L’aimé des koxjin
Tu as contemplé le corps de Royan, incapable de le couper, de le blesser davantage. Tu le savais pourtant : il ne ressentait plus aucune douleur. Aucune.
Des Rokiann t’ont invitée à t’écarter.
— Notre clan. Notre responsabilité.
Tu as secoué la tête et ôté le manteau du Rokian qui ne l’était plus, le kælm de ton tovæl anéanti, l’armure du guerrier tombé, puis tranché un bras à l’ami qui ne pouvait plus souffrir. Puis un autre. Puis une jambe. Puis l’autre. Toi seule ressentais sa douleur. Tu l’as dépecé avec une lenteur qui aggravait peut-être les Rokiann, mais ils se sont contentés de t’observer en silence. Eux aussi avaient une place dans leurs cœurs pour le sourire de Royan.
Le corps que tu découpais ne souriait pourtant pas ; il ne pouvait s’agir de lui.
Tu as porté ton kaida jusqu’au feu, salie. Si salie. Comme si tu l’avais tué de tes mains.
Tu as observé son âme s’envoler en fumée vers le ciel. Tu avais cru que son absence ne saurait t’être plus aiguë. Et pourtant.
Deux cœurs avaient trouvé du réconfort l’un en l’autre quand le monde entier s’était fait adversaire. Un Rokian qui n’était pas rokian et une Riao qui n’était pas riao. Deux âmes confuses. C’était tout ce qu’elles avaient eu pendant si longtemps : l’une, et l’autre.
Un hoquet. Ton âme étouffait d’avoir tout perdu. Elle tremblait, assaillie par les cauchemars refoulés d’un abîme sombre où la dernière lumière venait de s’éteindre.
Ton instinct hurlait, te prévenait que quelque chose n’allait pas. Et tu n’y pouvais rien.
Sa vie n’était plus qu’un fil cassé.
Il ne rirait plus jamais.
Toute la joie du monde s’était tue avec lui.
Les cieux t’appelaient ; t’attiraient comme un sourire lupin. Ce sourire qui n’était, en fin de compte, pas éternel.
Mᴇ̂ᴍᴇ ᴏ̨ᴜᴀɴᴅ ᴛᴜ ʟɪs ᴍᴇs sᴏᴜᴠᴇɴɪʀs, ᴛᴜ ᴏᴜʙʟɪᴇs. Tᴜ ᴏᴜʙʟɪᴇs ᴏ̨ᴜᴇ ʟᴀ ғᴏʀᴇ̂ᴛ sᴇɴᴛᴀɪᴛ ʟᴀ ᴍᴏᴜssᴇ ʜᴜᴍɪᴅᴇ ᴇᴛ ʟᴇ ʙᴏɪs ᴛᴇɴᴅʀᴇ, ᴏ̨ᴜᴇ ʟᴇ ᴠᴇɴᴛ ᴘᴏʀᴛᴀɪᴛ ᴜɴ ᴘᴀʀғᴜᴍ ᴅᴇ ᴘᴏʟʟᴇɴ ᴇᴛ ʟᴀ ᴘʟᴜɪᴇ ᴜɴ ɢᴏᴜ̂ᴛ ᴅ’ᴇ́ᴘɪɴᴇs, ᴏ̨ᴜᴇ ᴍᴀ sᴜᴇᴜʀ ᴀᴍʙʀᴇ́ᴇ ᴍᴇ ʀᴀᴘᴘᴇʟᴀɪᴛ ᴍᴀ ᴍᴇ̀ʀᴇ. Qᴜᴇ ʟᴇs ʀᴇʟᴇɴᴛs ᴅᴇ ʟᴀ ᴍᴏʀᴛ ᴅ’ᴜɴ ᴀᴍɪ ᴍᴇ ɴᴏʏᴀɪᴇɴᴛ.
Tᴜ ᴏᴜʙʟɪᴇs, ᴘᴀʀᴄᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴜ ɴ’ᴇs ᴘᴀs ᴍᴏɪ.
Tu avais entendu un jour quelque chose qui faisait écho à la perte… à la perte que tu préférais ne pas nommer. Même sans venir du clan, voulais-tu dire, Royan avait, à lui seul, composé ton tovæl entier. À la place, tu as gardé le silence. Tu n’aurais rien pu dire de toute manière. Les mots se seraient étouffés dans ta gorge.
Niashæl t’a observée un instant, puis a de nouveau baissé la tête. À elle aussi, les mots lui manquaient. Son esprit n’était plus qu’un vacarme muet.
Bientôt, on mangerait sa chair, on taillerait des outils dans ses os. Il ne resterait rien du Royan que nous avions connu, comme s’il n’était jamais venu au monde. Son sourire, évanoui à jamais.
Tu as poussé un soupir hoquetant.
Telles sont les mœurs dai. Sans elles, on aurait privé sa mort du peu de sens qu’elle revêtait.
Des mots ont enfin trouvé leur chemin ; la voix de Niashæl tremblait.
— C’est tellement lui. Je me doutais qu’une blague le tuerait.
Tu as soufflé, la gorge sèche et nouée.
— Il est mort comme il a vécu, alors.
— Je savais que je portais la poisse, a sangloté Niashæl en se cachant les yeux.
Tu as considéré la demi-Riao que tu n’étais pas en état de réconforter. Avais-tu jamais su comment ?
— C’est de ma faute… as-tu avoué en plantant la dague de parade devant toi. Ça, c’est l’arme qui a tué cet Ælv, y’a une éternité.
Tu as inspiré.
— Tu sais ce que ça veut dire ? Si j’avais…
Tu hésitais.
— Alors Royan…
Elle a rencontré tes yeux. Les siens étaient rougis. Sa voix vacillait.
— Comme moi. Tu détruis tout ce que tu touches.
— Mais c’est pas…
Vrai, as-tu pensé. C’est pas vrai. Ça l’était pourtant, n’est-ce pas ? À la source de tous les événements qui avaient guidé Royan vers son trépas, on te trouvait toi. Tu avais dévasté la Cité, et l’alliance suivrait sans doute. Tu avais assassiné la famille de Nyemëlls en même temps que celle de Lyoonëi. Tu avais ruiné l’existence de Carunae et, quand elle avait cessé, c’était par ta faute aussi. Baraghi avait perdu son âme pour protéger le clan de ton influence. Combien de vies avais-tu volées ? Combien de ta propre espèce, de ton propre sang ?
Un monstre de culpabilité, aux milliers de dents effilées, te happait vers les profondeurs. Tu peinais à respirer. Tu t’es débattue pour te redresser, tandis que ton âme s’engouffrait vers le centre d’Essea, si tendue qu’il se pouvait qu’elle casse.
— J’ai mal choisi, hein ?
Niashæl n’a pas répondu. Tu as forcé les mots à travers les barreaux de leur prison de chair.
— Dai ou Ælv… Quelle importance ? Si c’était à refaire, je choisirais juste la voie où Royan vit. En espérant qu’il y en ait une.
La réalité n’a que faire de nos rêves. Ario vous a interrompues, grillades tendues.
Royan, as-tu deviné.
— Au moins, il est frais, a-t-il dit pour vous remonter le moral.
Il a échoué.
Niashæl n’avait jamais voulu manger les siens, mais elle mourrait plutôt que d’abandonner un proche de plus. Elle a refoulé son dégoût pour ne pas teinter son dernier contact avec le loup.
Tu savais que la chair de Royan n’avait pas le même goût pour vous que pour les Rokiann qui tâchaient aussi de donner un sens à sa mort. Un vers t’est revenu en mémoire.
« Leur chair était salée des larmes de Lamme »
Sa chair était salée des larmes de celles qui l’aimaient.
Ario a détourné les yeux et s’en est retourné, préoccupé.
— Qu’est-ce qu’elles ont ? lui a demandé Visshan. C’est pas la fin du monde.
— Tch ! Tu disais pas la même chose quand on a perdu Ragna.
— J’allais très bien, a menti Visshan.
— Oui. Tu allais bien, a répondu Ario, un mélange de sarcasme et de compassion dans la voix.
Les morts mangés, séchés, ou empaquetés, les clans de l’alliance se sont séparés. Il t’a semblé que leurs pas ne se mêleraient plus jamais.
*
— Kaz ?
Niashæl a évité mon regard. Elle voulait m’épargner la mauvaise nouvelle.
— … Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je l’ai ressenti.
— Tu as ressenti… quoi, a-t-elle soufflé.
Je n’ai rien dit. Elle se doutait déjà de ma réponse. Toi, en revanche, tu ne m’as même pas vu.
Pour être honnête, je ne te voyais pas clairement non plus, dans les ombres où ton âme s’était retranchée.
Comme les fantômes d’une alliance qui n’était plus, son odeur hantait le clan Riao. Tu ne t’en étais pas rendu compte, auparavant. Tu pouvais fermer les yeux et l’imaginer encore là. L’imaginer à l’origine des coups rythmiques dans la forge. Colorer des motifs sur les murs du clan. Cueillir des malakun. Préparer un prrmallei. Marcher à tes côtés. Mais rien de tout cela n’arriverait plus.
Tu le voyais mourir, encore, et encore, et encore. Il mourait chaque fois.
— Caei, ça suffit !
L’agacement de Niashæl m’a fait tressaillir.
— Tu ne peux pas te fermer comme ça. Parle.
Tu ne l’as même pas regardée.
— Pour dire quoi ? Parler le ramènera pas.
Elle s’est mâchée la lèvre avec hargne.
— Est-ce que tu peux le ramener ? ai-je demandé avec un espoir démesuré.
Je ne suis parvenu qu’à te blesser davantage. Même Niashæl en a perdu toute combativité.
— Je pensais seulement… Si tu as besoin de parler de… de ce que tu ressens…
— Je me sens triste, au cas où c’était pas évident.
Elle s’est vengée sur ses lèvres, a serré les poings et m’a attiré loin de toi.
— Comment est-ce qu’elle va ? m’a-t-elle demandé au pied des remparts du clan. Pour de vrai ?
Je n’avais qu’effleuré ton âme. Ça suffisait.
— C’est comme… on me dévore de l’intérieur. Je n’arrive pas à l’ignorer.
Pourquoi avais-je poursuivi ta peine ? Croyais-je pouvoir l’alléger en t’aidant à la porter ? Ou voulais-je qu’on me punisse, moi aussi ?
Pourquoi les cœurs sont-ils si opaques ?
Un trouble plus égoïste me rongeait également, une question qui ne méritait pas de réponse : aurais-tu souffert de ma mort autant que de celle de Royan ? Niashæl m’aurait-elle ainsi pleuré ?
— Moi aussi, je l’ai perdu ! s’indignait Niashæl. Et toi aussi, et nous tous ! Elle a pas l’air de s’en rendre compte ni de s’y intéresser. On dirait qu’elle se croit seule à souffrir. Ça ne te fait pas enrager ?! Elle pourrait me parler, on peut discuter… Mais quoi ? Elle préfère garder son chagrin pour elle ? Est-ce qu’elle s’imagine que je ne comprends pas ? Que je ne peux pas comprendre ? Que je ne suis pas assez malheureuse ?
Nous avions tous des morts à surmonter, ta douleur n’avait rien d’unique. Comment pouvions-nous saisir ce que la perte de Royan désenfouissait ?
Personne n’avait jamais tant compté que lui, mais tu te défendais de nous le dire, de révéler que nous n’étions pas suffisamment proches ; que nous ne faisions pas, somme toute, partie de ton tovæl.
Seul à le savoir, je souffrais d’un deuil supplémentaire. Je souffrais de t’importer si peu, je souffrais de ta douleur et je souffrais de garder un secret que personne ne m’avait chargé de protéger.
Rien de tout cela n’était juste.
— C’est autre chose, ai-je répondu. Elle devient difficile à lire, elle est en train de s’estomper. Elle lâche prise ; s’éloigne d’Essea, de nous. C’est Royan qui la retenait. Plus personne ne peut l’atteindre, maintenant. Encore moins la toucher.
— Plus personne ne la touche… a-t-elle répété avec apathie.
— Je ne sais pas si elle est toujours capable de… penser à nous.
— Oh, donc elle ne me trouve pas trop heureuse, elle a seulement oublié que j’existe. Merci, Kaz. Je me sens beaucoup mieux.
Son ton grinçait en chœur avec son humeur.
Nos élans infantiles s’efforçaient de capter un peu de l’attention qu’un défunt monopolisait. Je nourrissais aussi une immense sympathie pour la simple petite âme qui avait essayé de combler ton vide. La disparition de Royan finissait d’effriter un cœur en ruine, éreinté par les éons.
— Tu grimaces, m’a fait remarquer Niashæl.
— Oh, c’est parce que…
Je me suis arrêté trop tard. Niashæl a poussé un long soupir las. Elle avait compris.
— Pourquoi est-ce qu’elle fait toujours ça ? M’éclipser… Même dans le deuil, il faut vraiment qu’elle me dépasse ?
Une pointe de colère, d’envie et d’amertume colorait sa voix éteinte.
— Nash…
Elle m’a repoussé. Les mains qui avaient un jour tracé le sourire de Royan serrées en poings.
— Les koxjin projettent des ombres étendues, ai-je dit.
Elle a secoué la tête.
— Ce n’est pas seulement ça. J’ai le droit d’exister aussi, tu comprends ?
Elle a desserré les poings pour aussitôt les refermer.
— Parfois, j’aimerais qu’elle ne soit jamais née.
Je me suis tu.
— Parce que… parce que j’aurais pu être quelqu’un.
— Tu es la seule à te comparer aux koxjin. Personne n’en attend autant de toi.
— Je lui montrais des astuces, à une époque. Je corrigeais ses erreurs… Elle a maîtrisé tout ce en quoi j’excelle. Je ne peux rien faire d’autre. Je n’ai jamais été que deuxième, tout au plus. Même pour aimer Royan, on dirait.
Son âme chantait de lents cris dissonants.
— C’était la première ? Dans ton cœur, ai-je demandé.
Elle m’a jeté un regard glacé.
— Je n’ai plus envie de parler.
J’ai détourné les yeux. Niashæl s’est obstinée dans son silence. Elle s’est adossée à l’enceinte, sous les gravures de Dai morts depuis longtemps. Le mur ne suffisait pas à supporter le poids de sa conscience ; elle s’est laissée glisser au sol.
— Je suis juste tellement… Caei, elle fait partie de mon tovæl, c’est ma famille. Mais il n’y en a jamais eu que pour Royan, alors ?
Elle a tapé du poing par terre.
— Je la comprends, au fond : pourquoi est-ce qu’elle perdrait du temps avec une saleté comme moi, jalouse de mon amant décédé…
— Les jeunes âmes font des erreurs.
Les anciennes aussi, de toute évidence, ai-je pensé.
— Royan, l’aimé des koxjin, a continué Niashæl. Ha.
L’ᴀᴍᴏᴜʀ ᴅᴇs ᴋᴏxᴊɪɴ… Iʟ ɴᴇ ʟᴜɪ ᴀ ᴇ́ᴛᴇ́ ᴅ’ᴀᴜᴄᴜɴ sᴇᴄᴏᴜʀs.
Vraiment ? Quelle vie courte et terne il aurait pourtant eue sans toi.
Iʟ ᴍᴇ́ʀɪᴛᴀɪᴛ ʙɪᴇɴ ᴅᴀᴠᴀɴᴛᴀɢᴇ. Lᴇ ᴍᴀʟʜᴇᴜʀ s’ᴀʙᴀᴛ sᴜʀ ɴᴏs ᴀɪᴍᴇ́s.
Ou peut-être que beaucoup de koxason meurent jeunes, avec ou sans votre aide.
Dᴇ ʟ’ᴏᴘᴛɪᴍɪsᴍᴇ. Cʜᴇ́ʀɪs-ʟᴇ, ᴛᴜ ᴇɴ ᴀᴜʀᴀs ᴛᴏᴜᴊᴏᴜʀs ʙᴇsᴏɪɴ.
Malédiction ou pas, je suis responsable du malheur de Shidjaovesh…
Qᴜᴇʟʟᴇ ғᴜɢᴀᴄᴇ ɪɴsᴏᴜᴄɪᴀɴᴄᴇ.
— C’est sans doute pour ça que les koxjin l’ont enlevé si tôt.
— Ils sont fous ou quoi ? Ils ne savent pas ce qu’il en coûte d’attiser le courroux d’ëlla-Caei koxji, Naræs de Riao ?
— Tu as oublié « Libératrice », ai-je dit avec un sourire tendu. De toute façon, je n’ai pas l’impression qu’il lui reste beaucoup de courroux.
— C’est vrai, mais…
Elle a soupiré. Un soupir triste, clair et sincère. Elle s’est allongée au pied du mur.
— Moi aussi, j’aurais voulu rester avec lui pour toujours. Mais les vivants ont un tas de choses à faire, tandis que les morts sont morts.
— Hm… Dans cet état, Caei pourrait aussi bien être morte.
— Eh bien, la plupart d’entre nous doivent vivre avec, a-t-elle répondu avec venin. On peut pas tous se retirer dans le cosmos ou je ne sais quoi.

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