Au Sommet
Je déglutis, guettant la réaction de la koxji. Vaine idée : ses mouvements restaient aussi rares que fugaces.
— Caei, à quoi te servira-t-il de rejoindre les étoiles ? Royan n’y sera pas non plus.
— Nᴏɴ. Iʟ ɴ’ʏ sᴇʀᴀ ᴘᴀs.
Je m’en voulais d’aviver sa détresse, d’appesantir son chagrin.
— Toutes les étoiles ont le cœur lourd, ai-je dit comme si l’idée l’aiderait en quoi que ce soit.
Elle dut penser de façon similaire, prise d’une amorce de rire qui expira aussitôt.
— Qᴜᴀɴᴅ ᴊᴇ ᴍᴇ sᴜɪs ᴇ́ᴠᴇɪʟʟᴇ́ᴇ, ᴏ̨ᴜᴀɴᴅ ᴊᴇ ᴍᴇ sᴜɪs sᴏᴜᴠᴇɴᴜᴇ, ᴊᴇ ᴍᴇ sᴜɪs sᴇɴᴛɪᴇ… sɪ… sᴇᴜʟᴇ.
— Seule ? Pourquoi ?
Elle prit une pause, comme pour chercher ses mots.
— Jᴇ ᴍᴇ sᴜɪs sᴏᴜᴠᴇɴᴜᴇ ᴅᴇs ʟɪᴇɴs ʀᴏᴍᴘᴜs, ᴘᴇʀᴅᴜs. Dᴇ ᴍᴏɴ ᴠʀᴀɪ ᴄʟᴀɴ. Eᴛ ᴀᴠᴇᴄ ʟᴀ ᴍᴏʀᴛ ᴅᴇ Rᴏʏᴀɴ…
— … plus rien ne te retenait ici.
— Exᴀᴄᴛᴇᴍᴇɴᴛ. Tᴜ ɴᴇ ᴛᴇ sᴇɴs ᴘᴀs sᴇᴜʟ ?
— Je t’ai toujours. Pour l’instant.
Elle secoua la tête d’un geste assez ample pour que je le remarque.
— Tᴜ ɴᴇ ᴍ’ᴀs ᴊᴀᴍᴀɪs ᴇᴜᴇ.
Elle ne prit pas garde à la peine qu’elle m’infligeait.
— Lᴇs ʟɪᴇɴs ɪᴄɪ sᴏɴᴛ ᴛʀᴏᴘ ғʀᴀɢɪʟᴇs. Tᴜ ᴄʀᴏɪs ᴄᴏɴɴᴀɪ̂ᴛʀᴇ ʟᴇs ᴠɪᴠᴀɴᴛs, ᴍᴀɪs ᴄ’ᴇsᴛ ғᴀᴜx. Jᴇ ᴠᴏɪs ᴏ̨ᴜɪ ᴛᴜ ᴇs, ᴀ̀ ᴘʀᴇ́sᴇɴᴛ. Tʀᴇ̀s ᴅɪғғᴇ́ʀᴇɴᴛ ᴅᴜ Kᴀʀᴇᴢɪᴀʟ ᴏ̨ᴜᴇ Cᴀᴇɪ ᴄʀᴏʏᴀɪᴛ ᴄᴏɴɴᴀɪ̂ᴛʀᴇ.
— Tu es toujours Caei, et je suis toujours moi.
Elle pencha imperceptiblement la tête.
— Mᴇs sᴏᴜᴠᴇɴɪʀs ɴᴇ sᴏɴᴛ ᴘᴀs ᴏ̨ᴜᴇ ᴄᴇᴜx ᴅᴇ Cᴀᴇɪ. Nᴏs ᴘᴇʀsᴏɴɴᴀʟɪᴛᴇ́s ᴅɪғғᴇ̀ʀᴇɴᴛ.
— Ça m’est égal. Tu es Caei.
Elle ignora courtoisement mes contradictions.
— Eɴ sᴜʙsᴛᴀɴᴄᴇ, ᴛᴜ ᴀs ʀᴀɪsᴏɴ, ᴏ̨ᴜᴏɪᴏ̨ᴜᴇ ɴᴏs ʀᴇғʟᴇᴛs ᴅɪᴠᴇʀɢᴇɴᴛ sᴜʀ ʟᴇs ᴍɪʀᴏɪʀs ᴅᴇs ᴋᴏxᴀsᴏɴ. Tᴜ ᴄᴏɴɴᴀɪssᴀɪs ᴜɴᴇ Cᴀᴇɪ ᴏ̨ᴜɪ ɴ’ᴇ́ᴛᴀɪᴛ ᴘᴀs ᴍᴏɪ. Qᴜɪ ɴ’ᴀ ᴊᴀᴍᴀɪs ᴇ́ᴛᴇ́ ᴍᴏɪ, ᴊᴀᴍᴀɪs ɴᴇ sᴇʀᴀɪᴛ-ᴄᴇ ᴏ̨ᴜ’ᴇʟʟᴇ-ᴍᴇ̂ᴍᴇ. Tᴜ ᴄᴏɴɴᴀɪssᴀɪs ᴜɴ ʀᴇғʟᴇᴛ ғʟᴏᴜ ᴇᴛ ʙʀᴏᴜɪʟʟᴇ́, ᴀᴜᴏ̨ᴜᴇʟ ᴛᴇs ᴘᴇɴsᴇ́ᴇs ᴇᴛ ᴇxᴘᴇ́ʀɪᴇɴᴄᴇs ᴏɴᴛ ᴅᴏɴɴᴇ́ ғᴏʀᴍᴇ. Mᴇ̂ᴍᴇ ʟᴇ ᴍᴏɪ ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴜ ᴄʀᴏɪs ᴠᴏɪʀ ᴇɴ ᴄᴇ ᴍᴏᴍᴇɴᴛ ᴇsᴛ ᴠᴀsᴛᴇᴍᴇɴᴛ ɪɴᴇxᴀᴄᴛ.
— Tu recommences, ce que tu dis n’a pas de sens.
— Dᴇs ᴍᴏᴛs ᴍᴀɴᴏ̨ᴜᴇɴᴛ ᴀ̀ ʟᴀ ʟᴀɴɢᴜᴇ ᴅᴀɪ.
Elle aviva les flammes, envoyant leurs étincelles danser parmi les étoiles.
— Cᴇ sᴇʀᴀɪᴛ ᴘʟᴜs ғᴀᴄɪʟᴇ sɪ ᴛᴜ ᴘᴏᴜᴠᴀɪs ᴇɴᴄᴏʀᴇ ᴘᴀʀʟᴇʀ ᴀᴜx ᴀ̂ᴍᴇs.
Je m’offusquai presque : on me reprochait à moi de ne pas comprendre les âmes ?
— Et j’aimerais que tout retourne à la normale.
— C’ᴇsᴛ ɴᴏʀᴍᴀʟ.
— En quoi tout ça est-il normal ?
Je tendis les bras vers le feu sans foyer, vers la source sans origine, vers la grotte emplie de ciel et la nourriture apparue de nulle part. À peine eus-je parlé que les prodiges s’intensifièrent. Le feu explosa, la source gela, la lumière des astres s’échappa et la nourriture se changea en volée d’oiseaux.
— Lᴇs ᴋᴏxᴊɪɴ ᴅᴀɴs ʟᴇ ᴄɪᴇʟ, ᴍᴏɴ ʀᴇᴛᴏᴜʀ ʟᴀ̀-ʜᴀᴜᴛ, ᴄ’ᴇsᴛ ɴᴏʀᴍᴀʟ. Cᴇ ᴏ̨ᴜɪ ɴ’ᴇsᴛ ᴘᴀs ɴᴏʀᴍᴀʟ, ᴄᴇ sᴏɴᴛ ʟᴇs ᴋᴏxᴊɪɴ ᴘᴀʀᴄᴏᴜʀᴀɴᴛ Essᴇᴀ.
— Je ne suis pas normal ? demandai-je bêtement.
— Nᴏᴜs sᴏᴍᴍᴇs ᴀʙᴇʀʀᴀɴᴛs. Tᴜ ᴄʀᴏɪs ᴏ̨ᴜᴇ ᴄ’ᴇsᴛ ɴᴇ́ɢᴀᴛɪғ, ᴍᴀɪs ᴄ̧ᴀ ɴᴇ ʟ’ᴇsᴛ ᴘᴀs. Çᴀ ɴᴇ ɴᴏᴜs ʀᴇɴᴅ ᴘᴀs ᴍᴀʟғᴀɪsᴀɴᴛs, ʀɪᴇɴ ᴏ̨ᴜ’ɪᴍᴘʀᴏʙᴀʙʟᴇs. Mᴀɪs ᴀᴜssɪ ɴᴏɴ ɴᴇ́ᴄᴇssᴀɪʀᴇs.
— Pourquoi les koxjin viennent-ils tout de même, alors ?
Comme face à la question mille fois répétée d’un enfant, elle me dit ceci :
— Vᴀs-ᴛᴜ ᴛᴏᴜᴊᴏᴜʀs ʟᴀ̀ ᴏᴜ̀ ᴛᴀ ᴘʀᴇ́sᴇɴᴄᴇ ᴇsᴛ ʀᴇᴏ̨ᴜɪsᴇ ? Es-ᴛᴜ ᴠᴇɴᴜ ᴊᴜsᴏ̨ᴜ’ɪᴄɪ ᴘᴀʀᴄᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴜ ᴘᴇɴsᴀɪs ᴏ̨ᴜᴇ ᴊ’ᴀᴠᴀɪs ʙᴇsᴏɪɴ ᴅᴇ ᴛᴏɴ ᴀɪᴅᴇ ?
— Je… croyais que…
— Tᴜ ᴀᴠᴀɪs ᴛᴏʀᴛ.
Je me rembrunis.
— Mᴀɪs ᴛᴀ ᴠɪsɪᴛᴇ ɴ’ᴇsᴛ ᴘᴀs ɴᴏᴄɪᴠᴇ ᴘᴏᴜʀ ᴀᴜᴛᴀɴᴛ.
Le passage d’un poème me revint en mémoire.
— « Nous accouchons d’actes négligeables pour des raisons insondables ».
— Pᴀʀᴄᴇ ᴏ̨ᴜ’ɪʟ ɴ’ʏ ᴀ ᴘᴀs ᴅᴇ ʀᴀɪsᴏɴs, ᴄᴏᴍᴍᴇ ʟ’ᴏɴᴛ ᴅɪᴛ ʟᴇs Mᴁᴅɴ. Dᴜ ᴍᴏɪɴs ᴘᴀs ᴅᴇ ʀᴀɪsᴏɴs sɪɢɴɪғɪᴄᴀᴛɪᴠᴇs.
— Les koxjin sont-ils pareils aux nuages ou aux filets-volants, alors ? Portés par les vents ? Sans prendre aucune décision ?
— Qᴜᴇʟ ᴍᴀʟ ʏ ᴀ-ᴛ-ɪʟ ᴀ̀ sᴜɪᴠʀᴇ ʟᴇ ᴄᴏᴜʀᴀɴᴛ ? Nᴏs ᴄʜᴏɪx sᴏɴᴛ ᴀᴜssɪ ʟɪʙʀᴇs ᴏ̨ᴜ’ɪʟ ᴇsᴛ ᴘᴏssɪʙʟᴇ, ᴘᴏᴜʀ ʀᴇ́ᴘᴏɴᴅʀᴇ ᴀ̀ ᴛᴀ ᴠʀᴀɪᴇ ᴏ̨ᴜᴇsᴛɪᴏɴ. Çᴀ ɴᴇ ᴠᴇᴜᴛ ᴘᴀs ᴅɪʀᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ɴᴏᴜs ᴅᴇᴠᴏɴs sᴀɴs ᴄᴇssᴇ ɴᴏᴜs ʙᴀᴛᴛʀᴇ ᴄᴏɴᴛʀᴇ ɴᴏᴛʀᴇ ɴᴀᴛᴜʀᴇ, ᴄᴏɴᴛʀᴇ ʟ’ᴜɴɪᴠᴇʀs. Jᴇ sᴜɪs ᴠᴇɴᴜᴇ, ᴘᴀʀᴄᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴘᴏᴜʀᴏ̨ᴜᴏɪ ᴘᴀs ? Tᴜ ᴇs ᴠᴇɴᴜ, ᴘᴀʀᴄᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴘᴏᴜʀᴏ̨ᴜᴏɪ ᴘᴀs ? Cʜᴀᴏ̨ᴜᴇ ᴋᴏxᴊɪ ᴏ̨ᴜɪ ᴀ ᴊᴀᴍᴀɪs ᴘᴀʀᴄᴏᴜʀᴜ ᴜɴ ᴍᴏɴᴅᴇ ʟ’ᴀ ғᴀɪᴛ ᴘᴏᴜʀ ᴄᴇᴛᴛᴇ ʀᴀɪsᴏɴ ɪʀʀᴇ́ғʟᴇ́ᴄʜɪᴇ. Rɪᴇɴ ɴᴇ ɴᴏᴜs ʏ ᴀ ғᴏʀᴄᴇ́, ᴇᴛ ʀɪᴇɴ ɴᴇ ɴᴏᴜs ʟ’ɪɴᴛᴇʀᴅɪsᴀɪᴛ. Aʟᴏʀs ᴘᴏᴜʀᴏ̨ᴜᴏɪ ʟᴇ ғᴀɪʀᴇ, ᴇᴛ ᴘᴏᴜʀᴏ̨ᴜᴏɪ ɴᴇ ᴘᴀs ʟᴇ ғᴀɪʀᴇ ? C’ᴇ́ᴛᴀɪᴛ ɴᴏᴛʀᴇ ᴠᴏʟᴏɴᴛᴇ́.
Plus elle parlait de ce nous, de ses liens ténus avec Essea, plus elle justifiait son désir de s’en retourner vers les étoiles, plus je prenais la mesure de la solitude qu’elle m’évoquait.
— Sᴀɴs Rᴏʏᴀɴ, ᴊᴇ ᴛʀᴏᴜᴠᴇ ᴅɪғғɪᴄɪʟᴇ ᴅᴇ sᴜᴘᴘᴏʀᴛᴇʀ ᴄᴇᴛ ᴇɴᴅʀᴏɪᴛ. Tᴏᴜᴛ ᴍᴇ ʀᴀᴘᴘᴇʟʟᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴊ’ᴀɪ ᴛᴏᴜᴛ ᴘᴇʀᴅᴜ.
Je ressentis une pointe de jalousie, comme au clan. Je ne pus m’empêcher de me demander si ma mort l’aurait brisée pareillement. Et je rougis d’être ainsi mis à nu, dans toute ma laideur, sous son regard clairvoyant.
— Aᴘᴘᴇʟʟᴇ-ᴛ-ᴏɴ ᴛᴏᴜᴊᴏᴜʀs « sᴜʀᴠɪᴠʀᴇ » ᴅ’ᴇxɪsᴛᴇʀ ᴊᴜsᴏ̨ᴜ’ᴀ̀ ᴅᴇ́sɪʀᴇʀ ʟᴀ ᴍᴏʀᴛ ?
Les yeux clos, elle avait le visage braqué vers un amas d’étoiles.
— C’ᴇsᴛ ᴍᴀ ғᴀᴜᴛᴇ ᴀᴜssɪ. J’ᴀᴜʀᴀɪs ᴅᴜ̂ ғᴀɪʀᴇ ғᴀᴄᴇ ᴀᴜ ʟɪᴇᴜ ᴅᴇ ᴍ’ᴇɴғᴜɪʀ.
Peut-on tout affronter ? Lyoonëi en doutait. « Ne risquez jamais votre vie, disait-elle. Le talent et la pratique améliorent vos chances, mais la fuite est votre plus sûre alliée. »
— Alors tu vas rentrer à Riao ?
Elle fit un sourire triste et peiné.
— Tᴜ ᴇs ᴛᴇɴᴀᴄᴇ. Mᴀɪs ᴛᴜ ɴᴇ ᴠᴏɪs ᴘᴀs ᴅᴇ ᴏ̨ᴜᴏɪ ᴊᴇ ᴘᴀʀʟᴇ. Jᴇ ᴘᴇɴsᴇ ᴘᴏᴜᴠᴏɪʀ ᴛᴇ ʟᴇ ᴍᴏɴᴛʀᴇʀ, ᴀ̀ ᴘʀᴇ́sᴇɴᴛ.
Elle poussa un long soupir et commença son histoire.
— Jᴇ sᴜɪs ɴᴇ́ᴇ ʟᴏɴɢᴛᴇᴍᴘs ᴀᴘʀᴇ̀s ʟ’ᴇxᴘᴀɴsɪᴏɴ.
— L’expansion de quoi ?
— Dᴇ ᴛᴏᴜᴛ.
Je vis à son expression qu’elle ne plaisantait pas. Mais c’était difficile à estimer, avec elle.
— Jᴇ sᴜɪs ᴅᴇᴠᴇɴᴜᴇ ᴜɴᴇ ᴄʜᴏsᴇ ɪɴsɪɢɴɪғɪᴀɴᴛᴇ, ᴘᴜɪs ᴜɴᴇ ᴀᴜᴛʀᴇ, ᴇɴᴄᴏʀᴇ ᴜɴᴇ ᴀᴜᴛʀᴇ, ᴘᴜɪs ᴜɴᴇ ᴍʏʀɪᴀᴅᴇ ᴅ’ᴀᴜᴛʀᴇs. Dᴇs ᴇ́ᴏɴs ᴘʟᴜs ᴛᴀʀᴅ, ᴊ’ᴇ́ᴛᴀɪs ᴅᴏᴜᴇ́ᴇ ᴅᴇ ᴘᴇɴsᴇ́ᴇs, ᴇᴛ ᴇɴғɪɴ ᴅᴇ ʀᴇ́ғʟᴇxɪᴏɴ. Cᴇᴛᴛᴇ ʜɪsᴛᴏɪʀᴇ ᴄᴏᴍᴍᴇɴᴄᴇ ᴅᴇs ᴍɪʟʟɪᴇʀs ᴅ’ᴇ́ᴏɴs ᴀᴘʀᴇ̀s ᴛᴏᴜᴛ ᴄᴇʟᴀ.
Caei dévoila ses souvenirs, je crois. Des souvenirs d’un genre inédit. Les cieux, les créatures, les sons et mêmes les sens m’étaient étranges. Tout me semblait plus lourd. J’éprouvais la réalité depuis son esprit, à l’époque où elle n’était encore qu’une jeune âme d’un autre monde. J’avais un curieux surplus de membres, mais cette Caei-là ne partageait pas mon trouble. Elle (ou lui, ou ça) déplaçait ce corps excessif avec l’aisance de plusieurs vies. Ni bras ni jambes, ses appendices m’évoquaient ceux des Mædn, quoique solides et articulés. Caei connaissait leur nom, mais je ne saurais le prononcer. Rien de sa langue ne m’était familier. Les odeurs, ou quelque chose de semblable, y jouaient un rôle abscons. Bien que je les comprisse au travers de Caei, les mots m’échappaient parfaitement, au moins autant que ceux des placides Mædn.
Elle me poussa mentalement du coude pour me focaliser sur les événements.
Une lumière sonore s’écrasa du ciel. La Caei du passé la suivit des yeux, alarmée ; impuissante. Ses sentiments différaient eux aussi, mais j’interprétais ce crissement interne comme un désespoir violent. Tous ceux qu’elle avait jamais connus, désintégrés dans un éclair luminescent. Son chagrin fut aussi douloureux que bref : un quart d’instant plus tard, elle disparut à son tour dans l’incandescence.
J’ouvris les yeux sur une autre créature. Je me tapotais le côté du tronc, comme pour expliciter mes propos. Avais-je péri ? C’était la même Caei, plus jeune sans doute. Son interlocuteur m’inspirait de la proximité. Un membre de sa famille, à qui elle portait beaucoup d’affection. L’un de ceux qui, plus tard, s’effaceraient dans la lumière meurtrière.
Nous avancions vers des tertres de terre, de calmes répits de l’astre brûlant. Curieusement, l’air sec laissa place à l’humidité dans les habitations, ce que Caei apprécia sans pourtant s’en étonner. Une tierce créature entra, exhalant du stress et protestant dans sa langue étrange. Caei objecta.
La créature s’inquiétait pour Caei, la voulait en sécurité. Mais Caei doutait de la sûreté du refuge, elle comptait empêcher la « douleur ». Un mélange de peur et de tendresse émana de son ami. Caei tâcha de se contrôler : elle ne dégagea que très peu d’appréhension, noyée dans sa détermination.
La koxji me fit part d’un souvenir distinct. Âgée, elle peinait à se déplacer. Je l’avais pourtant vue mourir dans la lumière, bien plus jeune.
Elle attira mon attention sur ses pensées, dont le schéma différait entièrement. Une autre vie, devinai-je. Six de ses enfants se tenaient à ses côtés, ainsi que quinze de leurs propres descendants.
Caei émanait de la paix, mais le futur l’inquiétait. Les choses se détérioraient, retrouvaient le chaos de son enfance. Elle n’y assisterait pas, mais détestait ne pouvoir épauler sa progéniture.
« La vie continue », lui signifia son aîné d’une tape affectueuse.
À nouveau jeune, petite et arrondie, Caei roulait plus qu’elle ne marchait. Elle se hâtait au risque de se laisser distancer. Sans personne pour l’attendre ni l’aider à suivre, je la compris orpheline.
Partout, des bruits terribles et insensés éclataient. Des explosions, des cris, des hurlements. Les flashes de lumière silencieux dont elle connaissait déjà les dangers, si jeune fût-elle, éclairaient des nuages sombres et menaçants.
Je souffrais de sa soif, mais elle préférait mourir que de s’abreuver ici. Elle téterait les choses empaquetées une fois en sécurité. S’ils y parvenaient.
Contrairement à moi, Caei ne s’attarda pas sur l’état de ce monde. C’était tout ce qu’elle connaissait ; c’était normal.
Elle partagea un autre souvenir ; je commençais à les différencier. La même Caei, plus âgée, se cachait sur pire champ de bataille, de mémoire de chroniqueur, que tous ceux qui avaient frappé Chal. Des détonations assourdissantes envoyaient voler des membres ruisselants et de sinistres feux brûlaient çà et là. Des corps carbonisés s’y trouvaient parfois.
Caei, réfugiée derrière des débris, laissa dépasser l’un de ses organes sensoriels pour jauger le terrain. Quelqu’un approchait. Le chaos ambiant masquant les émissions de l’intrus, elle poussa un cri d’alerte, strident, qui résonna parmi les ruines.
Un allié, elle le savait, répondrait de trois cris courts. Un innocent s’enfuirait ou se recroquevillerait. Mais l’inconnu étendit autour de lui ses pattes couvertes d’un matériau sombre, prêt à se défendre. Caei fit quelque chose que je ne compris pas, et la tête de l’ennemi vola au loin. Je ne vis ni flèche, ni carreau, ni même arme, hormis une sorte de gant conique.
L’imprudente avait révélé sa position : un second intrus l’assaillit depuis l’autre côté. Elle était préparée, cependant. Comme toujours. Elle lâcha un tir qu’il bloqua d’une manière qui m’échappait. Caei le savait immobilisé et, avant qu’il ne reprenne l’initiative, lui arracha un morceau et le plaqua au sol. Pour la première fois depuis qu’elle m’avait plongé dans ses souvenirs, je reconnaissais quelque chose de la sang-mêlé que j’avais côtoyée.
Elle sortit la pointe acérée d’une de ses pattes et poignarda son agresseur que le venin tuerait bientôt. L’examen de sa dépouille révéla un dard identique au sien : un traître. Elle se courrouça.
Une explosion retentit, perdue dans une nuée d’autres. Une douleur aiguë et lancinante perça son flanc. Elle s’allongea pour inspecter l’éclat : il avait pénétré son armure et sa carapace comme de l’eau, du tronc jusqu’au membre arrière. Impossible d’opérer ici. Il lui faudrait se hâter au camp et supporter le mal.
Caei feuilleta un grand nombre d’incarnations, la plupart teintées de mort et de guerre sur ce monde dangereux. Tantôt victime, tantôt bourreau, elle vivait longtemps ou très peu, consciente ou non d’elle-même. Chaque fois, je reconnaissais des fragments de la Caei que j’avais connue. Ici son audace, là sa colère, là son irrévérence. Partout, le refus de capituler ; pas sans se battre, et rien qu’en dernier recours.
Un aspect pourtant m’échappait : je ne trouvais pas l’impression lancinante d’être inadéquate, étrangère, importune que son âme émanait à Chal. Ceci était son monde, réalisai-je. Elle en comprenait les règles pour avoir évolué avec lui. Je retrouvais aussi les mêmes koxason dans la plupart de ses vies.
Qu’est-ce qui avait changé ? Qu’est-ce qui rend un koxji si différent de sa jeune âme ?
Elle ralentit le flux de ses souvenirs. Comme pour répondre à ma question informulée, elle revint à l’explosion de lumière qui l’avait tuée. Était-ce le jour où elle s’était transcendée ?
Un flash intense, puis une calme obscurité. Plus que la nuit : l’absence de sens. Si un corps avait encore hébergé mon âme, j’aurais empesté un stress potentiellement fatal, mêlé à de dangereux niveaux de peine et de douleur. Mais pas de colère. Elle ne semblait pas à sa place, en ce lieu. Trop inquiète pour m’emporter de toute façon, je cherchais ma famille, mes amis, mon peuple. Mais je ne rencontrais que le chaos. Tant d’âmes se ruaient ici, que s’était-il réellement passé ? Certaines se précipitaient vers mon monde, se dépêchaient de renaître. Mes proches parmi les pressés, peut-être ? Je me sentis soudain très seule au milieu des miens. La foule enflait, enflait, enflait. Quelque chose n’allait vraiment pas.
Alarmée par la panique ambiante, je tentai de renaître à mon tour. Combien de temps me faudrait-il attendre autrement ? Avant que je n’atteigne mon monde, celui que j’avais aimé, pour lequel j’étais morte sans compter, le seul que j’eusse jamais connu ; mon foyer, le siège et la source de tout ce que j’étais, de tous ceux que je connaissais,
s’embrasa.
Aucune pensée.
Ma conscience réduite à celle de ma toute première vie, dévorée sans rien savoir ni comprendre.
Une seule chose occupait mon esprit entier : l’immense boule incandescente qui succombait devant moi.
Cette boule de magma qui avait été bleue.
Ce brasier qui m’avait donné la vie.
Mes émotions se réveillèrent lentement, me déchirèrent au-delà de ma compréhension. Une perte agonisante me coupait de part en part, ses lames aussi aiguës que ma peur. Une culpabilité angoissée, mutilante, franchit les parois engluées de mon cœur monocorde ; une inquiétude désespérée pour ceux qui m’étaient chers. Enfin, un tout nouveau degré de solitude.
Je n’avais plus de monde.
Tout ce temps, je l’avais considéré comme allant de soi, comme s’il existerait toujours, aussi longtemps que j’en aurais besoin. Lui aussi, pourtant, pouvait disparaître. Mourir pour de bon.
Même s’il devait renaître, ce ne serait plus jamais mon monde, celui qui avait porté tous mes parents, tous mes enfants, tous mes amis et même mes ennemis. Aucun mot, aucun son dans aucune des langues que j’avais parlées à travers toutes mes vies ne pouvait exprimer la profondeur de ma détresse.
Je ne pouvais pas faire face. Ni moi, ni aucune des âmes alentour, victimes de la même indicible terreur. Je ne pouvais pas lutter. J’avais été vaincue.
J’ai donc fui. J’ai fui vers une nouvelle vie, n’importe quelle vie, où la boule en fusion de mon monde ne me fixerait pas avec ses horribles blessures béantes pleines de reproche. Regarde ce que vous m’avez fait, semblait-elle gronder.
Regarde ce que j’ai fait.
Je m’incarnai de suite, sur un monde au hasard, sans même l’observer, sans chercher à le comprendre ni savoir qui je deviendrais. Aurait-ce vraiment aidé ?
Je repris mon souffle, moi, Karezial. J’en avais besoin. Caei n’attendit que le temps nécessaire, puis me montra ses vies suivantes.
Elle naquit à nouveau. Pour la première fois dans tous ses souvenirs, je retrouvai le sentiment d’étrangeté auquel elle m’avait accoutumé. Elle et moi, nous observions un milieu curieux, aux us et créatures singuliers. Caei s’était oubliée : elle accepta sa nouvelle réalité comme chacun se doit. Ou plutôt, elle s’y essaya.
Elle mourut comme les mortels n’en ont de cesse, puis naquit de nouveau. Et encore. Et encore. Et encore. Hantant chaque fois un monde différent, vagabondant telle une plume au vent. Sans l’espoir de jamais retrouver l’oiseau qui l’avait portée.
Le flux ralentit. Comme tous les nouveau-nés de ce monde-ci, elle quittait son nid par ses propres moyens. Seule parmi sa fratrie, elle survécut ; peut-être sauvée par son entêtement supérieur. Naître : l’unique épreuve pour toutes les âmes bienheureuses de ce décor inoffensif. Rien ne menaça plus son existence, elle perdit donc ses maigres repères. Seul le danger lui était familier.
Ses pairs louaient et raillaient tour à tour ses perspectives différentes, dépaysantes, souvent déplaisantes. Des concepts simples la dépassaient. Des savoirs ésotériques, elle les saisissait instantanément. Elle se sentait maladroite, étrangère à son propre corps. Une impression persistante à travers les incarnations. Mais cela, elle ne s’en souvenait pas.
Pas à sa place ; toujours de trop ; d’où venaient sa solitude et son deuil constant ? Certainement pas de ce monde sûr et matelassé où elle cherchait d’instinct, pourtant, à se protéger par tous les moyens.
On s’étonnait de sa violence obscène. À mesure qu’elle apprenait à blesser, à soumettre, à survivre, elle prenait le contrôle de ce corps étrange, poursuivie par le besoin irréel de s’attendre au pire, parce qu’il ne manque jamais d’advenir.
Rien, pour autant qu’elle sache néanmoins, ne lui était jamais arrivé. Pourquoi ne pouvait-elle donc ignorer cette alarme sinistre, incessante, insidieuse ?
Personne ne comprenait. Hormis une seule.
Dans l’un de ces rares groupes qui s’accrochaient au passé de ce monde étranger, elle prit en affection une jeune créature qui semblait partager ses troubles.
Là, pour la première fois, Caei sentait avoir oublié. Quelque chose d’important ; quelque chose de grand ; quelque chose qu’elle aurait dû graver dans sa mémoire. Ses souvenirs restaient silencieux en même temps qu’ils l’assaillaient, la blâmaient. Elle fit part de sa confusion à son amie, qui tentait de comprendre sans y parvenir. Peut-être était-elle encore trop jeune. Peut-être ne venait-elle pas du monde de Caei.
Les actions néfastes de leur groupe éveillaient une nostalgie amère chez Caei, et la seule chose qui avait du sens en ce monde étrange la surprit. Sans doute que dans cette vie-ci, elle avait appris à ne s’attendre qu’à l’inattendu. À la mort, elle pouvait s’attendre. La mort et le danger, aussi arrogant que cela pût paraître, elle qui n’avait jamais rien vécu, elle les concevait intimement.
Le dernier souffle de son amie résonna avec le deuil muet que Caei avait porté toute sa vie. Il y a un sens derrière ça, insistait son esprit. Il y a un sens et j’ai déjà ressenti ça et c’était bien pire et il y a un sens.
Son âme pleura des larmes de sang, puis me plongea dans les ombres de ceux qui ne lisent pas les cœurs. Était-elle en train de se souvenir ? Aucune de ses pensées ne me parvenait plus, incompréhensibles ; lointaines. La Caei du présent s’efforçait de me les transmettre, sans plus de succès qu’à crier dans une langue que je ne parlais pas.
C’était ça, la « compréalisation ». Caei ne se contentait pas de se rappeler, elle contemplait l’ensemble, le tout. Ses réflexions m’étaient devenues parfaitement étrangères, alors même que son point de vue avait donné un sens à ces mondes et peuples inconnus. À ses bruissements perplexes, j’inférai seulement que son corps lui parut incongru.
Elle n’était pas encore la Caei koxji assise devant moi. Elle venait de s’éveiller pour la première fois, découvrait son nouvel environnement avec l’ébahissement naïf d’une enfant. Tant de possibilités.
Mais où qu’elle pose les yeux, la couleur la plus bruyante était le deuil.
Je baissai la tête et me frottai les yeux, tant par épuisement que pour essuyer l’humidité qui s’y accumulait. Ce deuil orphelin, dénué de raison et donc insensé, voire invalide, que Caei s’était refusée à accepter, je l’avais effleuré la première fois que je l’avais rencontrée. Comme elle, je l’avais assimilé à une tristesse étrange et sans origine. Une mélancolie passagère.
Tout ce temps pourtant, elle avait fui le spectre de son foyer disparu.
Née dans la douleur, née d’un monde mort, les parallèles avec sa vie actuelle m’apparurent, limpides. Elle n’avait pas trouvé sa place sur Essea ; une part d’elle savait ne jamais y parvenir. Pour famille, elle avait choisi des guerriers, en écho à son peuple. Ses plus proches amis vivaient en marge de la communauté. Elle s’était tenue à l’écart tant que possible, sa colère et son isolement justifiés par son métissage pour cesser de ressasser en vain la racine invisible de ses maux. Depuis le début, elle s’était trompée de responsable ; s’était menti à elle-même.
Un élan de compassion pour la koxji à la façade impassible me gonfla le cœur. J’éprouvai le besoin irrépressible de l’enlacer et, pour une raison ou une autre, elle ne s’en défit pas. Sans doute y était-elle indifférente. Mais peut-être aidais-je un peu.
— Caei, je… c’est… tellement…
Les mots me manquaient ; si ternes dans leur banalité. Elle ne cilla pas, garda son calme habituel.
— Çᴀ ᴘᴏᴜʀʀᴀɪᴛ ᴇ̂ᴛʀᴇ ᴘɪʀᴇ. Iᴍᴀɢɪɴᴇ ᴄᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ʀᴇssᴇɴᴛᴇɴᴛ sᴇs ᴍᴇᴜʀᴛʀɪᴇʀs.
Un frisson me parcourut. Son regard, à défaut d’un autre terme, m’avait semblé malfaisant.
— Est-ce que tu pourrais revoir ton peuple ? Les koxjin peuvent faire ça, non ?
— Tᴜ sᴏᴜs-ᴇsᴛɪᴍᴇs ɢʀᴀɴᴅᴇᴍᴇɴᴛ ʟᴀ ᴛᴀɪʟʟᴇ ᴅᴇs ᴄɪᴇᴜx.
— Et c’est pour ça que tu ne peux pas trouver Royan, dis-je à mi-mots, plus à moi-même qu’à elle. Tu ne sais même pas où ta famille s’est rendue.
— Pᴇʀsᴏɴɴᴇ ɴᴇ ᴘᴇᴜᴛ ᴛʀᴀᴏ̨ᴜᴇʀ ᴘᴇʀsᴏɴɴᴇ ᴅᴀɴs ʟ’ɪᴍᴍᴇɴsɪᴛᴇ́ ᴠɪᴅᴇ. Iʟ ғᴀᴜᴛ sᴀᴠᴏɪʀ ᴏᴜ̀ ʟᴇs ᴛʀᴏᴜᴠᴇʀ, ᴏᴜ ʟᴇs ᴘᴇʀᴅʀᴇ ᴀ̀ ᴊᴀᴍᴀɪs.
— Mais Royan doit se douter que tu l’attends. Il te reviendra, à toi et à nous.
— Iʟ ᴇsᴛ ᴛʀᴏᴘ ᴊᴇᴜɴᴇ. Iʟ ɴᴇ sᴇ sᴏᴜᴠɪᴇɴᴛ ᴘᴀs ᴅᴀɴs ʟᴀ ᴍᴏʀᴛ. Qᴜᴀɴᴅ sᴀ ᴍᴇ́ᴍᴏɪʀᴇ sᴇ ʀᴇ́ᴠᴇɪʟʟᴇʀᴀ, ᴅᴀɴs ᴅᴇs ᴇ́ᴏɴs, ᴊᴇ ɴᴇ sᴇʀᴀɪ ᴏ̨ᴜ’ᴜɴᴇ ᴘᴏᴜssɪᴇ̀ʀᴇ ᴘᴀʀᴍɪ ᴅ’ᴀᴜᴛʀᴇs. Jᴇ ɴᴇ ᴠᴀᴜᴅʀᴀɪ ᴘᴀs ʟᴀ ᴘᴇɪɴᴇ ᴏ̨ᴜ’ᴏɴ ᴠɪᴇɴɴᴇ ᴍᴇ ᴄʜᴇʀᴄʜᴇʀ.
Mon cœur se brisa. J’avais souffert avec elle, vécu les tragédies de son passé, mais je n’avais pas compris. Je croyais sa détresse atténuée, puisque les jeunes âmes finissent par oublier, mais Caei ne le pouvait pas. La destruction de son monde lui était aussi réelle, aussi présente que notre conversation. Elle n’oubliait pas la souffrance, elle ne pouvait que l’accepter. Alors elle l’acceptait entièrement. Et là où des koxason nourrissaient des espoirs fous, comme je gardais celui de la voir réunie avec Royan, elle acceptait la douleur. Elle la porterait jusqu’au bout du temps, incapable de rien oublier.
Était-ce cela, d’être koxji ? Était-ce ce qui m’attendait d’ici quelques cycles ou quelques jours ? Comment cela pouvait-il être mieux ? Comment pouvait-on y aspirer ?
Sa quiétude me parut dévastatrice. Dévastatrice pour elle-même. Comment restait-elle si calme ? J’avais seulement épié ses souvenirs, et j’avais la gorge nouée et les larmes aux yeux.
Je pris peur. Quelles horreurs sommeillaient dans ma propre mémoire ? Quelque part, je lui en voulais de se montrer si sereine malgré sa peine. Je savais qu’elle le savait, et me haïs d’ajouter à son fardeau. Elle porterait ma culpabilité sur ses épaules, alors mieux valait diriger mes réflexions ailleurs.
— À supposer que Royan vienne d’Essea, il devrait y revenir, non ?
— Oᴜ Pɪʀɪsʜᴁʟ. Sᴇs ᴘᴇᴜᴘʟᴇs sᴏɴᴛ ᴘʀᴏᴄʜᴇs.
— Pirishæl ?!
Je béais, mais la koxji ne poursuivit pas. Des habitants sur l’astre vagabond ? Ses lumières, que j’avais prises pour des rassemblements d’âmes anciennes, étaient les feux de leurs civilisations ?
— Pourquoi ne pas vérifier tous les nouveau-nés d’Essea et de… Pirishæl, en espérant tomber sur Royan ?
Je levai la tête, prêt à ce qu’elle brise mes illusions, argue qu’ils étaient trop nombreux, que c’était impossible. Mais elle ne dit rien.
— Il nous faudrait beaucoup de chance, mais…
Cette fois-ci, je compris. Elle avait simplement attendu que j’aie fini de parler. Il m’agaçait de la voir ainsi, plus polie que jamais. Je songeai que les Ælvn apprécieraient sans doute mieux la nouvelle Caei.
— Vas-y, dis-je d’un ton irrité, sitôt regretté.
— Jᴇ ᴅɪғғᴇ́ʀᴇɴᴄɪᴇ ᴍᴀʟ ʟᴇs ᴋᴏxᴀsᴏɴ. Jᴇ ʀᴇᴄᴏɴɴᴀɪ̂ᴛʀᴀɪs ᴍᴀ ғᴀᴍɪʟʟᴇ ᴏʀɪɢɪɴᴇʟʟᴇ, ᴍᴀɪs ᴊᴇ ɴ’ᴀɪ ᴄᴏɴɴᴜ ᴏ̨ᴜ’ᴜɴᴇ ɪɴᴄᴀʀɴᴀᴛɪᴏɴ ᴅᴇ Rᴏʏᴀɴ. Jᴇ ɴᴇ sᴀɪs ᴘᴀs ᴏ̨ᴜᴏɪ ᴄʜᴇʀᴄʜᴇʀ.
Je me raccrochai à un dernier espoir, sans me soucier du temps qu’elle avait passé à ruminer ces mêmes idées :
— Tu sais où repose ton monde. Peut-être que quelqu’un y attend toujours ?
— Dᴇᴘᴜɪs ᴅᴇs ᴇ́ᴏɴs ?
— Je veux dire… tu peux essayer ?
Elle frissonna.
— Eᴛ ᴍ’ᴀᴘᴘʀᴏᴄʜᴇʀ ᴅᴇ ʟᴀ ᴄᴀʀᴄᴀssᴇ ?
Sa voix était presque outrée.
— Pᴇʀsᴏɴɴᴇ ɴᴇ sᴇ ᴛʀᴏᴜᴠᴇ ʟᴀ̀-ʙᴀs. J’ʏ sᴜɪs ʀᴇᴛᴏᴜʀɴᴇ́ᴇ, ᴜɴᴇ ғᴏɪs, ᴅ’ᴀᴜssɪ ᴘʀᴇ̀s ᴏ̨ᴜᴇ ᴊᴇ ʟ’ᴀɪ ᴏsᴇ́. C’ᴇsᴛ ᴜɴᴇ ᴘʟᴀɪᴇ ᴘᴜᴛʀɪᴅᴇ sᴜʀ ʟ’ᴜɴɪᴠᴇʀs.
Elle frémit en secouant la tête.
— Jᴇ ɴᴇ ᴘᴇᴜx ᴘᴀs ʏ ᴀʟʟᴇʀ. Aᴜᴄᴜɴ ᴅᴇs ᴍɪᴇɴs ɴᴇ ʟᴇ ᴘᴇᴜᴛ.
J’étais défait, mon irritation parfaitement envolée. Je souffrais juste pour cette koxji orpheline, sans aucun espoir de retrouver les siens.
Elle s’était battue pour mon peuple, réalisai-je, pour un peuple auquel elle n’appartenait pas. En soutenant mon monde, avait-elle essayé de guérir le sien ?
— Tu ne nous as pas abandonnés…
Ma voix me désertait. Je ne parvins qu’à murmurer.
— … C’est nous qui n’avons pas su t’aider.
Elle leva un œil vers le ciel ; vers la carcasse bien-aimée.
— Uɴᴇ ᴋᴏxᴊɪ ᴇɴ ᴅᴇ́ᴛʀᴇssᴇ… Jᴇ sᴜɪs ᴛᴏᴍʙᴇ́ᴇ sɪ ʙᴀs ?
— Il n’est jamais proscrit de demander de l’aide.
— Mᴇ̂ᴍᴇ ᴏ̨ᴜᴀɴᴅ ᴄ’ᴇsᴛ ғᴜᴛɪʟᴇ ?
— Même quand c’est futile.
Elle baissa les yeux.
— Aʟᴏʀs ᴊᴇ ᴛ’ᴇɴ ᴘʀɪᴇ, sᴀᴜᴠᴇ ᴍᴏɴ ᴍᴏɴᴅᴇ ᴀssᴀssɪɴᴇ́, ᴇᴛ ʀᴇᴛʀᴏᴜᴠᴇ ᴄᴇᴜx ᴏ̨ᴜɪ ᴍᴇ sᴏɴᴛ ᴄʜᴇʀs.
Des rivières dévalèrent mes joues.
— Je t’aiderai. Je ne sais pas encore comment, mais je t’aiderai. Je trouverai ceux de ton monde, je trouverai Royan. Attends seulement, Caei. Tu les reverras tous.
Son regard stoïque ne prétendit même pas me croire.
— Lᴇs ᴘʀᴏᴍᴇssᴇs sᴏɴᴛ ᴜɴ ᴠᴇɴᴛ ʟᴇ́ɢᴇʀ.
Mon cœur se gonfla. J’avais l’impression de devoir ressentir pour deux.
Je voulais l’aider. Je voulais exaucer son rêve impossible. Mais j’étais aussi impuissant à retrouver Royan qu’à faire renaître un monde mort. Pour qui me prenais-je ? Moi, une poussière dans l’immensité vide. Ridicule. Petit. Faible. Ni plus ni moins que le reste de l’univers.
Nous n’étions tous que des poussières impuissantes, après tout. Seule Caei l’acceptait.
De temps à autre, des poussières venaient lui parler de tous les possibles, et la koxji leur opposait leur insignifiance. Elles ne comprenaient pas, ou s’y refusaient. À se savoir poussières, elles réaliseraient la vanité de leurs efforts.
Elle écarquilla les yeux, mi-triste, mi-joyeuse.
— Quoi ? demandai-je, surpris de son expressivité.
— Tᴜ ᴄᴏᴍᴍᴇɴᴄᴇs ᴀ̀ ᴛᴇ sᴏᴜᴠᴇɴɪʀ.
Je chassais promptement les poussières de mon esprit. Hors de question d’accélérer ma mutation.
— Çᴀ ɴᴇ ᴄʜᴀɴɢᴇ ʀɪᴇɴ. Mᴏɴ ᴍᴏɴᴅᴇ ᴇᴛ ᴍᴏɪ ᴀᴜʀɪᴏɴs ᴇ́ᴛᴇ́ ᴀɴᴇ́ᴀɴᴛɪs ᴜɴ ᴊᴏᴜʀ ᴏ̨ᴜᴏɪ ᴏ̨ᴜ’ɪʟ ᴇɴ sᴏɪᴛ. Tᴏᴜs ʟᴇs ᴋᴏxᴊɪɴ sᴏɴᴛ ʙʟᴇssᴇ́s ᴅ’ᴀᴠᴏɪʀ ᴠᴜ ʟᴇᴜʀ ʙᴇʀᴄᴇᴀᴜ s’ᴇ́ᴛᴇɪɴᴅʀᴇ.
Qu’est-ce qu’un coup de plus aux infiniment endeuillés, qui brillent aussi fort qu’ils pleurent ?
— Tᴏᴜᴛ ᴅᴇ ᴍᴇ̂ᴍᴇ, ᴄ’ᴇsᴛ ᴀ̀ sᴇ ᴅᴇᴍᴀɴᴅᴇʀ ᴘᴏᴜʀᴏ̨ᴜᴏɪ ᴊᴇ ᴍᴇ sᴏᴜᴄɪᴀɪs ᴅᴇ ᴍᴏɴ sᴀɴɢ ᴁʟᴠ.
Sous le choc, j’en oubliai de respirer.
— Est-ce que c’est… une blague ?
Je ne ris pas, ni n’étais-je particulièrement soulagé qu’il lui restât un peu de daimonité. J’étais seulement confus.
— Jᴇ ɴᴇ sᴜɪs ᴘᴀs ᴘᴀʀᴠᴇɴᴜᴇ ᴀ̀ ᴠᴏɪʀ ᴀᴜ-ᴅᴇʟᴀ̀ ᴅᴜ ᴄʟᴀɴ. Aᴘʀᴇ̀s ᴀᴠᴏɪʀ ᴘᴇʀᴅᴜ ᴜɴ ᴍᴏɴᴅᴇ, ᴊᴇ ɴ’ᴀᴠᴀɪs ᴘᴀs ʟᴀ ғᴏʀᴄᴇ ᴅᴇ ᴛᴏᴜʀɴᴇʀ ʟᴇ ᴅᴏs ᴀ̀ ᴜɴ ᴀᴜᴛʀᴇ, ᴘᴇᴜ ɪᴍᴘᴏʀᴛᴇɴᴛ ʟᴇs ᴄᴏɴsᴇ́ᴏ̨ᴜᴇɴᴄᴇs.
Ses mots me laissaient indécis. Avait-elle vraiment échoué ? Les koxjin en étaient-ils donc capables ? Ou son altérité l’avait-elle gênée ?
— Quand les koxjin arpentent un monde, y sont-ils habituellement étrangers, comme toi ?
— Nᴏɴ. Iʟs ᴏʙsᴇʀᴠᴇɴᴛ ᴘʟᴜᴛᴏ̂ᴛ ᴅᴇs ᴍᴏɴᴅᴇs ғᴀᴍɪʟɪᴇʀs. Jᴇ ɴᴇ sᴀɪs ᴘᴀs ᴄᴇ ᴏ̨ᴜɪ ᴍ’ᴀ ᴀᴛᴛɪʀᴇ́ᴇ sᴜʀ ᴄᴇʟᴜɪ-ᴄɪ.
— La curiosité ?
— Pᴇᴜᴛ-ᴇ̂ᴛʀᴇ. Jᴇ ɴ’ᴀᴠᴀɪs ᴘʟᴜs ᴅᴇ ᴍᴏɴᴅᴇ ɴᴀᴛᴀʟ ᴀ̀ ᴄᴏɴᴛᴇᴍᴘʟᴇʀ, ᴀᴘʀᴇ̀s ᴛᴏᴜᴛ.
J’inspirai, d’un morne souffle étiolé.
— Tu parais si… stoïque. Où se trouve la peine ?
— Jᴇ ᴍᴇ sᴇɴs ᴇɴ ᴘᴀɪx, ᴀ̀ ʟ’ɪɴsᴛᴀɴᴛ. Tᴜ ᴠᴇʀʀᴀs. Mᴇ̂ᴍᴇ sɪ ᴊᴇ ʀᴇɢʀᴇᴛᴛᴇ sᴀ ᴅᴇsᴛʀᴜᴄᴛɪᴏɴ. J’ᴀᴜʀᴀɪs ᴘʀᴇ́ғᴇ́ʀᴇ́ ᴏ̨ᴜ’ɪʟ ɴᴇ ʟᴜɪ ᴀʀʀɪᴠᴇ ʀɪᴇɴ.
— En parler te chagrine, pourtant. Tu n’es pas très… expressive d’ordinaire, alors la différence est frappante.
— Jᴇ ɴ’ᴀᴠᴀɪs ᴘᴀs ʟ’ɪɴᴛᴇɴᴛɪᴏɴ ᴅᴇ ᴍᴇɴᴛɪʀ ᴘᴀʀ ᴏᴍɪssɪᴏɴ. Uɴᴇ ᴘᴀʀᴛ ᴅᴇ ᴍᴏɪ sᴏᴜғғʀᴇ, ᴇɴ ᴇғғᴇᴛ.
Elle réfléchit pour s’assurer de ne rien dissimuler, le regard toujours peiné.
— Eʟʟᴇ ᴀɢᴏɴɪsᴇ. Mᴀɪs ᴊᴇ ᴍ’ᴇɴ ᴏᴄᴄᴜᴘᴇ.
Je me mordis la lèvre.
— Tu ne préférerais pas oublier ? Redevenir Caei ?
— Tᴜ ᴏᴜʙʟɪᴇʀᴀɪs Rᴏʏᴀɴ, Jɪɢᴏᴋʀɪᴁsʜ ᴇᴛ ᴛᴏᴜs ᴄᴇᴜx ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴜ ᴀs ᴘᴇʀᴅᴜs ᴘᴏᴜʀ ᴀᴘᴀɪsᴇʀ ʟᴀ ᴅᴏᴜʟᴇᴜʀ ? Jᴇ ʟᴇs ᴀɪ ғᴜɪs ᴜɴᴇ ғᴏɪs, ᴅᴏɪs-ᴊᴇ ғᴜɪʀ ʟᴇᴜʀ ᴍᴇ́ᴍᴏɪʀᴇ ᴀᴜssɪ ?
Je baissai la tête, abattu.
— Les koxjin ne sont pas si détachés que toi, n’est-ce pas ? Tu reviendras à la normale lorsque tu auras fait ton deuil ?
— J’ᴀɪ ᴇᴜ ᴅᴇs ᴇ́ᴏɴs ᴘᴏᴜʀ ғᴀɪʀᴇ ᴍᴏɴ ᴅᴇᴜɪʟ. Jᴇ sᴜɪs ᴜɴᴇ ᴋᴏxᴊɪ ᴄᴏᴍᴍᴇ ʙᴇᴀᴜᴄᴏᴜᴘ ᴅ’ᴀᴜᴛʀᴇs, ᴏ̨ᴜᴏɪᴏ̨ᴜ’ᴀssᴇᴢ ᴘᴇᴜ ᴊᴜᴅɪᴄɪᴇᴜsᴇ, ᴀ̀ ʟ’ᴇ́ᴠɪᴅᴇɴᴄᴇ.
— Pourquoi es-tu vraiment venue ?
— Nᴏᴜs ᴇɴ ᴀᴠᴏɴs ᴅᴇ́ᴊᴀ̀ ᴘᴀʀʟᴇ́.
— Si ce n’était pas pour nous, peut-être pour toi. De quoi avais-tu besoin ? Que pouvions-nous t’apporter ?
Sa lumière s’adoucit. Elle se prêterait au jeu.
— Iʟ ᴇsᴛ ᴘᴏssɪʙʟᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴅᴀɴs ᴠᴏᴛʀᴇ ᴘʀᴇ́sᴇɴᴛ, ᴊ’ᴀɪᴇ ᴠᴜ ʟᴇ ᴘᴀssᴇ́ ᴅᴇs ᴍɪᴇɴs, ᴀᴠᴀɴᴛ ʟᴀ ɢᴜᴇʀʀᴇ ᴏ̨ᴜɪ ᴀ ᴍɪs ғɪɴ ᴀ̀ ᴛᴏᴜᴛᴇs ʟᴇs ᴀᴜᴛʀᴇs. Sɪ ᴊᴇ ᴘᴏᴜᴠᴀɪs ᴠᴏᴜs ᴇᴍᴘᴇ̂ᴄʜᴇʀ ᴅ’ᴇᴍᴘʀᴜɴᴛᴇʀ ʟᴇ ᴍᴇ̂ᴍᴇ ᴄʜᴇᴍɪɴ ғᴜɴᴇsᴛᴇ, ᴛᴏᴜᴛ ɴ’ᴀᴜʀᴀɪᴛ ᴘᴀs ᴇ́ᴛᴇ́ ᴠᴀɪɴ.
— Et la mort alimente la vie.
Elle hocha la tête.
— Tout n’est pas perdu. Tu peux encore faire une différence.
— Jᴇ ʟᴇ ᴘᴇᴜx, ᴍᴀɪs ʟᴇ ᴅᴇᴠʀᴀɪs-ᴊᴇ ? As-ᴛᴜ ʟᴇ ᴅʀᴏɪᴛ ᴅ’ᴇɴ ᴅᴇ́ᴄɪᴅᴇʀ, ᴏ̨ᴜᴀɴᴅ ᴛᴜ ᴛᴇ ᴄʀᴏɪs sᴇᴜʟᴇᴍᴇɴᴛ ʟ’ᴜɴ ᴅᴇs ʟᴇᴜʀs ? Lᴇ ᴄʜᴏɪx ʟᴇᴜʀ ʀᴇᴠɪᴇɴᴛ. Eᴛ sᴇʀᴀɪᴛ-ɪʟ ʙɪᴇɴ ᴀᴠɪsᴇ́ ᴅ’ɪɴᴛᴇʀᴠᴇɴɪʀ ᴛᴇʟʟᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴊᴇ sᴜɪs ᴍᴀɪɴᴛᴇɴᴀɴᴛ ?
La bile me brûla la gorge.
— Tu poses toutes ces questions, mais si tu t’intéressais à eux, tu agirais.
— Dᴇ ᴍᴇ̂ᴍᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴏɪ, Kᴀʀᴇᴢɪᴀʟ. Jᴇ ᴘᴏᴜʀʀᴀɪs ᴇ́ʀɪɢᴇʀ ᴜɴᴇ ᴍᴜʀᴀɪʟʟᴇ ᴇɴᴛʀᴇ Æʟᴠɴ ᴇᴛ Dᴀɪ, ᴍᴀɪs ᴇsᴛ-ᴄᴇ ᴠʀᴀɪᴍᴇɴᴛ ᴄᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴜ ᴅᴇᴍᴀɴᴅᴇs ?
— Mais… Les Dai hésitent à attaquer leurs anciens alliés. Ils ont besoin de quelqu’un pour les diriger…
— Uɴ ᴅɪʀɪɢᴇᴀɴᴛ ᴏ̨ᴜ’ɪʟs ɴ’ᴏɴᴛ ᴘᴀs ʀᴇ́ᴄʟᴀᴍᴇ́ ᴇsᴛ ᴜɴ ᴄᴏɴᴏ̨ᴜᴇ́ʀᴀɴᴛ.
Elle posa une main à terre.
— Iʟs ɴ’ᴏɴᴛ ᴘᴀs ʙᴇsᴏɪɴ ᴅᴇ ᴍᴏɪ. Jᴇ sᴜɪs ᴘʀᴀᴛɪᴏ̨ᴜᴇᴍᴇɴᴛ ᴀʀʀɪᴠᴇ́ᴇ ɪᴄɪ ᴘᴀʀ ʜᴀsᴀʀᴅ ᴇᴛ ᴛᴜ ᴠᴇᴜx ᴍᴇ ᴄᴏɴғɪᴇʀ ʟᴇ ғᴜᴛᴜʀ ᴅᴇ ᴄᴇs ᴘᴇᴜᴘʟᴇs ? Jᴇ ʟᴇᴜʀ ᴀɪ ᴅᴏɴɴᴇ́ ᴜɴ ᴇ́ʟᴀɴ ᴍᴀʟᴀᴠɪsᴇ́. Eɴ ᴏ̨ᴜᴏɪ sᴏɴᴛ-ɪʟs sᴏᴜs ᴍᴀ ʀᴇsᴘᴏɴsᴀʙɪʟɪᴛᴇ́ ? Jᴇ ɴ’ᴀɪ ʀɪᴇɴ ᴀ̀ ᴠᴏɪʀ ᴀᴠᴇᴄ ᴄᴇ ᴍᴏɴᴅᴇ. J’ᴀɪ ᴇ́ᴄʜᴏᴜᴇ́.
J’acquiesçai penaudement.
— Je te suis reconnaissant d’avoir essayé.
— Tᴏᴜᴛ ɴᴇ ᴅᴇ́ᴘᴇɴᴅ ᴘᴀs ᴅᴇ ᴍᴏɪ. Jᴇ ɴᴇ ғᴏʀᴄᴇʀᴀɪ ʟᴇs ᴋᴏxᴀsᴏɴ ᴇɴ ʀɪᴇɴ.
— Je sais.
— Iʟs ᴄᴏᴍᴘʀᴇɴᴅʀᴏɴᴛ ᴅ’ᴇᴜx-ᴍᴇ̂ᴍᴇs, ᴏᴜ ɪʟs s’ᴇ́ᴛᴇɪɴᴅʀᴏɴᴛ.
— Je le sais.
— Nᴏᴛʀᴇ ᴘʀᴇ́sᴇɴᴄᴇ ɴ’ʏ ᴄʜᴀɴɢᴇʀᴀ ʀɪᴇɴ.
J’y réfléchis un instant.
— Alors... Tu penses que le monde est ce qu’il est, que rien ne peut le dévier ?
— Cʜᴀᴏ̨ᴜᴇ ᴄʏᴄʟᴇ ʀᴇғʟᴇ̀ᴛᴇ ʟᴇ ᴘʀᴇ́ᴄᴇ́ᴅᴇɴᴛ.
— Vraiment ?
Elle ne répondit pas. Comme je restai confus, elle me montra le rythme du vivant : son grondement régulier, sa cacophonie mélodieuse, de loin plus incompréhensible que ce que j’avais vu de ses souvenirs.
— Peut-être que personne n’a suffisamment essayé. Les koxason n’ont qu’une vague idée de ces cycles, et sont donc condamnés à les répéter. Et les koxjin ne se sentent pas concernés, alors ils les ignorent. Que se passerait-il si quelqu’un possédait le savoir et la volonté nécessaires ?
— Tᴏɪ, ᴇᴛ ᴛᴏᴜs ᴄᴇᴜx ᴀᴜxᴏ̨ᴜᴇʟs ᴛᴜ ᴘᴀʀʟᴇʀᴀs.
J’ouvris la bouche de stupeur. Elle sourit à demi.
— Oᴜɪ ; ᴊ’ᴀɪᴍᴇʀᴀɪs ᴛᴇ ᴠᴏɪʀ ᴇssᴀʏᴇʀ. Lᴇ ᴄʏᴄʟᴇ ᴘᴇᴜᴛ-ɪʟ ᴇ̂ᴛʀᴇ ʙʀɪsᴇ́ ?
Je souris à mon tour.
— On dirait que mon optimisme aveugle t’a contaminée.
Je sortis une simple pierre des coutures de mon vêtement.
— C’est celle que Cokra m’a donnée. Un vulgaire caillou, petit et ordinaire, qui aurait pu changer des vies. C’est l’impact d’une banale roche : imagine ce que pourrait être le tien.
Caei ne répondit pas, se contentant d’observer la pierre qui vola de mes mains, droit vers la voûte céleste. Avant que je ne proteste, une explosion déchira le ciel. Un nuage de poussière nous entoura, sans effleurer la koxji. Au sol, dans un petit cratère sombre, gisait la forme ronde et orangée de la roche incandescente.
Je ne pus d’abord mettre le doigt sur la raison de mon malaise, avant de reconnaître l’image sinistre d’un monde mort.
— Vᴏɪʟᴀ̀ ᴍᴏɴ ɪᴍᴘᴀᴄᴛ, dit-elle en prenant la pierre brûlante.
Lorsqu’elle me la tendit, elle avait retrouvé son aspect originel : grise, anodine, sans rien laisser paraître de son récent voyage hors du monde.
— Frimeuse, dis-je en me forçant à sourire, toujours ébranlé.
Caei soupira, un curieux écran de culpabilité sur le visage.
— Pᴀʀᴅᴏɴɴᴇ-ᴍᴏɪ, Kᴀʀᴇᴢɪᴀʟ. Jᴇ ᴛ’ᴀɪ ᴍᴇɴᴛɪ.
Je ne parvins qu’à béer.
— J’ᴇssᴀʏᴀɪs ᴅᴇ ᴛ’ᴇ́ᴠᴇɪʟʟᴇʀ, ᴅᴇ ғᴀɪʀᴇ ʀᴇᴍᴏɴᴛᴇʀ ᴛᴇs sᴏᴜᴠᴇɴɪʀs ᴇᴛ ᴛᴇs ғᴀᴄᴜʟᴛᴇ́s ᴘᴏᴜʀ ᴀᴄᴄᴇ́ʟᴇ́ʀᴇʀ ᴛᴏɴ ʀᴇᴛᴏᴜʀ. C’ᴇ́ᴛᴀɪᴛ ʟᴀ̂ᴄʜᴇ ᴅᴇ ᴍᴀ ᴘᴀʀᴛ. Tᴜ ᴛ’ʏ ʀᴇғᴜsᴇs, ᴊᴇ ʟᴇ sᴀɪs, ᴘᴏᴜʀ ʟᴀ sᴇᴜʟᴇ ʀᴀɪsᴏɴ ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴜ ɴ’ᴀs ᴘᴀs ᴛᴏᴜs ʟᴇs ғᴀɪᴛs. Mᴀɪs ᴊᴇ ᴛ’ᴀɪ ɪᴍᴘᴏsᴇ́ ᴄᴇ ᴄʜᴏɪx ᴘᴀʀᴄᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴍᴏɴ ᴀ̂ᴍᴇ ᴇssᴇᴜʟᴇ́ᴇ ᴄʜᴇʀᴄʜᴀɪᴛ ᴅᴇ ʟᴀ ᴄᴏᴍᴘᴀɢɴɪᴇ, ᴇᴛ ᴄᴇ ɴ’ᴇsᴛ ᴘᴀs ᴀ̀ ᴍᴏɪ ᴅ’ᴇɴ ᴅᴇ́ᴄɪᴅᴇʀ.
Tant bien que mal, je fermai la bouche, abasourdi. Je frôlais l’éveil… du fait de Caei ?
Je sondai le ciel. Elle s’était toujours souvenue, en vérité. Elle m’avait pourtant prévenu. Quel imbécile je faisais.
— Tu as déjà ma compagnie, assurai-je.
Mais ce n’était pas à ma présence physique qu’elle aspirait. Je le savais amèrement. Elle plongea ses yeux froids et nitescents dans les miens.
— Jᴇ ᴛ’ᴀᴠᴀɪs ᴅɪᴛ ᴏ̨ᴜ’ɪʟ ɴ’ᴇ́ᴛᴀɪᴛ ᴘᴀs sᴀɢᴇ ᴅᴇ ᴍᴇ ᴄᴏɴғɪᴇʀ ᴠᴏs ᴅᴇ́ᴄɪsɪᴏɴs.
Elle revêtit l’aura inaccessible qu’elle émanait lorsque j’avais franchi ce sommet. À nouveau distante, nébuleuse. Ses rares interventions chaleureuses, son enthousiasme furtif, ces précieux vestiges de la Caei qui m’avait donné un nom et avait tant rêvé, faisaient-ils aussi partie de son imposture ? Avait-elle seulement feint mes progrès pour me faire parler, pour me forcer à me remémorer ?
— Pᴀs ᴇɴᴛɪᴇ̀ʀᴇᴍᴇɴᴛ.
Pouvais-je encore la croire ?
— Eɴ ɢᴜɪsᴇ ᴅᴇ ʀᴇ́ᴘᴀʀᴀᴛɪᴏɴs, ᴊᴇ ᴍᴇ ᴍᴇᴛs ᴀ̀ ᴛᴀ ᴅɪsᴘᴏsɪᴛɪᴏɴ. Dᴇᴍᴀɴᴅᴇ-ᴍᴏɪ ᴄᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴜ ᴠᴇᴜx.
Adopter des pratiques yu en échange de mon pardon ? Nous étions bien loin de la Caei d’autrefois.
— Je ne sais pas ce que je veux. J’espérais seulement atteindre la fin de l’histoire.
— Qᴜᴇʟʟᴇ ʜɪsᴛᴏɪʀᴇ ?
Je haussai les épaules, abandonné de mon propre esprit.
— La tienne. La nôtre.
— Lᴇs ʜɪsᴛᴏɪʀᴇs ɴᴇ ғɪɴɪssᴇɴᴛ ᴏ̨ᴜᴇ ᴘᴀʀ ʟᴀ ᴍᴏʀᴛ.
— … Je trouverai une autre conclusion.
Elle effaça le cratère sombre.
— Tᴜ ᴘᴏᴜʀʀᴀɪs ʟᴇs ɢᴜɪᴅᴇʀ. Dᴇᴠᴇɴɪʀ ʟᴀ ʟᴜᴍɪᴇ̀ʀᴇ ᴏ̨ᴜ’ɪʟs sᴜɪᴠᴇɴᴛ. Mᴇ̂ᴍᴇ sɪ ᴄ’ᴇsᴛ ɪɴᴜᴛɪʟᴇ, ᴛᴜ ᴇs ʟɪʙʀᴇ ᴅ’ᴇssᴀʏᴇʀ. Mᴀɪs ᴊᴇ sᴜᴘᴘᴏsᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴛᴜ sᴏᴜʜᴀɪᴛᴇs ᴍᴏɴ ʀᴇᴛᴏᴜʀ ᴀ̀ Cʜᴀʟ ?
Était-ce vraiment judicieux ? Il était une multitude de choses plus utiles à solliciter auprès d’une koxji, mais toutes me parurent requérir sa présence.
— Oui.
Elle n’avait nullement besoin d’entendre ma voix, mais je m’accrochai à ce semblant de normalité.

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