La Sève rouge
Deux essoan se sont écoulés en paix, hormis les cauchemars qui t’assaillaient avec une régularité croissante. En paix ! Du jamais vu sur les terres de Chal, aux alliances sporadiques et temporaires.
Celle-ci durait, contre toute attente, contre tout instinct. Était-ce l’Entente mythique dont avait rêvé Carunae ?
L’inaction agitait les Dai cependant. Quelques escarmouches ont éclaté sans surprendre quiconque, chaque fois écrasées par le reste des clans ou de ta propre main. Depuis l’incident qui avait coûté sa vie à Carunae, tu ne confiais plus tes batailles à personne ; tant pis si d’aucuns te trouvaient déloyale. Les mots perdaient de leur efficacité, et c’était de toute façon de force dont tu jouissais, alors tu leur collais tes poings dans la cervelle jusqu’à y faire entrer un peu de raison.
Leurs promesses assuraient pour l’instant la fidélité hésitante de Rokian. Frreshie, Boꜵr et Tick étaient, eux, retenus par la poignée de Yudællan de leurs clans. Un autre facteur les motivait néanmoins.
— Je préfère être du côté des koxjin que me battre contre eux.
Les dissidents avaient parfois l’impression qu’une poigne de fer surnaturelle les maintenait de force dans l’alliance. Et les Dai n’aiment pas se sentir inhibés. Mais comme le disent les vivants, kyudæl aksharn. Les morts ne sont pas libres.
— Tch. Quand je pense que Caei trouvait qu’Orla était pas réglo.
— C’est quand même dingue que l’Apræncal et la demi-Riao aient tenu tête à une koxji.
— Elle était gosse, moi aussi j’aurais pu.
— Elle avait encore deux bras.
— Paraît qu’elle s’est retenue contre l’akci blanche.
— De toute façon elle a rien fait pour obtenir sa force. Elle avait même pas besoin d’aller chez l’Apræncal pour nous humilier alors qu’on a passé notre vie à se forger sur les champs de bataille. Faut juste avoir l’âme ancienne.
— C’est le jeu. Parfois un clan a un koxji et c’est tout. Je vous entends pas vous plaindre quand c’est le tour du vôtre.
La soif de destruction ne motive pas les clans, pour la plupart. La guerre leur est seulement familière. Les nôtres aiment se battre, c’est tout. Ce jeu dans lequel ils brillent, pour lequel ils ont tant sacrifié. Des clans entiers ont déjà sombré pour de bon, annihilés et oubliés même des annales. Sans conflits, les Dai perdent leur identité.
Leur insatisfaction montait en puissance. Tu caressais l’idée de tout arrêter, de les laisser s’affronter jusqu’à ce qu’aucun clan ne subsiste, comme leur nature le commande.
— Il faut juste qu’ils puissent se battre sans se tuer, a souligné Niashæl.
Tu n’as pas daigné répondre. À moins de les rendre invincibles, c’était un problème sans solution.
— Comme au dôme de Lyoonëi.
Tu as levé un sourcil. Elle l’a pris comme une question.
— Ils en sont déjà capables. Ils savent bien se retenir quand il s’agit d’entraîner les petits.
— Qu’est-ce que tu proposes ?
— Rien de très tangible pour l’instant, mais je me disais qu’on pourrait organiser des sortes de… sélections.
— Comme les luttes, du coup, mais à l’échelle de Chal.
— Voilà.
Tu t’es frotté le menton. Ça pouvait marcher. Toujours mieux que de compter les jours jusqu’à l’éclatement de l’alliance. Elle s’est penchée.
— Pourquoi pas dans la Plaine pour éviter les bêtes du cœur de la forêt ? Et interdiction de se tuer. Dès qu’on est immobilisé, on fait le mort et on attend.
Tu as levé les deux sourcils. Elle y avait beaucoup réfléchi.
— Y’aura pas de clans à assiéger, as-tu fait remarquer.
— Bah ! Ils peuvent toujours construire des forts dans la Plaine si ça les chante.
— Non, c’est bien. C’est de subir une bataille dans son propre clan, chez soi, qu’on aime pas trop.
Tu as plissé le front, plongée dans la réflexion.
— Je pense que ça peut marcher.
Une histoire avait donné l’idée à Niashæl, dans laquelle des souverains d’antan se mesuraient par l’intermédiaire de fantasmes insensibles et invulnérables : comme des pions de sarejhi.
Les clans ont perfectionné sa vision en s’équipant d’armes de bois, bientôt enduites de sève colorée afin de s’assurer qu’aucun des tombés ne profite du désordre pour se relever. Les rencontres avaient lieu chaque nouvelle saison, puis à deux, trois et cinq fois le rythme originel. Les Dai venaient observer, apprendre et, peut-être surtout, se divertir. L’entreprise manquait certes de véritables périls, mais qu’y pouvait-on ?
Le spectacle de soldats couverts de peinture, brandissant l’équivalent de jouets lors de discours dramatiques au moment de leur prétendu trépas, te faisait sourire. Eux-mêmes hésitaient entre le sérieux et la parodie, amplifiant le joyeux foutoir qui est la spécialité de notre peuple. Même Kwashil, pour la première fois depuis des éons, participait aux batailles, ébahissant des enfants qui aspiraient à rejoindre les guerriers intouchables.
Le riyaw de Yudælla s’y essayait aussi. Grondé une fois par Kaedꜵr pour avoir sorti les crocs, il s’immisçait dans les jeux, coursant toutes les équipes sans discrimination. Il n’exemptait jamais que Kaedꜵr, lequel lui grattait le menton après chaque rencontre.
L’audace d’une femelle meikæs avait persuadé Yudælla de l’épargner, à quelques voix près qui craignaient d’accueillir bientôt toute la forêt (« Et puis quoi encore ? Après ce seront les pꜵpiksin ! »). Elle n’accompagnait pas le clan sur la plaine, préférant surveiller son territoire. Lorsque les Yudællan rentraient, elle leur montrait fièrement sa portée qui grandissait à toute allure.
Avant les batailles des adultes, il devenait courant de laisser des groupes d’enfants s’affronter, à clans mélangés par manque de jeunes guerriers. Seul Yudælla, jusque alors, avait pu se targuer de son armée multiraciale. Mais les autres n’ont pas tardé à reconnaître les avantages du peuple ailé, du peuple rapide, du peuple uni, du petit peuple, du peuple agile, du peuple fort et du peuple cuirassé. Des groupes se sont sitôt détachés de leurs clans pour défendre la valeur d’un amalgame qui n’aurait jamais dû exister. L’alliance vantait actuellement la vivacité du Kwashil Apshail, la robustesse de la Boꜵr Lyꜵn, l’ingéniosité de la Frreshie Gokratlenye et la dextérité du Rokian Vaævey, tous de la même armée.
Comme d’autres, tu t’es laissé croire que l’Entente avait abouti. Le fantasme de plusieurs vies, la mission de mains koxjin, l’achèvement de toutes ces épreuves : réalisé grâce à des jouets.
Niashæl n’était pas peu fière, et à raison.
Une telle réussite a déterré une compassion enfouie envers Baraghi. Il avait détruit ton enfance, mais avait aussi induit une paix autrefois inatteignable. Si le présent était né de la douleur d’une jeune akci comme les Dai vivent du corps des défunts... alors soit. Qu’il sourde du bon de ces souvenirs ensevelis.
Tu avais rêvé de vengeance envers un mort. Tu as réalisé ne plus être cette personne. Il ne te restait rien à prouver, et l’ancien Naræs n’était plus qu’une ombre lointaine. Peut-être avais-tu même été à blâmer. Après tout, tu n’étais pas née akci par la faute de Baraghi ; rien ne servait d’accuser un défunt, ni de traîner derrière soi une revanche creuse.
Aussi grave soit le crime de ta naissance, tu pensais l’avoir enfin expié.
Rɪᴇɴ ᴅᴇ ᴛᴏᴜᴛ ᴄ̧ᴀ ɴ’ᴀ ᴇᴜ ᴅ’ɪᴍᴘᴏʀᴛᴀɴᴄᴇ.
Vraiment ? Cette génération entière se souviendra d’un temps sans ennemis, où leurs proches partis en guerre revenaient sans faute, où on lavait le liquide rouge qui les couvrait sans allumer de feu funéraire. Même quand nous quitterons ce monde, les histoires resteront. Les Dai sauront pour toujours que la paix est possible.
Jᴇ ɴᴇ ᴍᴇ sᴜɪs ᴘᴀs ʙᴀᴛᴛᴜᴇ ᴘᴏᴜʀ ᴅᴇs ʜɪsᴛᴏɪʀᴇs.
Tu devrais. Les histoires sont tout ce qui subsistera.
À ᴏ̨ᴜɪ ? Aᴘʀᴇ̀s ᴏ̨ᴜᴏɪ ? Mᴇ̂ᴍᴇ sɪ ᴛᴜ ᴅɪsᴀɪs ᴠʀᴀɪ, ᴜɴ ᴊᴏᴜʀ, ʟᴇ ᴅᴇʀɴɪᴇʀ ᴄᴏɴᴛᴇᴜʀ s’ᴇ́ᴛᴇɪɴᴅʀᴀ ᴀᴠᴇᴄ sᴇs ʜɪsᴛᴏɪʀᴇs, sᴀɴs ᴀᴜᴅɪᴛᴏɪʀᴇ, sᴇᴜʟ sᴏᴜs ʟᴇ ᴘᴏɪᴅs ᴅᴜ ᴠᴀsᴛᴇ ɴᴇ́ᴀɴᴛ.
…
Continuons plutôt.
Un pacik t’a tapoté la main alors que tu aidais à monter le fort du levant. Tu lui as donné sa juste subsistance puis déroulé un message de Nyemëlls.
Caei,
Puis-je espérer te revoir en notre Cité ? J’hésite à t’imposer ma présence à Riao, d’autant que mon emploi du temps me permet peu d’escapades.
De grands changements soufflent sur les terres de Chal. Un petit oiseau a chuchoté à ëlla-Sooyolane qu’il fallait vous remercier, ta fine équipe et toi, d’avoir pacifié les Dhaemon. Pas de festival en ton honneur, je le crains : les Llëmnoa n’ont que faire de ce qu’il se trame au-delà des murs. Je crois savoir, en revanche, que tu as déjà reçu les louanges sincères d’ëlla-Lyoonëi. À mon tour, maintenant : félicitations, chère sœur.
Fièrement, Nyemëlls.
À peine ta lecture achevée, les clameurs d’un groupe venu de la direction du clan Frreshie ont résonné.
— ’Gardez ce qu’on a chopé au bord de Chal ! a joyeusement crié Braan.
Il tirait des cordes attachées aux cous de Yu. D’autres Frreshien le suivaient avec un chargement similaire.
— Y pensaient « voir un coup », passe que « les histoires de démons ç’peut pas êt’ vrai ’vec une belle forêt co’ ça », haha ! Z’avez vu main’nant, hein ?
Les Yu recroquevillés tremblaient et sursautaient au moindre bruit. Les enfants curieux se sont approchés de l’espèce inconnue pour renifler les prisonniers mortifiés. Tu as rangé la lettre dans ton kælm et t’es avancée d’un pas agacé.
— Vous essayez de nous énerver, Yudælla et moi ?
— Gentil, Naræs ! est intervenue Furka. On emmène des cadeaux ! Faire des amis ! Renforcer l’alliance !
Tu t’es demandé qui voudrait bien de fragiles Yu pour esclaves, dont seuls les plus désespérés approchent nos terres. Ceux-ci n’échappaient pas à la règle : affamés et affaiblis, tu leur donnais un cycle d’Essea tout au plus ; ceux que Frreshie garderait pour soi, encore moins.
À vrai dire, leur sort t’indifférait. Ils seraient morts sous peu de toute manière et tu ne comptais pas t’attirer les foudres de Frreshie.
— Tant que ça vous retient d’asservir des Dai.
Les Frreshien l’ont pris pour une approbation.
Les Yu ont été distribués aux huit clans et reçus avec gratitude ou confusion. Ceux que tu as emmenés malgré toi à Riao ne comprenaient pas un mot de dai ; leur yu différait assez de celui que vous connaissiez pour empêcher un dialogue beaucoup plus évolué que de pointer du doigt.
Ils voyaient des Dai pour la première fois, semblait-il, et vivaient une terreur constante. L’un d’eux portait des coquillages au cou, que Coean a étudiés avec curiosité. Son sourire acéré les affolait.
— J’ai entendu parler de ces trucs ! Ça pousse dans un graaaaand étang.
Le Yu a offert son collier à l’enfant monstrueux dans l’espoir de l’éloigner. Coean a toutefois continué de trotter à ses côtés, examinant les objets mystérieux.
— Normalement il y a des fruits dedans, par contre.
Sa déception n’a pas manqué d’inquiéter son donateur.
— Ils sont tous maigres, s’est moqué Polli. Tu penses bien qu’ils les ont mangés depuis longtemps.
Coean s’est assombri et a marché en retrait. Tu as claqué des doigts, lui faisant signe de ne pas s’éloigner s’il ne voulait pas que des animaux ou des exilés le dévorent.
— Ou un shaaf ! lui a dit Cara avec un rire perfide.
— Un shaaf ?
Le nom n’inquiétait pas Coean, faute de le connaître. Cara a imité des grognements à mi-chemin entre ceux du fsaar et du meikæs.
— « Ses ombres sont toujours au nombre de trois. Seul le sang d’un enfant le rassasie… »
Elle a continué les bruits supposés de la bête sans effrayer Coean. Déçue, elle lui a sauté dessus sans prévenir, ce qui n’a pas manqué de le faire tressaillir.
— Ha ha ha ! Encore une victoire écrasante ! J’ai oublié la suite.
— Quelque chose à propos de son estomac, s’est souvenu Yaꜵn.
— Il porte les morts que personne mange dans son estomac et ils finissent par faire partie de lui, as-tu dit. Je crois qu’il y a aussi une histoire de guérison… Il peut soigner les difformités, mais elles réapparaissent s’il meurt ?
— Il existe vraiment...?
Le ton inquiet de Coean t’a fait rire, mais tu l’as aussitôt regretté. S’il fallait croire aux koxjin, pourquoi pas aux shaafn ? Coean s’était renfrogné et refusait d’ouvrir la bouche jusqu’à votre retour au clan. Là, l’effroi des Yu s’est intensifié.
Ils ont pénétré dans le repaire d’une horde de démons, plus grande qu’aucune de leurs tribus. Partout saillaient les crocs et les griffes des géants capables de les soulever, et de les tuer, d’une seule main. Tous armés, même leur monstrueuse progéniture. Ils les suivaient de leurs yeux prédateurs, salivants sans doute de leur proche repas.
Le pire de tous les a paralysés de peur. Dans son antre sombre, éclairé par des braises infernales, un démon aux iris cerclés de noir et aux oreilles de loup, aux cheveux d’un vieillard mais aux traits juvéniles, frappait du métal en feu comme on réprimanderait un enfant turbulent.
Du métal. En feu.
Les flammes dansaient devant son visage indifférent. Les cris de douleurs de l’acier tourmenté jaillissaient en étincelles chaque fois qu’il écrasait son marteau gigantesque. Ses griffes ont arraché un chant d’agonie à une épée nouvellement forgée. Une arme en blessait une autre. Il a remarqué leur groupe, se fendant d’un sourire carnassier.
À ses côtés, des monstres aux pupilles verticales les surveillaient avidement. La démone aux yeux jaunes qui les avait tirés jusque dans cet enfer a souri, révélant de longs crocs, blancs et assassins. Ils allaient tous se faire dévorer. Leur doyen priait chaque jour Atila depuis qu’ils avaient atteint ces terres maudites, mais le dieu se riait de lui. Seul un sacrifice les sauverait désormais, un don de vie au frère affamé de leur seigneur. Le cœur lourd, l’aïeul s’est emparé d’un couteau ; il a répandu le sang de son premier né pour assurer la survie de la tribu.
— Qu’est-ce qu’il fout ? s’est enquit Royan.
Tu as soupiré et repris son couteau au Yu.
— Peut-être qu’ils peuvent pas se saquer. Ils ont d’autres problèmes si tu veux mon avis, mais bon.
— C’est des Yu, faut pas trop en demander.
— Bon, ben… Je vais mettre le raide sur le feu, a proposé Meeroa.
Le Yu endeuillé, le visage noyé de larmes, a suivi des yeux la carcasse que portait la démone. Il s’est agenouillé, a ramassé la terre tâchée de sang qu’il s’est étalée sur le torse et a scandé un long charabia.
— Il serait bien toqué celui-là, non ?
— Vaut mieux le séparer des autres.
Caliar n’a pas attendu davantage pour escorter le filicide dans une masure isolée.
— Ils parlent même pas yu, tes Yu, s’est plaint Araya. Qu’est-ce que Frreshie veut qu’on en foute ?
— Je sais pas. Pointe des trucs du doigt, ils finiront bien par comprendre.
— Autant le faire nous-mêmes, a insisté Apmos. C’est plus rapide.
— Pis ils sont déjà à moitié morts.
— Me regardez pas, j’ai juste pas voulu froisser Frreshie, moi.
— Encore un coup de ta diplomatie légendaire, a dit Royan avec un sourire amusé.
Un Yu a profité de votre inattention pour subtiliser l’épée et, bras tendus pour atteindre sa cible, frapper Araya sur le crâne. Le Yu était surpris, autant par le curieux « conk » du choc que par l’apparente impassibilité du Riao. Araya a émis un soupir irrité et s’est tourné vers le Yu épouvanté, qui a entrepris de lui tailler le flanc sans plus de succès. Araya s’est frotté le crâne, baissant des yeux agacés sur le fautif.
— Ça pose un problème à quelqu’un si je bute celui-là ?
Les Dai présents lui ont fait signe qu’oomera ; Araya a donc achevé l’importun en plongeant ses griffes dans sa gorge. Énervé, il a arraché la trachée devant les derniers membres de la petite tribu, qui se sont aplatis au sol pour plaider de leurs syllabes incohérentes, inondant la terre de larmes.
— Vos gueules, a grondé Araya en yu, sans effet.
Le Riao a agité la main pour retirer l’excès de sang.
— Ils comprennent même pas ça, fait chier. Elle commence à me gaver, l’alliance avec Frreshie.

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