vos cauchemars auront peur de ce qu’on va vous faire ! a-t-elle enragé.
— Vous savez, Boꜵr et Tick sont en route vers votre clan, vous feriez bien de retourner le protéger.
— Vous croyez Frreshie sans défense ? Nis vaut pas un dixième de nos guerriers, et ce petit clan-là non plus. Pas besoin de déserter pour ça.
Elle pointait un doigt vers Yudælla.
— Et Boꜵr et Tick sont tellement traîtres qu’ils risquent d’attaquer Riao à la place.
Elle n’avait pas entièrement tort, mais tu veillerais personnellement à écraser les clans doubles si tel était le cas. Tu leur avais donné une deuxième chance, ils n’en auraient pas de troisième.
— Pourquoi tous les clans se sont alliés contre nous ? a demandé un Frreshie bariolé qui se sentait encerclé, à juste titre.
— Ouais, pourquoi tout le monde s’en prend à nous d’un coup ? Vous avez peur de nous attaquer seul à seul ?
— Et c’est quoi le rapport entre Riao et le nouveau clan, là ?
Un Ælv aurait sans doute trouvé étrange de vous voir discuter épées, marteaux et haches à la main.
— C’est des esclaves ou des exilés ou quoi, là-dedans ? On voulait savoir si fallait les secourir ou les buter.
— Ils viennent d’autres terres ?
— Ce sont d’anciens esclaves. Pour de vrai, as-tu insisté. Si vous me laissez juste avertir Kaedꜵr…
— Kaedꜵr ? a coupé une Frreshie. De quel clan ?
— Le vôtre, un Frreshie rouge.
Krrehet a soufflé par le nez, possiblement mécontente.
— Il est vivant ? Ici ?
— Euh… oui ? Y’a Modrac aussi, Mælksh, Hwegær…
Elle a craché au sol.
— Pour ce farrꜵc de Kaedꜵr, je comprends, mais pourquoi Mælksh et Hwegær seraient pas revenues ?
Kaedꜵr était un couard aux yeux de son clan ? Il n’avait jamais parlé de sa vie précédant l’esclavage à ta connaissance, et ne s’était pas empressé de rejoindre Frreshie. Tu aurais des questions à lui poser. Et puis tu t’es ravisée : ni toi ni Yudælla n’aviez à vous plaindre de sa gestion du clan, le reste importait peu.
Un Frreshie est revenu assibiler un probable rapport concernant le flanc menacé par Rokian. Krrehet a soupiré avec énervement.
— Au moins vos histoires concordent. À un détail près : si vous êtes alliés, pourquoi vous gardez un esclave rokian ?
Royan s’est pointé du doigt en regardant tour à tour les Frreshien et les Riaon.
— Moi ? Je suis pratiquement Riao.
— Dans tes rêves ! s’est moquée Akcar.
— Ta gueule, l’as-tu enjointe.
Une autre Frreshie a annoncé quelque chose à sa Naræs, qui a grogné pour tâcher de se calmer.
— Bon, je suppose qu’on va bientôt savoir si vous nous vomissez des conneries depuis tout à l’heure.
Des cris rokian ont retenti. Le front côté Salainashra dégénérait en bataille. La Naræs a grincé des dents et tu as notifié les tiens de retenir leur riposte.
— Laisse-nous rejoindre Rokian, on peut régler ça.
Elle est parvenue à sourire malgré la gravité de la situation.
— Vous voulez perdre l’avantage de nous avoir encerclés et nous donner le temps d’abattre les Rokiann ? Libre à vous.
Tu as hésité. Peut-être avais-tu envie d’écraser Frreshie, après tout. Mais retenir les Rokiann ou leur apporter ton soutien n’accomplirait rien à long terme. C’était la Naræs frreshie, là devant toi, qu’il fallait convaincre.
— Pelkei, Kalan et Aryo, courez avertir Rokian : on attend juste que les Frreshien de Yud se montrent pour prouver que c’est une mauvaise idée de les attaquer. D’ailleurs, Rain et Sawa, allez vite sortir Kaedꜵr de son trou.
Krrehet a émis un grondement.
— Pas la peine, Riao. Les Frreshien du nouveau clan sont en chemin.
Tu as masqué ton soulagement et ton impatience. Les Riaon s’agitaient dans ton dos, désireux de voir de l’action après leur marche pressée.
— Caei, a supplié Vanni, t’avais dit qu’on leur taperait dessus quoi qu’il arrive !
Tu lui as signalé de se taire. Tu oubliais parfois que tes ambitions n’étaient pas celles de ton clan.
— Tch, a fait un Frreshie de retour de Yudælla. C’est bien des Frreshien, nos Frreshien, même. On attaque toujours ou pas ?
Tu les voyais partagés entre le désir d’accomplir leur tâche et le soulagement d’abandonner une position désastreuse sans perdre la face. Certains claquaient leurs dents aiguisées comme pour vous inviter à imaginer ce qu’ils pourraient vous broyer.
Krrehet a réfléchi, contemplé son aile assiégée et encore réfléchi. Elle s’est adressée à un Frreshie qui est parti rejoindre le flanc en courant, puis a rengainé ses armes et croisé les bras.
— C’est quoi l’histoire, Riao ?

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