Un Rire muet
Dans la forêt, aux abords de la Cité, les Dai bougonnaient qu’on les prive de l’entièreté de la bataille. Madrec ne démordait pas, la voix acerbe.
— Donc la Libératrice veut sauver les Ælvn, maintenant ?
Nul doute qu’elle avait des noms plus injurieux à l’esprit.
Elle jouait avec sa dague de parade, une arme finement travaillée, dont la garde réunissait les visages sculptés d’un Tick et d’un Boꜵr, à l’image de son clan. Elle avait très envie de te poignarder, même si elle en savait la futilité.
Les Ælvn avaient passé des années à l’humilier. Cette offensive devait rétablir l’équilibre. Pourtant toi… Toi, de toutes les âmes d’Essea, c’était toi qui y avais mis fin. La faiblesse te coulait vraiment dans les veines.
Royan a senti le vent tourner, et abandonné le feu pour s’avancer à tes côtés. Madrec et toi vous faisiez face ; l’air s’est appesanti. Les Dai alentour ont dégainé à tout hasard. Royan a esquissé un mouvement de recul. Son regard a voleté sur l’ensemble des lames, sur toi, puis sur Madrec.
L’atmosphère requérait un peu de légèreté, a-t-il estimé. Il a souri, animant la blessure en travers de ses lèvres.
— Qui pour une partie de sarejhi ?
— Avec quoi ? s’est enquis Yuda.
— J’ai quelques pièces, a-t-il dit en fouillant les poches de son manteau, quelqu’un doit bien avoir…
— On s’en fout ! les a coupés Madrec si fort qu’elle a postillonné.
Alertés, des Dai se sont approchés, vociférant pour savoir ce qu’il se passait, appelant les Naræsn frreshie, tick et yudælla à leur tour, qui ont ordonné aux agitateurs de se calmer sur-le-champ.
— Vos gueules, s’est impatientée Madrec.
Kaedꜵr s’est éclairci la voix.
— Et toi, t’es toujours de son côté, l’a réprimandé la Boꜵr. Vous vous soumettez aux Ælvn depuis le début !
Des Dai criaient leur assentiment par-dessus le brouhaha.
— Respecte un peu Kad, est intervenu Rrabash, le Naræs tick. On est alliés.
— Contre qui ? Les Ælvn ?! Apparemment pas !
Tu as grogné. Elle t’a fixée avec un mélange de crainte et de haine. Un regard mille fois croisé.
— Relax, lui a dit Royan. On a trouvé les fyëw, on a gagné.
Elle a roula les yeux si haut qu’ils ont disparu derrière leurs orbites.
— On s’en carre, des fyëw.
Il a adopté une autre stratégie.
— Sympa, le petit couteau que t’as là. T’arrivais pas à soulever une épée ?
Elle a tendu son poignard à Royan, comme pour le lui montrer. Tu as réalisé son intention et allongé la main pour attraper l’arme, qui a traversé sans peine ton membre absent.
Le temps a paru s’arrêter. Tes mouvements s’éternisaient. Si lents. Tellement lents. Agonisants.
Quand tu as poussé Royan, Madrec avait déjà plongé la dague dans sa gorge.
*
Royan se sentait faible. Il n’a rien trouvé de drôle à dire et sa voix lui désobéissait de toute manière.
Tant mieux, a-t-il songé. Il l’aurait frustré d’emporter avec lui son dernier trait d’esprit.
Tu n’avais pas l’air de partager son soulagement. Il voulait t’étreindre, mais ses mains refusaient de décoller du sol, comme ce rocher récalcitrant qui hantait toujours Yudælla.
Il a lutté. De toutes ses forces. Il a lutté pour, enfin, te tenir le bras, à défaut de te serrer dans les siens.
Il te voyait t’activer au-dessus de lui. Tu lui comprimais la gorge, sans doute pour arrêter l’hémorragie ; sans succès. Tu jurais. Tu ne réussissais qu’à ralentir le saignement.
— Royan, tiens le coup !
Tu avais vraiment besoin d’une deuxième main. Si tu avais pu retrouver tes deux mains pendant ce seul instant, même au prix de ton dernier bras, même de ta vie, tu aurais échangé sans hésiter.
— Non, non, non… T’endors pas !
Il t’entendait encore lui parler, mais le sens de tes paroles lui échappait.
— Rokhah, allez ! as-tu crié à travers tes dents serrées. T’étais censé me faire rire, pas me faire pleurer !
Les Dai alentour s’étaient figés dès le geste aberrant de Madrec. Ils vous regardaient, elle et toi, inquiets. Elle a tenté de s’éloigner, blessant les Dai qui lui barraient le passage, mais on l’a tenue fermement en attendant que chacun recouvre ses esprits.
Personne, toutefois, n’a songé à te seconder.
Les yeux du loup fixaient le ciel sans le voir. Une larme carmin lui courait au coin des lèvres, suivait le sillon de sa coupure. Il s’en allait.
Il ouvrait la mâchoire, pathétique, à la recherche d’air qui ne lui parvenait pas, se noyant dans son propre sang.
Lorsqu’il a essayé de parler, il n’a émis que d’affreux gargarismes. Des sanglots t’ont déchiré la gorge.
Royan, privé de voix.
Inconcevable.
Ça ne lui ressemblait pas.
Sa bouche muette s’est immobilisée. Sa main est retombée. Son regard terne s’est tout à fait éteint. Tu as senti une absence horrible. Un vide vaste, atroce, incommensurable.
En bordure de Chal, au sommet des monts Kwashil, j’ai entendu des pensées pour la première fois. Elles montaient comme une onde vers le firmament
ᶜ'ᵉˢᵗ ʳᵉᵉˡ c’est réel Royan non ROYAN c’est pas vrai pourquoi Royan qu’est-ce que j’ai fait non ᵖᵒᵘʳᵠᵘᵒᶦ ˡᵘᶦ ᶜ’ᵉˢᵗ ᵖᵃˢ ᵛʳᵃᶦ ᵖᵒᵘʳᵠᵘᵒᶦ ᵖᵒᵘʳᵠᵘᵒᶦ ᵖᵒᵘʳᵠᵘᵒᶦ
et se sont éloignées, comme une onde.
Elles avaient la couleur de ton âme. Mon cœur a pleuré.
Tu as cru perdre conscience, ensuite. Tu ne pouvais ni crier ni rien entendre. Tu ne respirais même plus si tu n’y pensais pas.
Tout le monde meurt. Ça devrait m’être égal.
Madrec a reniflé dans ton dos ; quelqu’un a fait chuter sa dague que tu as empoignée sans te retourner.
Tu n’avais plus la force de haïr.
On a mis la Tick à genoux, qui a peut-être murmuré « oomera ». Tu n’écoutais pas.
Elle avait privé le monde de son sourire. Elle avait tué un allié, un ami, un kaida. Elle t’avait privée de Royan.
Tu as ébouriffé les cheveux du loup, regrettant ton geste quand le rouge a taché ses mèches cendrées. Sans quitter son corps des yeux, tu as planté l’arme du crime dans la jugulaire de Madrec et tiré pour la forcer d’avancer.
Tu t’es retournée, lisant en elle pour la première fois. Tu as compris, trop tard, des éons en retard, qu’on vengeait là tes errements d’autrefois.
— J’aurais dû te tuer à l’époque.
Tu n’as pas attendu de réponse, et elle n’arrivait plus à parler. Tu as retiré le poignard, laissant l’assassine s’écrouler. Tu l’as repoussée du pied pour l’éloigner de Royan.
Madrec… Était-ce une façon pour l’univers de rétablir un équilibre pervers ? Que les tueurs d’Ælvn s’entre-tuent et qu’on t’endeuille pour avoir ignoré le premier meurtre de la Cité ? Ou peut-être te punissait-on d’avoir conduit l’armée dai sur les terres ælv. Ça empestait le traitement de faveur, comme si le monde chérissait les Ælvn, les avait toujours préférés… Ou peut-être cherchais-tu en vain une raison dans les bourbiers du chaos.
Royan n’avait rien mérité de tel. Une mort tragique, odieuse à tous niveaux.
Et qu’une Yudælla l’ait tué... Le peu de bien que tu avais semé était revenu mordre ta main.
Tu as considéré ton bras unique, taché du sang d’un ami.
Des Boꜵrn et des Tickn ont brandi leurs armes, incertains. D’un geste leste, tu as lacéré la gorge des deux plus proches ; soit par dépit, soit en guise d’avertissement. Les autres ont retenu un cri, mais sont restés en garde, paralysés non plus par réticence, mais par peur. Même le Naræs tick hésitait à venger les siens : que pouvaient-ils face à une koxji ?
La réalité s’immisçait lentement dans ton esprit.
Rokhah… Non…
Tu as abandonné tes adversaires, sur lesquels se sont affairés des membres de leur clan, pour retrouver le cadavre du loup. Un Boꜵr a refusé de te laisser ce répit. Tu l’as trébuché et lui as posé la lame de Royan sous le menton. Il a avalé sa salive puis s’est retiré penaud, fixant l’épée jusqu’à s’être suffisamment éloigné. Les Rokiann présents lui ont montré les dents. Même là, il n’a pas lâché ton arme du regard.
Rrabash a fait un signe de tête à ses guerriers. Une ride soucieuse barrait son front. Il a considéré les deux infortunés qu’on parviendrait peut-être à sauver.
— Mettez Madrec sur la pile, on verra plus tard… Vaicu, va me chercher de quoi requinquer ces deux drôles. Alma, tu me ramènes Astarei. Madrec, c’est sa responsabilité, après tout.
Tu n’as pas vu Niashæl percer la foule et se cacher derrière ses mains. Tu as baissé la tête pour dissimuler tes yeux embués, car les clans ne devaient pas savoir que les Naræsn pleurent aussi quand ils perdent leurs plus proches amis.
Bientôt, pourtant, tu n’en avais plus cure. Que tous les Dai de Chal t’entendent brailler s’ils le voulaient, devant le corps du Rokian riant.
Niashæl a décollé ses mains humides de son visage, où une pluie d’abord timide s’est mêlée aux larmes. L’averse s’est affirmée, et Niashæl a songé que c’était approprié. Le Fléau des Riao venait de commencer.

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