Dôme damné
L’entrée du dôme n’était plus gardée lorsque tu l’as atteinte. Ses immenses portes d’albâtre bâillaient ; des cris confus et étouffés s’en échappaient. Tu t’y es engouffrée, accueillie par des corps dont l’effluve ferreux couvrait l’odeur que tu cherchais. Des Ælvn affolés suivis de Dai montaient quatre à quatre les grands escaliers de marbre. Tu as parcouru les vastes couloirs à pas rapides, tâchant de faire abstraction du sang suffocant ; même alors, trop d’odeurs similaires se disputaient ton attention et brouillaient les pistes. Il était toujours difficile de traquer qui que ce soit dans la Cité, en particulier quand ils s’évertuaient à se trouver partout à la fois, et Nyemëlls restait rarement en place assez longtemps pour laisser une marque ostensible.
Tu as soudain tourné, dérapant presque sur une flaque carmin, lorsque tu as repéré la senteur de Niashæl. Était-elle en sécurité ? Les Ælvn s’étaient-ils retournés contre elle ? Ou les Dai, au demeurant. Tu ne discernais pas son sang, du moins. Elle saurait peut-être où trouver ton frère.
La piste t’a menée au détour d’un couloir pastel, ocellé de sève rouge comme les autres, où Niashæl attendait bras croisés devant une porte fermée. Aucun son n’en sortait, mais tu devinais que des Ælvn s’y étaient réfugiés.
— Tu es venue finir le nettoyage ?
Tu as froncé les sourcils, lâchant du regard la porte offrant une bien moindre protection que la demi-Ælv qui la bloquait.
— Tu me prends pour qui ?
Elle a affiché un air agacé.
— Pour une des brutes qui sont en train de ravager la Cité.
— J’ai tué personne, as-tu dit en serrant les poings.
Elle t’a montré les couloirs vides autour de vous.
— Pas directement. C’est comme ça que tu allèges ta conscience ?
Ta main s’est fermée sur l’épée de Royan, ton cœur enfoncé dans ta poitrine. Voulait-elle se battre ? Mais elle s’est adossée à la porte close, lasse. Tu as relâché l’arme. Niashæl ne se serait pas lancée dans un combat à mort perdu d’avance.
— J’ai tué aucun Ælv, as-tu répété.
— Si tu ne te crois pas au moins partiellement responsable du génocide en cours, tu divagues complètement.
Le ton ferme, elle fuyait ton regard.
— Tu n’abandonnais jamais, avant, a-t-elle continué avec amertume.
— La réalité m’a rattrapée, on dirait.
À quoi jouait-elle ?
— C’était ta plus grande force.
— J’ai pas abandonné, as-tu répondu piquée.
— Alors tu marches sur la terre de ton père de ta propre volition.
Sa voix ne te jugeait pas. Ses mots, toutefois…
— Je cherche une alternative, as-tu justifié.
Niashæl a tourné la tête, au fond du couloir où la paroi transparente laissait voir l’extérieur. Tu as suivi son regard. Une troupe dai et une garnison ælv s’affrontaient en contrebas, des piles de cadavres à leurs pieds. Mur se levait péniblement au-dessus du carnage, réticent à traverser l’horizon. Sans doute aurait-il détourné les yeux, s’il en avait.
— Ton alternative… ça ne marche pas.
— Parce que ta solution, elle a marché ?
Elle a fixé le sol, contrite à son tour. Était-ce de sa faute si les Ælvn ne l’avaient pas écoutée ? Elle s’est si longtemps terrée dans le silence que tu as cru qu’elle ne parlerait plus.
— C’est vraiment de ma faute ? a-t-elle plaintivement interrogé. Je porte la poisse, c’est ça ? Tous ceux que j’ai le malheur de considérer comme ma famille… ils meurent tous.
Elle a frappé la porte du poing, provoquant une exclamation sourde de l’autre côté.
— Hé, je vais bien, moi ! as-tu dit.
Tu t’es demandé trop tard si elle te comptait dans son tovæl. Un sourire fugace a éclairé son visage, avant que ses yeux ne tombent sur ton bras manquant.
— Caei… Les Dai sont en train de fouiller les étages un par un. Ils finiront forcément par nous déloger.
— Tu veux que je leur dise d’arrêter ? Je pense pas qu’ils m’écouteront.
— Je m’en doutais, a-t-elle soufflé. J’ai une autre idée, alors.
Tu as dressé les oreilles. Elle s’est penchée, la voix basse.
— Les appartements de Chal sont bien abrités, non ?
— Mais tous les Dai vont s’y diriger… Sooyolane, c’est la plus grosse proie de la Cité.
Tu t’es mordu la langue, réalisant que ta protégée n’était pas en sécurité.
— Tu n’es plus Nëluuj, a dit Niashæl pour te reconcentrer. Où, alors ?
Tu as réfléchi.
— Nëm m’a emmené au sous-sol, une fois. Il y a des entrepôts à l’air solides. L’élévateur qui y va est petit, par contre. T’as beaucoup de monde derrière ta porte ?
— Une cinquantaine.
— Faudra plusieurs voyages. Ça veut dire garder l’élévateur le temps qu’ils soient tous descendus. En plein dans l’entrée du dôme.
— C’est risqué.
Tu as haussé les épaules.
— Ils peuvent aussi balancer des meubles devant ta porte et attendre que les Dai se cassent.
— C’est ce qu’ils ont fait.
— Sérieux ? Mais qu’est-ce que tu gardes un mur, alors ?
— … Ça va seulement ralentir les Dai.
— C’est pas comme ça qu’ils font la guerre, Nash.
— Ils vont juste laisser les Ælvn ici ?
Tu as fait signe à Niashæl de se déplacer, puis donné un coup de pied dans la porte qui a reculé d’une demi-phalange. Tu as entendu des étouffements surpris.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?!
— Hé, de l’autre côté ! Vous avez encore des trucs à balancer devant l’entrée ? C’est pas assez lourd, là.
Personne n’a répondu.
— Vous pouvez parler, a chuchoté Niashæl.
Une voix hésitante a agréé. Quelque chose a frotté le sol et la porte s’est refermée. Tu as frappé de nouveau : rien n’a bougé, cette fois.
— Bon, mettez tout ce que vous avez sous la main, dans le doute.
Voilà que tu portais secours aux Ælvn. De quel côté te rangeais-tu, en fin de compte ?
Des murmures diligents délibéraient.
— Tu vas les laisser comme ça ?
— Ils sont bien, ici. Les Dai vont sûrement tâter un peu la porte, voir si elle tombe facilement, mais ils auront autre chose à faire. Tu sais, quand deux clans se tapent dessus, le but c’est pas de zigouiller tout ce qui traîne, en général.
— En général. Sauf exceptions. Qui sont déjà arrivées.
— Nan, mais… y’a peu de chance. Ils vont juste montrer qui est le plus fort, récupérer des vivres et des fyëw et puis se casser.
Elle est restée sidérée quelques instants.
— Tu parles de la fin du monde comme du solstice.
— C’est pas la fin du monde.
— Ça l’est pour les Ælvn.
— Faut qu’ils grandissent un peu. Même pas encore foutus de barricader correctement. Ils savent vraiment rien faire seuls, hein !
Tu avais espéré détendre l’atmosphère. Son expression a suffi à te gronder.
— C’est leur première guerre, Caei. Ce sont des enfants sur le champ de bataille.
— Ouais… T’as vu Nëm, sinon ?
Elle a secoué la tête.
— Avec Sooyolane, peut-être.
— Elle est toujours dans ses appartements, tu crois ?
— Aucune idée.
Tu as commencé à t’y rendre, puis remarqué que Niashæl ne te suivait pas.
— Tu viens ?
— Non ! a-t-elle fait outrée. Je garde la porte.
— Ils sont saufs là-dedans. Tu sers plus à rien.
— On n’en sait rien.
— Je connais mieux les Dai que toi, Nash. Ils vont pas se faire chier à enfoncer une porte bloquée par des montagnes de machins alors qu’ils pourraient buter Chal. Par contre, si y’a quelqu’un pour la garder, ça veut dire qu’il y a quelque chose d’intéressant derrière.
Elle s’est aussitôt redressée.
— À tous les coups y’aura tout un tas de larbins flippés et sans défense dans les appartements de Sooyolane, si tu veux jouer les héroïnes.
*
Une bande de Dai arpentait les couloirs de l’étage où résidait Sooyolane. Les corps des gardes et les flaques de sang freinaient votre progression.
— Vous avez trouvé Chal ? leur as-tu demandé.
— Nous, nan. Mais peut-être Koama et son groupe, vu qu’ils sont partis devant.
— Vous savez à quoi elle ressemble ? Son odeur ?
— Non...?
— Alors barrez-vous, je m’en occupe.
Taxnei a froncé les sourcils. Elle a baissé les yeux sur ton brassard de Naræs sans changer d’expression : tu n’étais pas sa Naræs à elle.
— C’est ma proie, as-tu insisté en montrant les crocs, la main sur la poignée de ton épée.
Un Dai à ses côtés a rauqué.
— Viens. Fait pas bon de se mettre en travers des koxjin.
Taxnei a fait la moue mais suivi son compagnon, prise d’un frisson lorsqu’elle t’a dépassée.
— Je voulais tuer un Chal, a-t-elle bougonné.
— Je sais, je sais.
Tu as soupiré de soulagement lorsqu’ils se sont éloignés, puis as humé l’air. Tu tiendrais peut-être l’un de tes serments, au moins. Quoique Sooyolane n’était plus Chal, t’es-tu souvenue : les citoyens l’avaient détrônée.
— Par là, as-tu signalé à Niashæl, remarquant alors ses oreilles plaquées. Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’étais pas sûre que tu joues la comédie, a-t-elle admis avec hésitation.
Tu n’as pas fait l’effort de feindre la surprise.
— T’as plus confiance.
Elle a pincé les lèvres.
— Plus depuis que tu as lancé une armée sur la Cité.
Tu ne l’as pas contredite. Elle avait sans doute raison.
— Peut-être que c’est comme ça : choisir un camp et tuer la partie qu’on rejette, ou les regarder s’entre-dévorer.
Elle a secoué la tête.
— Pourquoi ça doit toujours finir avec des morts, chez les Dai ?
Tu n’as pas répondu. Une odeur macabre venait des chambres des serviteurs. Tu as inspiré et toqué.
— C’est Caei. Attaque pas.
Tu as lentement ouvert la porte, derrière laquelle l’Apræncal, au sol, enserrait la souveraine entourée de corps de Dai. Le reste du groupe de Koama, as-tu supposé. Sooyolane sentait le sang, mais sa mère lui avait déjà administré les premiers soins.
Lyoonëi a béé en te voyant, mais t’ignorait pour le moment.
— Niashæl… J’ai dit aux Llëmnoa que tu ne mentais pas… Je suis désolée de ne pas avoir pu t’aider davantage. Et Caei…
La déception lui brisait la voix.
— … Je n’aurais pas cru… Tu devais protéger, Caei.
— C’est gonflé, de la part d’une machine de guerre planquée en haut de son dôme.
Elle avait les yeux humides. Ses oreilles tressautaient aux cris de ses concitoyens.
— Je ne voulais pas tuer mes pairs… Aucun d’eux. Jamais.
— Alors t’as laissé la mort les prendre. Pas con.
Elle t’a parue nauséeuse.
— Qu’est-il arrivé à mon académie ? À mes disciples ?
Tu as secoué la tête. Son dôme était vraiment sa vie. Les citoyens trépassaient par centaines, et elle n’appréhendait que l’arène en train de se vider, de l’autre côté des bois. Ce même dôme que des citoyens séditieux lui avaient volé.
— Ils ont rejoint leurs clans, Lyoo, tu le sais. Ils seraient fous de refuser.
— Je suppose, a-t-elle dit les yeux baissés sur son enfant. C’est vraiment la fin, alors.
Elle a caressé les cheveux de l’ancienne souveraine ; un geste dont tu ne l’aurais jamais crue capable ; d’un tel naturel qu’à cet instant précis, il t’a paru évident. Lyoonëi était une mère avant tout, as-tu réalisé. Tu l’avais perçue ainsi pendant des cycles, sans jusqu’alors trouver le mot juste.
— C’est mon châtiment pour avoir voulu faire les choses à ma façon, a-t-elle poursuivi.
Pour avoir agi en Dai ? Non, songeas-tu. Pour avoir trop espéré ? Peut-être.
Seuls les Ælvn pensent que tout acte indépendant mérite sanction.
Sooyolane a entrouvert des paupières lourdes. Un mouvement de recul lorsqu’elle t’a aperçue a réveillé sa blessure. Elle était plus pâle que dans tes souvenirs.
— Tu me trahirais aussi ? Encore une fois ?!
Furieuse, elle a essayé de s’extraire de Lyoonëi et grimacé de douleur pour retomber dans les bras maternels. Elle a pointé les cadavres des serviteurs autour de vous.
— Voilà le résultat de tes actions. Voilà ce que tu as fait quand tu as laissé ta joyeuse troupe de meurtriers nous assaillir.
Elle s’est tue pour reprendre son souffle saccadé, t’a fait signe de te baisser afin d’agripper ton col.
— Dire qu’on cherchait en vain l’assassin de la Cité, à l’époque... Elle était devant nous depuis le début !
Non. Non...
— Nous ne méritons pas cela. Nous n’avons jamais participé aux guerres. Nous vous avons même aidés quand les vôtres vous chassaient de vos clans.
— C’est pas… as-tu commencé.
La colère de ses yeux s’était dissipée. Comprenait-elle ? Te pardonnait-elle ? Elle t’a relâchée ; sa main est retombée. Lyoonëi a émis un feulement confus. Tu as réalisé que Sooyolane ne respirait plus.
Lyoonëi a délicatement posé la tête de la monarque pour amorcer un massage cardiaque désespéré. Niashæl n’a pas attendu qu’on lui demande pour la seconder. Tu les as seulement regardées, désorientée.
Niashæl se croyait maudite. L’étais-tu, toi aussi ? Et Lyoonëi ? Le dégoût envers les sang-mêlé viendrait-il de ce que le désastre les suit où qu’ils se rendent ?
Tu es sortie de ta semi-torpeur en clignant des yeux. Lyoonëi fatiguait ; tu as proposé de la relayer. Elle ne t’a même pas entendue. Tu as donc remplacé Niashæl qui, à son expression, jugeait qu’il était trop tard. Les instants se succédaient, et Sooyolane ne revivait pas.
Tu as arrêté tes efforts vains et observé Lyoonëi refuser le trépas de sa fille unique. C’était elle qui vous avait enseigné les premiers secours : elle savait sans conteste l’inutilité de son geste, mais vous avez laissé l’Apræncal l’accepter à son propre rythme.
Tu as considéré la souveraine déchue. Seuls ses yeux et ses oreilles rappelaient vaguement son métissage. Sa pâleur s’était accentuée, l’éloignant encore davantage de ses ancêtres claniques.
Tu t’es passé la main sur le visage et l’y as laissée.
Je t’ai pas défendue. J’ai causé ta mort.
Tu ne ressentais pas, du moins plus, d’attachement particulier envers Sooyolane ; mais tu lui avais un jour promis de la protéger, le même jour où tu avais sérieusement blessé celle qui s’escrimait à ressusciter son cadavre. Cette promesse brisée avait un goût de bile. Tu détruisais tout sur ton passage.
Les secousses rythmiques ont ralenti à mesure que les sanglots gagnaient Lyoonëi. Niashæl lui a pris l’épaule, à défaut de pouvoir soulager son désarroi. Lyoonëi a posé la main sur celle de la tigresse, mais son attention s’est aussitôt portée sur toi :
— Caei ! Est-ce que c’est la volonté des koxjin ?!
Tu as secoué la tête. Tu n’en savais rien de plus que le reste du monde, mais les jeunes âmes tendent à croire que tes amis célestes et toi complotez sans cesse pour orienter les événements, primordiaux ou insignifiants, qui parsèment leurs existences.
Lyoonëi te fixait toujours. Tu entendais presque ses mots résonner à l’infini dans son esprit. Tu imaginais que, sans réponse, elle demeurerait prostrée devant le corps de sa fille, se laissant mourir à petit feu.
— Pas la mienne, espérais-tu.
Elle t’a sondée un moment, puis a baissé les yeux vers la coquille vide qu’on avait appelée Sooyolane, s’efforçant de donner du sens à l’insensé.
— Désolée, as-tu ajouté en ælv.
Car c’était en partie ta faute, n’est-ce pas ?
Elle n’a pas semblé t’entendre. Tu as eu l’impression troublante de ressentir sa peine. Ton esprit s’est éloigné lui aussi, engourdi par un sentiment familier et terriblement froid, comme l’écho d’un vrai deuil.
Une culpabilité passagère t’as envahie : un « vrai » deuil ? La douleur de Lyoonëi n’était-elle pas réelle ? De quel droit l’amoindrissais-tu ? Que savais-tu de la perte d’un enfant, après tout ? L’impression glaçante et acérée insistait pourtant, mue d’une force propre.
Je suis réelle, disait-elle. Et tu n’avais qu’à l’approcher pour ouvrir les portes d’un déchirement sans égal connu.
Tu es tombée au sol, reprenant ton souffle. Quelque chose t’échappait déjà ; quelque chose d’épouvantable. Niashæl t’a tendu la main pour te relever, inquiète, mais tu l’as refusée. Tu le garderais pour toi, mais aucun doute : peu importe la douleur de Lyoonëi, elle ne rivalisait pas avec celle entrevue.
Les moments s’écoulaient, il n’y avait plus rien à faire. Lyoonëi ne bougeait pas, évidemment, et Niashæl semblait attendre que quelqu’un prenne une décision.
— T’as vu Nyemëlls ? as-tu demandé à l’Apræncal.
Elle n’a pas réagi. Tu as répété.
— … dans ses appartements… a-t-elle dit sans relever la tête.
Tu as soufflé par le nez. C’était le premier endroit que tu aurais dû vérifier.
Tu as quitté la chambre sans un mot, car Lyoonëi ne t’aurait pas entendue. Niashæl vous a regardées, toi et Lyoonëi, l’a saluée et t’a emboîté le pas.
— Tu vas la laisser ici ?
— Elle sait se défendre.
Niashæl n’a rien dit, mais tu l’as sentie fâchée.
— Elle n’est pas en état, a-t-elle enfin grondé.
— Je suis venue pour Nëm.
Marchant entre les cadavres, Niashæl suivait avec toi le méandre de couloirs jusqu’à celui qui hébergeait les Llëmnoa. Un corridor en rien différent de celui qui avait abrité le premier assassinat de la Cité ; le premier Ælv victime, en ces dômes, de la furie dai.
Beaucoup l’avaient rejoint, depuis.
Cette Cité, tu l’avais trahie. Plutôt que de châtier son meurtrier, tu invitais tes frères à l’imiter.
À l’entrée, un bouquet bleu nuit au pistil orangé te donnait la nausée. Tu as tendu la main vers l’une des fleurs pour l’écraser. Tu as aussitôt regretté ton geste.
— Elles sont seulement moches, t’a dit Niashæl. C’est pas la mort.
Sa voix t’a ramenée à la réalité. Tu t’es ressaisie et vous avez atteint les appartements de Nyemëlls.
— C’est moi, as-tu dit devant l’entrée close. Caei.
Aucune réponse.
— Juste moi et Nash.
De lourds objets ont glissé au sol. La porte s’est timidement ouverte, découvrant ton frère, sain et sauf. Un souffle rasséréné t’a échappé. Il vous a pressées d’entrer, surveillant les deux extrémités du couloir, avant de barrer à nouveau la porte. Sa compagne Lilia observait Nyemëlls avec inquiétude parmi un groupe d’Ælvn, des nouveau-nés aux vieillards, qu’ils étaient visiblement parvenus à convaincre du danger imminent.
— Oh ! Toutes mes excuses, a chuchoté Lilia en se levant.
Elle s’est inclinée pour vous saluer, Niashæl et toi, comme si les vôtres n’étaient pas en train d’assaillir. Tu as regardé Nyemëlls, les oreilles grattées à sang et le front couvert d’une sueur froide. Des murmures ont parcouru les Ælvn.
— Ils ont attaqué, as-tu inutilement dit.
Il a baissé des yeux tristes, sans la moindre trace de reproche.
— Tu as essayé. C’est mieux que les Llëmnoa et l’ensemble de la Cité.
Tu as baissé les yeux à ton tour. Tu n’avais pas suffisamment essayé, si vous en étiez là.
— Ils sont saufs, t’a dit Niashæl. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— Tu fais ce que tu veux. Je reste ici.
Elle a ouvert la bouche, l’a refermée, puis de nouveau ouverte.
— On pourrait chercher d’autres citoyens et leur donner un coup de main.
— Tu fais ce que tu veux, as-tu répété.
— Caei ?
— J’ai trouvé Nëm. Je reste ici.
— Tu disais qu’ils étaient en sécurité derrière les barricades…
— Je pense, oui.
— Alors pourquoi...?
Tu as secoué la tête. Tu n’avais pas besoin d’arguments. Elle a serré les dents, peut-être pour s’empêcher de pleurer.
— Tu les as prévenus, Nash. Ceux qui ont écouté se sont cachés. Les autres sont sûrement morts.
Nyemëlls pressait la main de Lilia.
— Elle a raison, t’a-t-il dit. Vous pouvez sauver des vies.
Tu as grogné intérieurement. On te demandait toujours de sauver des Ælvn et de tuer des Dai.
Ton frère a enlacé Lilia et posé une paume protectrice sur son ventre. Tu as écarquillé les yeux : l’avenir de ton sang y grandissait.
— Prêt à donner la vie à de nouveaux akcin, alors ?
Il a retenu un cri de surprise.
— Pas de grossièretés auprès de notre bébé.
Tu as dessiné un bref sourire.
— C’était difficile, a-t-il dit. On aurait cru que l’univers lui-même refusait que les demis se multiplient.
— Je suis juste heureuse que tu te sois réconcilié avec ça.
Au moins l’un d’entre vous.
Tu as observé Lilia, la mère à venir de ta propre chair. Hormis une peur naturelle en la circonstance, elle dégageait une joie paisible, inattendue chez la porteuse d’un hybride.
Elle répondait sans effort apparent à une question qui vous avait taraudés, toi et tes semblables, presque chaque instant de vos vies : oui, vous aviez le droit d’exister, et même celui de vous propager.
À vrai dire, chaque mère de chaque sang-mêlé aurait pu t’en dire autant, mais tu n’avais jamais assisté qu’aux conséquences cruelles de vos naissances, jamais au désir de vous donner la vie.
Si Nyemëlls lui-même n’y avait pas vu d’objection, alors les demis ne couraient sans doute pas un si grand péril que tu l’avais cru. Cet enfant affronterait ses épreuves, mais son sang teinté ne le défavoriserait peut-être pas dans ce monde nouveau, ce monde des possibles où les vôtres pouvaient procréer, accéder au trône ælv et conduire des clans.
Si les astres s’alignaient, la génération à venir profiterait des sentiers que vous aviez tracés ; à condition qu’ils n’aient pas brûlé avant.
Tu as traversé le groupe d’Ælvn vers le fond de la salle, d’où tu as observé les mouvements de troupes à travers la surface transparente du dôme.
— C’est bien. Qu’au moins certains d’entre nous arrivent à… combler le fossé.
Nyemëlls t’a rejointe. Il semblait vouloir se rapprocher davantage, sans toutefois l’oser.
— Et toi, tu t’es réconciliée ?
Tu as souri de nouveau ; un sourire fugace et amer. Tu as posé ta seule main sur la paroi vitrée pour y laisser tomber ton front.
— J’ai l’impression d’être née entre deux falaises qui essaient de m’écraser.
— Nous avons pourtant joui de tant d’égards, pour des sang-mêlé.
Il a tourné la tête vers Lilia, que Niashæl tâchait de rassurer. Tu l’as imité.
— Peut-être qu’après aujourd’hui, une des falaises se sera effondrée, et je serai libre…
Tu as senti sur toi le regard de Nyemëlls, un regard doux et fraternel.
— … libre de marcher parmi les décombres.
Il a dégluti.
— Je sais que ce n’est pas ta faute, a-t-il dit. Je sais que tu as fait de ton mieux.
Il a approché la main de ton épaule, sans te toucher, la laissant flotter.
— Si c’est ça mon mieux, c’est franchement misérable.
« Prakha », as-tu ajouté tout bas. Il t’a fait signe de te taire en pointant Lilia.
— Tu as de la chance que le bébé ne comprenne pas encore le dai.
Tu t’es fendue d’un petit rire, sec et triste.
— C’est juste un mot. Ils ont seulement le pouvoir qu’on leur donne. Mais ce serait bien que ce soit notre seul souci, hein ?
Tu t’es de nouveau approchée de Niashæl. Les Ælvn se sont écartés pour te laisser passer. Tu as jeté un dernier regard à ton frère, à sa compagne et à leur enfant à naître.
— Cachez-vous bien, tovæl.
— Et portez-vous bien, t’a répondu Lilia avec un sourire.
Tu as fait un signe de tête à Niashæl, qui t’a aidée à dégager la porte et suivie au-dehors, le pas plus léger qu’à son arrivée.

Annotations