Mauvais augure

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Nyemëlls a cessé de se triturer les oreilles lorsqu’il s’en est rendu compte, mais ses ongles ont aussitôt rejoint sa bouche.

— Stressé ? lui a demandé Lyoonëi.

Il a secoué la tête. Il n’était pas venu parler de son état d’esprit.

— Une attaque est imminente et la Cité l’attend passivement.

— Caei veut attaquer ?

— Elle ne peut pas retenir les Dhaemon pour toujours.

Il a exhalé un soupir anxieux.

— J’ai servi la Cité au mieux et personne ne m’écoute… Nous courons un grand danger, mais je n’ai aucun soutien parmi les Llëmnoa. Et de toute évidence, j’ai perdu ma crédibilité auprès d’ëlla-Chal.

Lyoonëi l’a étudié de ses yeux de jade.

— Je pense que l’union dhaemon, si tant est qu’elle existe, s’écroulera avant qu’ils n’agressent la Cité. Mais il serait stupide de prendre un risque.

— N’est-ce pas ?!

Il s’est retenu de commenter que si Lyoonëi faisait cohabiter des Dai de tous clans, il n’était pas insensé que tu y parviennes également.

Elle a mis ses affaires en ordre et confié les entraînements à ses recrues. Arrivée au dôme de Chal, elle n’a pas eu à attendre pour obtenir une audience. Nyemëlls a patienté à l’extérieur de la salle du trône, soucieux de ne pas imprégner Lyoonëi de sa défaveur.

Quand l’Apræncal est enfin ressortie, le sang-mêlé s’était saigné les oreilles et rongé les ongles. Elle ne lui a adressé qu’un regard défait. Nyemëlls s’est pris la tête dans les mains, soufflant pour évacuer la tension.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle est déçue que j’aie rejoint les rangs des paranoïaques, surtout au moment où son règne court de vrais risques.

— Les Dhaemon sont un vrai risque !

— Elle… en doute, c’est tout. Peu importe, mon dôme protégera la Cité.

— Je ne mets pas en cause les capacités de tes disciples, mais je m’étonnerais de les voir protéger des Ëlvessei contre leurs clans.

Nyemëlls s’est forcé de laisser son oreille en paix.

— Elle se soucie autant du conseil des citoyens ? Ils ne lui feront rien : ce sont des parleurs, pas des acteurs. Comme les Llëmnoa, visiblement.

Lyoonëi a penché la tête de côté.

— Son inquiétude est justifiée.

Nyemëlls s’est raclé la gorge. Son esprit n’avait de place que pour une préoccupation majeure à la fois. Le conseil citoyen avait toujours joui d’une influence mineure, satisfait d’aborder les questions indignes du temps des Llëmnoa. Récemment, toutefois, il s’était mis en tête d’avoir des opinions politiques. Sooyolane, irritée que ses sujets se mêlent d’enjeux d’état, avait pris le parti de les ignorer jusqu’à ce qu’ils se fatiguent du travail des Llëmnoa. Étrangement, ce plan d’inaction n’avait eu aucun effet. Le conseil citoyen a acté des arrêtés qu’il n’avait aucune légitimité à proposer.

Ëidhae siégeait parmi cette assemblée. Elle n’avait pas dû apprécier qu’on la traite d’amante de Dhaemon dont elle ne recevait même plus l’affection, et votait pour des lois isolationnistes. Comme pour prouver s’être distancée de son passé. Sooyolane et les Llëmnoa, tant par provocation que pour se prêter à leur jeu, ont approuvé les décrets qui fermaient la Cité aux étrangers. Les Kwashil, les réfugiés yu et les aspirants au dôme de l’Apræncal se sont vus refoulés à l’entrée ou sitôt pied à terre.

Cette séance-là avait laissé à Nyemëlls un goût amer en bouche. N’était-on pas en train de dire qu’une moitié de lui n’était plus la bienvenue dans la Cité où il avait grandi ? Déchiré, il t’envoyait des missives inquiètes : la dernière forme de communication avec l’extérieur que les conseils n’auraient su interdire. Il lisait tes réponses furieuses la gorge serrée, regrettant d’avoir chatouillé le meikæs.

Son message précédent t’apprenait que le conseil des citoyens avait lancé un coup d’État et renforçait ses mesures contre les Dai de la Cité : les recrues de Lyoonëi et les sang-mêlé.

Sooyolane fulminait qu’on lui vole son trône, son dû.

Et Nyemëlls se taisait quant à son propre sort.

Tu as jeté la lettre au feu et frappé du poing. Tout ce temps passé à rediriger l’énergie des Dai dans des jeux et contre des ennemis factices pour protéger une Cité qui s’en prenait à ta chair.

Fallait-il intervenir ? Ou ne parviendrais-tu qu’à empirer les choses ?

Tu n’étais pas la seule en contact avec la Cité, as-tu raisonné ; le reste de l’alliance l’apprendrait bien assez vite.

Tu as interrompu l’entraînement des Riaon, occupés à travailler de nouvelles tactiques en cas d’invasion étrangère. L’exercice requérait une forte dose d’imagination pour animer les descriptions rares et anciennes des peuples de l’autre côté du désert.

— Y’a des problèmes au paradis, as-tu dit en agitant un bout de papier quelconque puisque tu avais brûlé l’original.

— Les Ælvn se font encore plus chier que d’habitude ?

— Bizarrement, non. Ils sont même plutôt occupés.

— Hein ? a fait Ahu.

— Genre ils se tapent dessus ?

Tu as hoché la tête.

— Enfin, comme des Ælvn.
— Des baffes métaphoriques, quoi.

Tu as acquiescé sans sourire.

— C’est pour quoi cette fois ?

— Hmm… Ils nous détestent. Donc ça, ça change pas. Et je crois qu’ils ont destitué Chal.

— Comment ça marche, chez eux ? Ils provoquent Chal en duel ?

— Je pense pas… peut-être un débat ?
— Ha ! Je parie qu’ils sont encore vénères que les Yud se soient cassés de leur Cité pourrie.

— Ils s’en sont toujours pas complètement remis, apparemment. Les citoyens veulent pas faire le travail des Yud.

— Et pourquoi ils ont viré Chal ?

— C’était pas écrit… peut-être parce qu’elle est akci ? Ils ont fermé les portes de la Cité, aussi.

Sair tapait du pied.

— Caei, tu sais ce que ça veut dire ?

Tu as secoué la tête. Rien de bon, a priori.

— Ça sent le cramé, non ? a dit Royan.

Sair a tapé une dernière fois du pied.

— Je crois qu’ils s’arment.

— S’armer pour quoi ?

— Ils font comme les clans : repli derrière les murs, ils virent les akcin… sang-mêlé, je veux dire, et puis ils attaquent.

Les Riaon ont ri, mais pas toi.

— Ils sortiraient pas de leur Cité adorée.
— Ils ont pas besoin de sortir longtemps, ils ont des sh’shël.

— Et ils se fichent du franc-jeu. Ils attaqueront à distance.

— Peut-être même depuis la Cité.

— Faudrait une sacrée catapulte.

Sair a haussé les épaules.

— Ils ont plein de fyëw.

Les Riaon ont tordu la bouche. Tu devinais où leurs réflexions les mèneraient.

— Attaque préventive, a conclu Sair.

Tu as baissé les yeux.

— C’est des suppositions, tout ça.

— Tu veux les laisser virer les ak… les demis ?

— On est même pas sûrs de ce qu’ils font vraiment.

Mais ça ne changerait rien, songeais-tu. Si les Riaon avaient atteint cette conclusion, les autres clans aussi.

— On pourrait leur piquer plein de fyëw en plus.

Kalan n’était jamais la dernière à renifler les opportunités.

Tu as senti une main sur ton épaule et t’es raidie le temps de reconnaître celle de Royan.

— Ils l’auraient découvert d’une façon ou d’une autre, t’a-t-il dit.

Tu as sondé les visages extatiques qui t’entouraient. Insouciants du dilemme de leur Naræs. Seul Royan te connaissait suffisamment.

— Je fais quoi ? as-tu demandé d’un souffle.

Le Rokian s’est attristé.

— Ils avaient l’air plutôt motivés pour repousser une invasion… Ça vaut peut-être le coup de les faire continuer sur cette voie ?

— C’était jamais que temporaire. Ils préféreront toujours une bataille immédiate à un ennemi hypothétique.

Il s’est encore assombri.

— On essaie quand même ! a-t-il annoncé avec un optimisme renouvelé.

Sa candeur t’a arraché un sourire.

— Je te suis.

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