À la vie, à la mort

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Frreshie a rejoint l’alliance avec une rancœur palpable. Les reptiles ne pouvaient s’attaquer aux leurs, même faibles au sein d’un clan faible. Les Riaon grommelaient d’avoir traversé près de la moitié de Chal pour repartir sans se battre ; les Rokiann s’énervaient d’avoir dû soutenir un autre clan que le leur au prix de plusieurs de leurs vies, et les deux clans se sentaient sales de jouer les protecteurs.

Sales ? t’es-tu répété en boucle. C’était le rôle que tu avais endossé auprès de Sooyolane. Tu comprenais leur amertume à s’abaisser au niveau des plus fragiles en même temps que tu la regrettais.

— Yudælla est un nouveau-né, leur as-tu dit. Il devra être capable de se défendre, mais on doit d’abord lui donner l’opportunité de grandir.

On a objecté qu’il s’agissait peut-être d’un de ces enfants souffreteux, condamnés à mourir tôt ; mais le jeune clan abritait quelques Riaon de valeur qu’on ne saurait abandonner.

Rokian s’en est retourné sans Naræs, plus léger d’une dizaine de Rokiann et ralenti par ses blessés. Frreshie s’est hâté vers son clan qu’on supposait assailli.

En chemin, Niashæl a reçu un message de la Cité.

Niashël

Je pensais pourtant que si tu devais m’abandonner, ce serait pour l’ancienne Nëluuj, mais je suppose que même ses amis font l’affaire.

J’imagine que je m’y attendais. Tu cherches quelqu’un à même de te comprendre entièrement, Ëlvessei et Dhaemon. C’est ce que tu voyais en ëlla-Caei, n’est-ce pas ? J’ai su de suite que si je voulais te garder, j’aurais à épouser toutes choses dhaemon. Et je m’y suis employée avec plaisir, ne te méprends pas.

Penses-tu que le meilleur ami d’une demie suffira à te combler ? La Nëluuj est pourtant plus foncièrement dhaemon que quiconque, et tout ce que Royan sait de mon peuple, il l’a appris à la Cité. Même alors, il vivait parmi les siens.

Douloureusement,

Ëidhae.

Est-il si mal de vouloir être comprise ? s’est demandé Niashæl, mal à l’aise d’avoir meurtri l’Ælv. Elle avait été naïve de croire qu’elle pourrait tisser et détisser des liens sans victimes, mais elle ressentait un certain soulagement – qu’elle devinait partagé par Ëidhae – face à la banalité de cette blessure : nul différend culturel insurmontable. Juste une affaire de cœur mondaine, triviale, ordinaire.

*

Nis n’était qu’une formalité. Le clan dévasté s’est empressé de rejoindre notre union une fois assuré que Riao n’était pas venu le saccager à son tour.

Sous une Pirishæl en fleur, vous avez rallié Riao, intact, accueillis en vainqueurs sans avoir croisé le fer. Ukte n’a pas pris part à la réception. Elle restait alitée, comptant les jours jusqu’à son trépas prochain. Comme elle, tu comptais les jours, mesurant les infimes progrès de ce bras qui refusait de pousser. Toute ton énergie était dédiée à la création de ce membre, d’une lenteur insoutenable. La faim et la fatigue constantes dévoraient ta masse musculaire, qui avait tout juste commencé à atteindre des proportions décentes.

Tu découvrais sans cesse de nouvelles choses devenues difficiles, voire impossibles. Tu fermais les yeux sans trop de peine sur l’archerie, mais de ne pouvoir allumer un feu, serrer un nœud ou t’habiller te laissait un goût amer en bouche alors même que le rêve inaccessible d’unir les clans se concrétisait.

Un message a confirmé que Boꜵr et Tick s’en étaient pris à Frreshie qui avait subi suffisamment de pertes pour, tu l’espérais, hésiter à trahir l’alliance. Les Riaon, jaloux, regrettaient d’avoir cédé l’action au clan double. Quant aux Frreshien, le pacte humiliant les courrouçait naturellement. Peu enclins à affronter l’ensemble des clans, ils serraient les dents pour l’heure, jetant au vent les sables du passé. Les connaissant, ils espéraient que quelqu’un se les prenne dans la figure.

Un second message t’es parvenu de la Cité :

Caei

J’ai appris la nouvelle il y a quelques cycles de Mur, mais j’ai traîné à comprendre ce que je ressens. Je l’ai peu connue, pourtant elle me manquera. J’aurais aimé avoir plus de temps. Notre petite famille se réduit à nouveau… Prends soin de toi.

Avec chagrin, Nyemëlls lya Carunae aël Shayen

Tu as relu la courte lettre à de nombreuses reprises. Nyemëlls était décidément le sensible de la fratrie. N’en avait-il jamais voulu à Carunae ? Elle s’était montrée aussi irresponsable que votre père. Étais-tu la seule dont la rancune brûlait par-delà la mort ? Ton frère avait raison, sans doute. Vous aviez manqué de temps ; tu n’avais pas profité de celui qu’on t’avait accordé.

Carunae avait fauté pour avoir aimé imprudemment, comme tant d’autres. Elle n’avait pas réfléchi aux conséquences pour ses enfants qui n’existaient pas encore, et on l’avait sévèrement punie pour cette erreur. Source de toutes tes épreuves, elle était aussi celle de toutes tes joies.

Tu as tapoté le bout de papier sur ton menton. Carunae avait entraîné ta chute autant que toi la sienne ; sauf qu’elle l’avait fait en te donnant la vie, tandis que tu l’avais guidée vers sa mort. Fallait-il t’excuser auprès de Nyemëlls ? Ce genre de considérations arrête rarement le peuple des dômes, qui ne refoule jamais l’opportunité de demander le pardon, mais tu ne voulais pas t’y abaisser à moins d’être indéniablement coupable. Ton frère serait peut-être en mesure de t’éclairer sur le sujet.

Tu as saisi une brindille que tu as trempée dans la sève rouge, mais n’as pas écrit. Ta mère ne t’avait souhaité aucun mal. Quelle sorte d’âme haïssait les personnes bien intentionnées ?

Carunae avait ton pardon, as-tu réalisé, et tu ne l’as pas couché sur le papier afin de le garder en toi.

*

Après avoir survécu à bon nombre des siens, Ukte s’est éteinte faute de pouvoir s’alimenter. Le clan lui avait caché que son corps serait incomestible, pauvre Ukte, mais peut-être l’avait-elle deviné. On l’a offerte aux vers et aux plantes à défaut des ventres riao. Seule Niashæl s’en est trouvée soulagée. La sang-mêlé refusait toujours de se nourrir des nôtres, quand bien même ils l’en prieraient. Le jour où vous aviez mangé vos morts devant elle, elle avait réalisé son isolement. Dégoûtée par l’orgueil des Ælvn comme par la sauvagerie des Dai, elle aurait pu finir recluse, n’appartenir à aucun clan sinon celui de la forêt. Même les demis ne lui ressemblaient pas, pour avoir choisi leur camp. Elle seule s’était accrochée à la frontière solitaire.

Pourtant, elle rayonnait.

La raison t’importait peu, même si tu soupçonnais un lien avec Royan. De ton point de vue, le loup semait le bonheur partout où il allait. Leurs coupleries avaient quelque chose de nauséeux néanmoins, tu tâchais donc d’éviter d’y penser.

D’autres partageaient cet avis pour des considérations différentes, et fronçaient le nez à les voir ensemble.

— Qu’est-ce que tu fous avec un Rok ?

— Peu importe qui je choisis, ce sera forcément quelqu’un d’une autre espèce, répondait Niashæl avec lassitude.

Elle te jetait parfois de rapides coups d’œil que tu ne cherchais pas à comprendre.

— Tes bébés seront super forts ! lui a dit une fois Royan alors que vous ramassiez des bulbes de yogun, ébahi par l’aisance avec laquelle elle les arrachait du sol.

Tu t’es éloignée plutôt que d’avoir à entendre parler du sujet honni.

— Je n’en aurai pas si je continue à fréquenter des femelles et des Rokiann.

Elle lui a caressé la joue.

— À moins de…

— Nooon ! Me largue pas avant ma mort ! l’a coupée Royan avec une grimace exagérée.

— Mais ça va prendre un moment.

Le loup a fait mine d’être envahi par une terreur grandissante.

— Oh non ! Me tue pas !

— Hmm… Quel choix est-ce qu’il me reste, alors ?

— Hmm… a-t-il fait à son tour, sérieux cette fois. Faudrait te trouver un Riao consentant. Ça devrait pas être trop dur.

Elle a grimacé.

— Qui dit que moi, je serais consentante ?

Il s’est frappé le front.

— Je suis stupide ! Tu préférerais un Ælv ?

— T’es bête, a-t-elle dit en déposant un baiser sur sa joue. Tiens, prends un bébé yogu.

Il a reçu le bulbe dans les mains avec toute la gravité dont il était capable, avant d’en mordre un bout.

— Eh ! Mange pas la tête de notre bébé !

Par chance, Khaliin est venue les interrompre, deux vrais enfants sous le bras, trois autres à sa suite.

— C’est ton tour de garder les mômes, Royan. Tu peux les emmener chasser ou les entraîner ?

— On ramasse juste des yogun.

Les petits ont fait une moue dépitée : pas d’aventures cette fois-ci.

— Faut leur faire bosser quelle langue ?

— Toutes ? Le kwashil de Kalem est pas terrible. Elle sait pas encore siffler alors sois pas surpris si ça veut rien dire. Et Soa apprend tout juste à parler, donc il causera pas beaucoup pour l’instant. Les autres, ça passe.

Elle a abandonné son fardeau à Royan pour s’en retourner au clan.

— C’est trop dur, le kwashil, s’est plainte Kalem. Comprendre, ça va, mais les mots… Je peux presque rien dire juste parce qu’il faut siffler, c’est pas très juste. On peut parler ælv, plutôt ?

— Pourquoi on doit apprendre l’ælv ? a demandé Kaei. C’est même pas des Dai.

— Caurra elle m’a dit que c’est pour quand on tombe sur des Ælvn et que parfois… parfois ils parlent de star… startégie ou de là où sont les autres Ælvn, et que c’est dommage que si on arrive à se faufiler et qu’on peut tout entendre de ce qu’ils disent, mais qu’on comprend rien.

— Mais Caei elle veut pas d’esclaves, a dit Taidai (1), encore petit malgré son nom.

— Ben, f’est pas grave. On les tue, fa fait prefque pareil.

Niashæl émit un hoquet malaisé avant d’expliquer aux jeunes Dai, en ælv, pourquoi il n’était pas très gentil de tuer des gens qu’ils ne connaissaient même pas.

— Mais moi je veux pas être gentil, je veux être fort ! a répondu Vailacal (2) en brandissant ses petits biceps.

Il n’avait pas l’ambition de répandre la joie qu’espérait sa mère.

Tu as rejoint le clan peu avant Khaliin et cueilli quelques herbes d’oxa pour accompagner les yogun. Tu n’as pas résisté à l’appel du marrake en fin de cuisson et en as dégusté pendant que ta propre récolte rissolait pour le Riao suivant.

Un joyeux vacarme auprès d’Okcack a interrompu ta contemplation rassasiée : elle venait d’annoncer sa grossesse. Tu as levé les yeux au ciel. Tout ne devait-il vraiment tourner qu’autour de ça ?

Tu t’es de nouveau éloignée, songeant qu’une chasse te changerait les idées. Tu as repéré Riakej et Salꜵm qui discutaient oisivement.

— J’aime pas les Dai imberbes avec un visage plat. Ils ressemblent trop à des Yu.
— Moi j’aime bien. Ça fait un côté…

Salꜵm s’est interrompu un moment, obligé pour autant de terminer la phrase commencée.

— … fragile, a-t-il fini à regret.
— Haha, tu vas bien avec Kdjai.

Tu as émis un soupir silencieux, t’abstenant de recruter les deux jacasseurs. Le clan entier s’attachait à suivre les recommandations procréatrices de Vio, semblait-il. Si cet élan valait mieux que son alternative destructrice, l’idéal aurait été qu’on en parle loin de tes oreilles saturées.

1 « Grand Dai ».

2 « Qui Réjouit ».

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