Une étoile manque à la nuit

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En l’absence du loup riant, le temps a continué de s’écouler. Les vivants se sont obstinés à vivre.

N’avaient-ils pas reçu la nouvelle ? Plus besoin de prétendre ! Le monde avait cessé de tourner, car comment l’aurait-il pu sans son axe ? L’univers s’atténuait et retournait au néant ; où ces Dai trouvaient-ils donc la force d’avancer ? Tu aurais dû leur en vouloir de se remettre du décès du Rokian, mais l’énergie te manquait. Ton être entier s’était éteint, consumé en même temps que Royan.

Tu continuais de vivre aussi, à la vérité. Aux yeux des autres, du moins. Tu entraînais le clan, chassais et accomplissais tes devoirs de Naræs. Mais tu n’étais pas présente, pas vraiment.

Ton âme ne recelait presque plus de place pour toi, quand les cœurs des autres se sont mis à t’assaillir. Leurs émotions et pensées te sont parvenues, comme elles me parvenaient toujours. Leur indifférence dissonante t’insupportait.

Royan était mort, mais ce n’était apparemment vrai que pour toi. Seuls Niashæl et moi renvoyions une mesure appropriée de chagrin. La peine de Niashæl réverbérait la tienne, et toi et moi lisions nos âmes à l’infini, décuplant nos douleurs à tous les deux.

J’ai pris mes distances ; tu t’es isolée peu à peu, prisonnière d’un mal que tu croyais comprendre, d’une nostalgie aussi lancinante qu’irraisonnée. Tu avais quelqu’un ou quelque chose à rejoindre, te semblait-il. Royan, ou quelqu’un comme lui. Un tovæl, une famille ou un clan. Un peuple, peut-être. Qu’en était-il ?

Le dernier reliquat de ton tovæl était l’épée ornée d’un tigre doré, mince, mais fier, aux oreilles à pinceaux. Un présent dont tu aurais eu honte, il fut un temps. Depuis, il ne te restait que la douleur.

L’arme ne suffisait pas. Ton effigie esseulée sur sa lame… Un loup riant manquait à l’image. Dans la hutte du Naræs aussi : des Naræsn passés entouraient ta figure, Baraghi y compris, mais nul Rokian. Nul ami. Royan n’existait plus nulle part, alors tu le rappellerais au monde.

Sur le mur des Naræsn successifs, à côté d’un tigre doré, tu as péniblement gravé la silhouette d’un loup riant.

Ta main chancelait. Ton cœur vide a pleuré des torrents secs de ne pouvoir donner vie au dessin comme Royan l’aurait fait.

Tu as appliqué la dernière touche de couleur à la gravure indigne de lui.

Tu taillais la chair et les os, as-tu rationalisé. Pas le bois.

Un coup de tonnerre a retenti au loin.

Tu as réalisé l’autre signification du nom secret de Royan. « Ro khah ». Pas de rires ici. Plus jamais.

Une seconde secousse, plus proche cette fois.

Tu as fixé le brasier, revoyant la mort de Royan comme à chaque instant depuis son trépas. Tu ressentais une paix étrange mais familière. Si l’on prend de la hauteur, t’es-tu souvenue, le ciel est bleu. Au-dessus encore : empli d’étoiles.

Un troisième grondement a fait trembler les huttes.

Ta vision s’est changée. Plus nette, plus sobre. Comme si un voile venait de se lever. Tu as regardé ta main devenue étrangère. Quelque chose n’allait pas.

Le sol a tremblé au coup suivant, puis le tonnerre s’est rapproché tel un cœur battant. Affolé. Tonitruant.

Il te semblait devoir partir. Tu t’es levée pour poser la main sur la gravure qui a pris vie, comme si Royan l’avait lui-même sculptée. De subtils détails ont coulé de tes doigts, dessinant un écrin intriqué pour l’âme joviale du loup. Tu es restée debout devant le mur, assez longtemps pour lui faire tes adieux, puis es sortie sans rien emporter d’autre que l’épée.

Les Riaon qui ont osé quitter leurs huttes juste après la violente tempête ont trouvé des brûlures au sol, clairement nées de la foudre ; rapprochées comme des traces de pas. Mais ce serait fou, n’est-ce pas ?

Le lendemain, le clan entier combattait une frayeur d’origine inconnue. Une ombre sombre, lourde et immense s’élevait contre la voûte céleste, ne laissant percer le ciel qu’au ras de l’horizon, quand bien même l’orage s’en était retiré vers le couchant.

Quand la masse nuageuse s’est enfin dispersée, une étoile manquait à la nuit et la Naræs riao avait disparu.

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