Karezial
Les Yu me troublent. Ils nous ressemblent plus que je ne l’aurais cru. Ils souffrent, saignent, rêvent et espèrent. Ils désirent, aussi. Parfois l’interdit.
La tribu n’avait pas osé s’en prendre à moi, craignant que je ne les tue, les maudisse ou que sais-je. En revanche, ils n’avaient montré aucune hésitation à abattre l’un des leurs. Un meurtre pressé, ritualiste sans doute ; presque euphorique.
Je suis resté là, replié sur moi-même comme un enfant mort-né, spectateur forcé d’un supplice que j’avais engendré sans le savoir.
J’ignorais que c’était un crime chez les Yu. J’aurais renoncé à Shidjaovesh, si je l’avais su. Il aurait survécu.
Je ne sais pas où j’en suis, où nous en sommes. Cette belle personne était un Yu, mais sa tribu l’a puni pour m’avoir aimé. Sont-ils donc nos égaux, ou sont-ils moindres ?
Oɴ ʟ’ᴀ ᴘᴜɴɪ ᴘᴏᴜʀ ᴄᴇ ᴏ̨ᴜ’ɪʟ ᴇ́ᴛᴀɪᴛ. Cᴏᴍᴍᴇ ʟᴇs Dᴀɪ ᴇᴛ Æʟᴠɴ ᴘᴜɴɪssᴇɴᴛ ʟᴇs ᴀᴋᴄɪɴ ᴘᴏᴜʀ ᴄᴇ ᴏ̨ᴜ’ɪʟs sᴏɴᴛ. Nᴏᴜs sᴏᴍᴍᴇs ᴛᴏᴜs ᴍᴏɪɴᴅʀᴇs.
Même toi ?
Tᴏᴜᴛᴇ ʟᴀ ᴅᴏᴜʟᴇᴜʀ ᴏ̨ᴜᴇ ᴊ’ᴀɪ sᴇᴍᴇ́ᴇ… Iʟ ᴍᴇ ʀᴇsᴛᴇ ᴜɴ ᴛʀᴇ̀s ʟᴏɴɢ ᴄʜᴇᴍɪɴ ᴀᴠᴀɴᴛ ᴅᴇ ɴᴇ ᴘʟᴜs ᴇ̂ᴛʀᴇ ᴍᴏɪɴᴅʀᴇ.
Qu’en est-il, alors, du reste d’entre nous...
— Tu sais comment on dit « altruisme » en yu ? m’a demandé Cokra qui espérait me sortir de ma torpeur.
— Non…
À cet instant, même ma maîtrise de la langue dai chancelait.
— « Yumanité ». La bonne blague.
Mon esprit embrumé requerait un moment pour comprendre.
— Oh.
Je venais de voir ce qu’il s’était déroulé du côté du campement.
Les Yu croient que le caractère, l’identité, la personnalité et tout ce qui constitue un individu se trouve dans son sang, nous a plus tard expliqué Haölillyo. Quand un Yu commet un crime, toute sa famille – ascendants, descendants, frères et sœurs –, sont punis eux aussi.
Des pierres tachées de rouge avaient été abandonnées auprès des corps lapidés.
J’ai entendu Cokra grogner. Pauvres pierres, a-t-elle pensé. Elles voulaient protéger, pas se mettre en travers d’un même clan.
Et c’était de ma faute.
— Il…
Mais je ne pouvais pas parler. Je ne pouvais pas dire l’indicible, ce crime pour lequel on enlevait, aux sang-mêlé et à leurs auteurs, leur vie ou leur volonté de vivre.
— Il était avec moi, ai-je soufflé à défaut de pouvoir l’admettre.
— Je sais. J’ai vu.
— Avec moi.
Cokra s’est révulsée. Elle n’a rien trouvé à dire et évitait mon regard, égarée dans des méandres moraux. Enfin, elle a soupiré. Réduite à voyager aux côtés d’Ælvn et de Yu, elle n’avait plus de gloire à perdre à accompagner leurs amants aussi.
— Eh. Ç’aurait dû être à ton clan de te punir. Eux, a-t-elle fait en pointant les corps entassés, ils devraient se sentir honorés qu’un Dai s’abaisse à leur niveau pathétique.
— Ce n’était pas parce que je suis Dai, ai-je dit en secouant la tête. Ils l’ont tué parce que je suis mâle.
Cokra m’a forcé à me relever.
— Tu sais quoi ? Je commençai vaguement à capter, mais c’est reparti. On peut même pas vous reprocher d’avoir essayé de pondre des akcin.
J’ai serré les dents.
La mère de Shidjaovesh s’était montrée plus indulgente envers lui et l’avait mis en garde : les Dai sont volages et capricieux, l’avait-elle averti, même les Kwashil.
Mais ses pensées persistaient à se tourner vers les cieux où je volais.
Une Yu et un Kwashil s’aimaient, lui avait-elle raconté, mais le Kwashil lui préférait toujours le firmament. Ils vécurent heureux un temps mais, lorsque son clan partit habiter les nuages, l’Aigle abandonna son amante yu. Elle pria les dieux de lui apprendre à voler. Elle les pria des jours durant, des années durant, prostrée et immobile, par tempête comme sous la chaleur ardente. Et les dieux s’émurent. « Vole », lui dirent-ils en lui façonnant des ailes de vent. Elle les remercia en pleurant des larmes de bonheur, puis s’envola vers les nuages où vivait son bien-aimé. Quand il la vit, il n’y avait plus guère d’amour sur son visage : seulement de la surprise. Il demeurait amical en lui montrant son clan, pour lequel il brûlait d’une passion qu’il n’avait jamais eue pour elle. Il restait courtois en lui présentant ses enfants nés de sa compagne kwashil. Sans pourtant la toucher, le Dai lui fit saigner le cœur de ses serres cruelles. Elle avait été prestement oubliée ; elle n’avait sans doute jamais beaucoup compté.
— C’est pour cela, avait dit la mère de Shidjaovesh, que nous ne faisons pas même confiance aux gentils Kashi, qui ne sont jamais que des Feshe à plumes. Parce qu’ils restent Damo et que leur clan aussi passe toujours avant nous, comme devant le monde entier.
Ma daimonité n’avait pourtant pas détruit Shidjaovesh, mais sa propre tribu, son propre peuple. Les tribus ne sont pas des clans, vois-tu. On peut en avoir le sang et rester un intrus. Comme Shidjaovesh. Comme Toca. Comme toutes ces femelles qui n’osent parler, rabrouées lorsqu’elles se risquent à agir comme du vivant.
Si Shidjaovesh avait cru ses mots, s’il avait partagé l’étroitesse d’esprit des siens, lui et sa famille seraient encore en vie. Voilà ce qui pousse de l’autre côté des monts Kwashil.
Haölillyo regardait la foule de haut, l’air désapprobateur voire indigné, la manche sur le nez pour étouffer la senteur ferreuse des morts.
— À errer dans le désert des éons durant… vos dieux auraient pu vous pardonner, depuis.
— Blasphème ! a crié un Yu aux mains toujours salies du sang des siens.
— Sauf que vous persistez à alourdir vos crimes.
— Blasphème ! Blasphème ! Blasphème !
L’Ælv a soupiré, puis toussé lorsqu’il a de nouveau inspiré l’air vicié.
— Partons, nous a-t-il dit.

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