Du sang de tous côtés
Des Aigirn curieux ont sorti la tête de la Rivière.
— Hé les gars, vous voulez venir avec nous ? leur a demandé Furka.
Ils ont parcouru des yeux votre cohorte, perplexes, puis replongé vers les fonds.
Seul un nuage de terreurs volantes manquait à ce paysage panclanique. Kwashil n’avait pas souhaité attaquer la Cité, ni n’avait jugé utile de l’avertir.
Au terme du dernier tiers de nuit, l’obscurité masquait encore les agresseurs qui escaladaient le mur d’enceinte et égorgeaient les sentinelles en silence. Des ombres létales éteignaient les vies et les fyëw, ouvrant les portes immenses à une masse indistincte. Des alarmes retentissaient futilement, sans plus personne pour les entendre. La nouvelle ne s’ébruiterait qu’à la vitesse de la course, portée par les deux rescapés.
Vainassi sentait ses poumons s’enflammer, mais n’osait ni s’arrêter, ni ralentir, ni se retourner.
Tes yeux las se sont posés sur cette Cité que tu n’avais pas protégée, que tu n’avais jamais vengée de son premier meurtrier. Il l’assaillait de nouveau, armé du même poignard orné qui avait volé la vie de l’Ælv dont le nom t’échappait.
Une partie de l’alliance est accourue au dôme de Lyoonëi pour y recruter ses disciples. Le reste a avancé droit sur les habitations et le dôme de Chal. Parmi eux, Saæl et d’autres enfants chargeaient la terre qui les avait vus naître.
D’esclaves à conquérants.
Tu ne ressentais ni fierté ni allégresse. Tu déglutissais la bile qui te griffait la gorge. Ni toi ni les tiens n’appreniez jamais.
— Où est-ce que Riao ferait le moins de dégâts ? as-tu demandé à Royan.
— Le bois côté levant, sûrement ? C’était toujours mort, par là. Paraît qu’ils ont une planque de fyëw aussi.
— Tu sais quoi faire.
— Cherchez les bois là-bas, a-t-il commandé aux Riaon.
À moins que des réfugiés s’y soient cachés, as-tu songé trop tard. Niashæl et ses idéaux vous avaient devancés, après tout. Elle aurait prévenu les Ælvn de votre arrivée.
Les Riaon n’ont pas tous obéi à Royan, quoi qu’il en soit. Tu as réitéré l’ordre sans conviction. Les Dai se montrent aussi indociles que le vent. L’autorité des autres Naræsn n’était pas moins faillible : leurs troupes ne les suivaient que parce qu’ils marchaient à l’avant.
— Je vais avec le gros de l’armée, je vous confie à Royan, as-tu dit aux Riaon. Votre priorité, c’est de trouver des fyëw.
— Je croyais qu’on était venus buter de l’Oreilles Froides ?
— Vous imaginez quand même pas que les fyëw seront sans protection ? Faites ce que vous voulez avec les Ælvn que vous croiserez.
Ton cœur inquiet battait à t’en rompre les os. Les Riaon n’y ont pas prêté attention.
— Ça prendra pas un cycle de Sanash (1) !
— Vous faites pas tuer, a tout de même conseillé Royan.
— T’as pas d’ordres à me donner !
Il a cligné des yeux, laissant l’entêté réaliser son erreur.
Sur le point de t’éloigner du clan pour rejoindre le bataillon principal, espérant dissuader ses instincts les plus sauvages, tu as croisé le regard du loup, triste à éplorer les cieux. Heureusement pour les Riaon, la pluie s’est retenue malgré tout.
— Je pensais que j’irais avec toi.
— Tu voulais stratégiser, non ?
Il t’a observée un instant, comme pour graver ton visage, ta voix et ton odeur dans sa mémoire. Comme s’il pouvait jamais t’oublier.
— Viens nous retrouver dès que t’as fini.
Tu as acquiescé puis t’es élancée à la tête des assaillants gaiement partis massacrer. Royan et les Riaon ont marché dans la direction opposée.
— Je veux vraiment pas qu’elle disparaisse… a confié Royan à personne en particulier.
— C’est une koxji, lui a rappelé Utan-Uka. Elle s’en sortira sans problème. Soucie-toi plutôt de nous.
Le jeune loup se mordait les joues.
— C’est débile, je sais. J’ai juste… une impression.
Il a secoué la tête, espérant en dégager la sensation désagréable.
— Je suis qu’un koxaso. Je pourrai rien si quelque chose lui arrive. Elle survivra, mais son âme… on l’a assez blessée comme ça.
C’est la dernière fois que je la vois s’en aller, a-t-il alors décidé. Après ça, on se quitte plus jamais. Ce tovæl-là, c’est pour la vie.
*
Un Ælv opportun a porté son arme à la tête de Vilxas, sans succès autre qu’une légère contusion, un ᴄʟᴀɴɢ décevant et un bras engourdi. Il ne s’était de toute évidence jamais entraîné contre des Dai, ou il aurait visé les parties tendres. Vilxas a coupé court à sa vie.
Tu t’es interposée entre l’alliance et la Cité, invitant les tiens à faire demi-tour maintenant qu’ils avaient démontré leur supériorité. Mais ils n’écoutaient pas.
— Qu’est-ce que tu fous, Caei ? C’est toi qui la voulais, cette attaque, non ?
— T’es plus du côté des Dai, ou quoi ?
— C’est bien le problème, je suis de tous les côtés.
Tu as fermé les yeux tant ta propre remarque t’embarrassait. Kaedꜵr a secoué la tête.
— Tu peux pas. Faut choisir.
— Comme t’as choisi entre Yudælla et Frreshie ? Me la fais pas.
Un même dilemme avait accablé les Yudællan, quelques essoan auparavant. Ils avaient pourtant gardé tous leurs clans et tous leurs tovæln, sans rien sacrifier. En partie grâce à toi, voulais-tu leur rappeler.
— On a quand même abandonné la Cité, t’abuses.
— Ça a l’air de vous peiner, as-tu dit en repoussant un cadavre du pied.
— C’est différent, de toute façon. Yudælla et Rokian, j’ai du sang des deux côtés. J’allais pas…
Zaær s’est arrêté au milieu de sa phrase.
— Oh, a-t-il repris. Et tu es…
Il a émis un lent grondement troublé.
— Alors c’est ça que ressentent les demis ?
Ne sachant lire son cœur, tu n’avais pas de réponse pour lui.
— La Cité, c’est pas ton clan, t’a dit Tum en essuyant le sang de son sabre. T’as pas à t’en faire pour eux.
Elle se méprenait. La Cité n’était qu’un concept abstrait, sans réalité à tes yeux. Elle renfermait cependant des âmes que tu éprouvais du mal à ne pas inclure parmi les tiens.
— Caei, a appelé Taki.
Il était venu attaquer à reculons. Il avait passé sa vie entière à maugréer le dos tourné, te semblait-il.
— J’suis pas du côté de grand monde, a continué le Riao sans but, mais j’peux être du tien, t’sais. Si ça t’arrange.
L’offre inattendue t’a arraché un petit rire qu’il a gracieusement ignoré.
— Arrête le mélodrame. Tu vas me faire chialer.
— Tss, a-t-il fait, faussement froissé. Les koxjin, c’est vraiment pu ce que c’était.
Les soldats ælv ont profité de votre inattention pour vous bombarder avec leurs lanceurs à fyëw. Les salves assommaient les Dai distraits ou malchanceux, transperçaient les joues, crevaient les yeux, déchiquetaient les gorges, éraflaient la peau et trouaient les mains.
Les jeunes n’étaient pas restés suffisamment en retrait, as-tu réalisé. Leur squelette juvénile les protégeait trop peu et les tuniques renforcées de lames de kuxaybi n’empêchaient pas les projectiles de les meurtrir. Leurs os et leur volonté se brisaient sous la pluie métallique.
Jarat, celui qu’on surnommait Tais-Toi, a tremblé avant de s’écrouler ; inerte, vaincu par une petite bille. Tu as accouru vers lui en même temps que les autres enfants de Yudælla, parmi lesquels sa sœur Eliæt et son amie Saæl. Trop tard. Son crâne perforé n’avait pas plus résisté qu’une feuille. Jarat s’était tu pour de bon.
Eliæt n’a pas compris, ou préférait ne pas comprendre. Elle a protégé de son corps celui qui n’avait plus besoin d’elle. Saæl a émis des sanglots plaintifs, impossibles à dissimuler. Ce n’était pas le premier ami qu’elle perdait. C’en était un de trop.
Qu’est-ce que je fous ? J’ai essayé de sauver le mauvais camp.
— Les mômes ! as-tu crié. Ramassez ce qui traîne pour vous abriter, la tête en priorité !
Les gardes tombés ne se serviraient plus de leurs boucliers, à l’évidence. Mais les jeunes, toujours trop fiers, même au risque de leur vie, se refusaient à les utiliser. Les indécis cédaient face à leurs pairs : pas question d’agir en lâches. Ils persistaient à se cacher derrière leurs bras fluets ou à tourner le dos au danger, tête baissée, accueillant les contusions pour peut-être garder la vie.
— Fait chier, sales g… Saæl ! Protège ta tête ! Vous vous rendez vulnérables par pure bêtise, là !
De la lame qui remplaçait ta main, tu as pointé un bouclier. Saæl s’est mordu la lèvre : ce bras-là, tu l’avais laissé là où tu l’avais tendu vers son ami Lorka. Elle a profondément inspiré, envoyé mentalement promener les jeunes Dai, et s’est cachée derrière le pavois d’un garde déchu. Si elle mourait, sa hardiesse ou sa lâcheté importeraient peu et ce bras t’aurait été enlevé sans raison. Son regard fier, les enfants ont dû le voir aussi, puisqu’ils se sont emparé à leur tour des boucliers, casques et cuirasses.
— Kyudaksharn, a justifié l’un d’eux.
Les morts ne sont pas libres.
— Ni braves ! a rugi un autre.
Ton soulagement était réel, quoique de courte durée.
— Allez, les gars ! se sont motivés les Dai adultes. Si on peut même pas battre des Ælvn tous ensemble, autant se laisser clamser !
— Ils trichent de dingue, s’est plaint Arrak.
— Évidemment qu’ils trichent, tu croyais qu’ils respecteraient les règles ?
— Ils attaquent de loin et ils ont des fyëw. C’est ce que les Ælvn font, c’est pas nouveau.
— La bande de farrꜵcn.
Ce peloton dai, composé en majorité de Yudællan, de Tickn et de Boꜵrn, a réduit la distance avec les artilleurs ælv, qu’ils éliminaient tant par vengeance que par plaisir. Taki s’est avancé à la hauteur d’un tireur.
— T’as de beaux yeux.
S’est fendu d’un sourire sardonique.
— J’peux les manger ?
Sans attendre la réponse.
Pour des êtres qui tenaient à leur piédestal, as-tu songé, les Ælvn accueillaient la mort de manière similaire au reste du monde : couverts de leurs propres excréments.
Cahin-caha, mais sans blessures excessives, tu as approché un artilleur à ton tour pour l’attraper par la gorge.
— Vous m’avez fait tuer les miens, as-tu reproché à son espèce.
Il n’a pas répondu. Peut-être n’écoutait-il plus non plus.
— Si je vous tuais tous maintenant, je ferais que restaurer l’équilibre.
Pourtant, ta main te pesait. Ta conscience aussi.
Qu’est-ce que son décès t’apporterait ? Et puis, il était de ton sang, lui aussi… De ton clan élargi.
Tu as relâché ton emprise malgré toi. Il est tombé à terre en toussant mollement. Il respirait, mais a feint la mort. Plus par fatigue qu’ingéniosité. Par faiblesse. Un faux pas fortuit sur sa meilleure chance de survie. Petit veinard.
Celui-là aussi, tu venais de le sauver. Jarat était mort, alors que cet Ælv vivrait.
Tes mains, celle que tu emmenais à la guerre comme celle qui dormait sous le rocher, n’étaient toujours tachées que du sang des Dai.
Injuste.
— Taki, as-tu appelé. Y’a quelques personnes de la Cité que j’aimerais garder en vie si possible. Je pars devant.
Il t’a jaugée de haut en bas, comme si tes mots n’avaient pas de sens.
— T’es tarée, Caei.
Un sourire mutin lui a échappé. Il a haussé des épaules mouchetées de la sève de ses victimes.
— Mais on s’emmerde pas avec les cinglés comme toi.
(1) « Ne prendre qu’un cycle de Salainashra (l’Immuable) » signifie « aussitôt », « sans tarder ».

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