XVII

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Avant d’aller me coucher, je suis passé voir Lin. Je m’étais fait une promesse, pour Kris, et j’avais l’intention de la tenir. La nuit où je lui avais tenu compagnie, à sa demande, elle m’avait fait comprendre que je ne pourrais pas tirer profit de sa faiblesse. J’avais bien compris. Ce que je voulais faire ce soir-là, c’était m’adresser à elle en tant que frère d’armes du Lieutenant.

Je l’ai trouvée dans son bureau avec le Gros, ils discutaient de Kris, justement. Je me suis incrusté, je les ai interrompus et j’ai écopé d’un regard indéchiffrable de Lin et d’une mimique agacée du Gros. Puis la portée de ce que je venais de faire a traversé le brouillard de fatigue qui m’enveloppait et je me suis senti bien con.

- Désolé, Lin, Gros, j’ai…

- Tu es crevé, toi aussi, et tu es pardonné. Et j’accède à ta demande, a dit Lin. Mais dis-toi une chose, c’est que les sergents et les caporaux vont en baver, si mes trois lieutenants restent à la base.

- C’est compris, Lin. On est là pour ça aussi. Puis si on n’est pas solidaires, autant se tirer une balle dans la tête tout de suite, non ?

- Eh bien ! a fait Erk que je n’avais pas vu, planté qu’il était près de la porte. On a réussi, finalement, Lin !

Elle a rigolé.

- Ouais, au bout de trois mois, on a réussi à vous donner un esprit de corps et quelques bases morales… Il était temps, je commençais à désespérer.

J’ai bafouillé, j’ai vacillé puis j’ai senti, au creux de mes genoux, un petit coup. J’en suis tombé sur le tabouret qu’Erk avait envoyé d’un coup de pied vers moi. Il m’a retenu pour éviter que je me vautre, mais j’étais content d’avoir ce truc sous les fesses. Par réflexe, j’ai tapoté sa main et je me suis appuyé sur le dossier de mon tabouret, à mi-chemin du sommeil.

Comment ça, y a pas de dossier sur un tabouret ? Je peux vous dire que là, y en avait un et qu’en plus il était rembourré.

Je me suis endormi.

* *

Les mecs ont découvert que je tenais un journal et après les premières moqueries, quand je leur ai fait lire les premières pages, ils sont venus me raconter spontanément des trucs que j’avais loupés. Certains, je les mets dans mon journal, d’autres non, si j’estime que ça n’ajoute rien à l’histoire.

* *

En fait, ce soir-là, je m’étais appuyé contre Erk qui était debout derrière moi et je me suis endormi, assis sur mon tabouret, bien calé contre le géant. Le Gros m’a dit qu’il avait mis son doigt sur ses lèvres, faisant ce signe international qui signifie « chut », et qu’ils m’avaient laissé roupiller un peu en continuant leur discussion. Puis, comme je ne me réveillais pas, Lin m’a porté jusqu’à son lit, dans la pièce d’à côté – y a une porte entre les deux.

Je me suis réveillé dans son pieu pour la deuxième fois. Tout seul, cette fois-ci. J’ai appris qu’elle avait dormi dans mon lit. J’imagine la tête de mes camarades de chambrée, Frisé, Tondu, Stig, Le Gros, Dio – mon co-caporal –, quand, au réveil, ils ont trouvé le Lys de Sang sous mes couvertures.

Enfin, Frisé et Dio ont pas dû la voir, parce qu’ils étaient repartis en patrouille Ocelot.

Chez nous, les noms des patrouilles correspondent à une zone géographique. Serval, c’est le sud, Ocelot l’ouest, Puma le nord et Caracal l’est. Ça, c’est pour les patrouilles à pied. En Land, elles s’appellent Guépard pour l’est, Léopard pour l’ouest. Quand on aura les motos, on rajoutera Mustang au nord et Brumby au sud.

L’avantage de ces noms de code, c’est qu’on sait tout de suite où sont nos gars, où ils vont et d’où ils viennent. Qui compose la patrouille, c’est pas important quand on reçoit un appel radio.

On alterne les zones, parce qu’on n’est pas assez nombreux pour toutes les couvrir tout le temps. Puis notre rôle n’est pas franchement un rôle militaire classique.

Si on patrouille, c’est pour détourner les populations vers nous. Notre rôle, à part nettoyer le secteur des seigneurs de la guerre, c’est de préparer le terrain pour les forces de l’ONU, qui viendront occuper la zone quand les choses seront un peu moins dangereuses.

Alors, vous me direz, pourquoi est-ce que l’ONU ne vient pas tout de suite ?

Alors, ça, ça demande un peu d’histoire…

Quand les US se sont renfermés chez eux, ils ont embarqué avec eux la grande majorité de leurs troupes US et un bon nombre de leurs troupes engagées sous le couvert de l’ONU. Dans la débandade, un certain nombre de leurs soldats, moins religieux, moins chauvins, ou juste moins chanceux, se sont retrouvés coincés hors des frontières, sans moyens financiers de rentrer. Certains ont réussi, d’autres moins. Toujours est-il que ce vide a laissé des mecs comme le Vioque, feu le chef des FER et d’autres comme seules forces militaires. Avec en face des GI paumés et sans moyen.

Les mecs des SMP (sociétés militaires privées) comme Acadamy, CiCA ou Argentium s’en tiraient pas trop mal au début, mais le gouvernement US a cessé de les embaucher, puisqu’il ne faisait plus la guerre là-bas, et sans revenus, les mecs se sont mis à ne pas mieux valoir que ceux qu’ils combattaient. Bon, ce qui est certain, c’est que déjà, avant, les SMP américaines se faisaient des couilles en or en étant pas toujours très clean, comme nous l’étions avant l’arrivée des Islandais. Mais nous, on ne s’est jamais enrichis. C’est con pour nous, mais c’est comme ça.

Bref, le vide militaire a laissé les seigneurs de la guerre s’engraisser, les trafiquants d’opium (dont on tire morphine et héroïne) s’engraisser, les trafiquants de chair humaine s’engraisser et les pauvres autochtones honnêtes crever la dalle.

Donc, la CEDH a condamné les mercenaires, les GI et autres soldats abandonnés par leur pays pour crimes de guerre (faut avouer qu’on le méritait souvent, quand même). Puis l’OTAN, avec l’aval de l’ONU et les infos de la CEDH, a recruté des officiers avec un budget et carte presque blanche pour utiliser ces mecs (donc nous) pour faire le gros du nettoyage, en échange d’une amnistie si elle était méritée.

Pourquoi ne pas envoyer ses propres soldats ? Ben, parce que ce sont des soldats, qui coûtent cher à former, nourrir, payer, soigner, rapatrier, enterrer… Alors que nous, on est des moins que rien déjà formés, déjà sur place, et, sur leur budget, juste une ligne avant le total, dans la rubrique « Divers ».

Parce que, aussi, quand on élimine un groupe, y en a un ou deux qui renaissent. C’est comme des cafards, c’est chiant. L’avantage, c’est qu’on risque d’avoir du boulot pour un moment. L’avantage aussi, c’est qu’on n’aura sans doute pas à se préoccuper de notre retraite. A moins que ce soit un inconvénient… Bref.

Tout ce que je sais, c’est qu’on est payés à la mission. Le reste, à Lin de se débrouiller pour nous payer.

On touche une solde mensuelle virtuelle, qui est faible car on est quand même nourris, logés, blanchis, soignés. On n’a aucun frais, parce que sans accès Internet, on pas envie de s’acheter des trucs. On va dire que notre solde, c’est de l’argent de poche et la cotisation au fonds de retraite, quoi.

Lin est maline, elle a mis en place une sorte d’intendance. Si on veut des trucs autres que ce qu’elle fournit, on fait une liste et c’est le PC Ops qui, une fois par semaine, se connecte à Internet via un PC qui est isolé du reste de la base, et qui fait les courses. Y a qu’une adresse de livraison, en France, et ensuite, c’est acheminé par la malle-poste militaire et ça finit par arriver avec l’hélico bimensuel. Si certains de nous veulent télécharger des bouquins/magazines dans leurs liseuses, c’est son contact en France qui le fait, et on reçoit une clef USB.

Je sais que Erk et Kris font venir leur brennivin d’Islande comme ça. Ceux d’entre nous qui ont des « hobbies » font pareil, tant que ça reste petit.

Pendant la dernière patrouille Serval, celle dont on est rentrés puants, Erk avait atteint ce point dans sa convalescence où il supportait difficilement de rester allongé à ne rien foutre et donc Doc, agacée, l’avait viré de la piaule, l’obligeant néanmoins à la voir deux fois par jour minimum, pour qu’elle vérifie son épaule. D’après Nounou (confidence non demandée mais faite néanmoins), le Doc et le Viking ne se voient pas uniquement par devoir. Je suppose que l’un comme l’autre veulent vérifier que le géant est en parfait état de marche malgré sa minuscule blessure. Hé hé !

Et donc, avec son certificat de bonne (!) santé en poche, il a réintégré ses pénates et est allé filer un coup de main au Gros. A Lin qui râlait parce qu’avec les deux mecs dans son burlingue, y avait plus de place pour bouger, surtout avec le géant et sa carrure de déménageur, il a répondu qu’il fallait bien qu’il s’occupe et que le Gros avait besoin d’aide et que, de toute façon, avec leurs deux mains droites disponibles, c’était mieux que deux mains gauches, non ?

Elle a rigolé, parce qu’elle ne râlait que pour la forme et elle les a laissé faire. Quand elle avait nommé le Gros à ce poste administratif, elle avait abandonné toute prétention à avoir son mot à dire sur le sujet.

A deux mains droites, les gars ont pu ranger un peu le burlingue et faire avancer un certain nombre de projets, dont celui de nous équiper de motos.

La Land-Rover était un véhicule assez moderne, dont l’arrière avait été transformé en plateau à ridelles, agrandi un peu, avec un sacré porte-à-faux, compensé par le poids de la 12.7 à l’avant. C’était, comme quasi tous les véhicules militaires de notre époque, un moteur hybride. Faut dire que le gasoil est limité, dans notre coin. C’est pas comme si on pouvait faire cinq bornes et trouver une pompe à essence.

Il fallait que les motos le soient aussi, parce que, encore une fois, dans notre trou, y avait pas non plus d’alimentation électrique facile. J’veux dire, y avait pas EDF, ni Iberdrola, ni… vous m’avez compris.

Tiens, ça me fait penser qu’il faudrait que je vous parle de l’électricité…

On avait deux groupes électrogènes qui marchaient au gasoil : un gros balèze et un plus petit, de secours, qu’on faisait tourner de temps en temps.

Le petit se mettait en route en cas de panne du premier et alimentait le PC Ops, les congélos et l’infirmerie. Sauf s’il n’y avait personne là-bas. Dans ce cas-là, uniquement les congélos et le PC Ops, où se trouvait l’informatique de la base.

On avait appris à se passer d’électricité autant que possible. Y avait quasiment pas d’éclairage extérieur la nuit, en temps normal. Quand, au début de nos travaux de terrassement, l’un des barons nous avait canardés, il avait eu du mal à viser, avec le black-out sur la base.

On avait donc appris à se déplacer dans le noir, à éteindre en sortant d’une pièce. On utilisait des petites loupiotes à friction, si vraiment on en avait besoin. Les seuls endroits éclairés après la tombée du jour étaient le mess, l’infirmerie, le PC Ops et, parfois, le bureau de Lin.

On avait aussi des panneaux photovoltaïques nouvelle génération, dont certains avaient été cassés lors du bombardement pendant le terrassement. Ça coûtait la peau des fesses, alors on attendait un peu avant de remplacer.

Donc, toute notre énergie dépendait du gasoil et, un peu, du soleil. Et donc, on économisait l’électricité et nos motos devaient être hybrides.

Erk et le Gros ont hésité entre des Honda et des Kawasaki, pour finalement choisir des Kawa. Des petits machins de trial, 300 cm3, 70kg plein fait, équipés d’une selle double. Les Lieutenants et le Capitaine commanderaient, en plus de bombes de peinture ocre (la moto la moins chère était livrée peinte en vert pomme et noir !), des étuis pour les EMA 7.

Une fois réveillé, Kris se mettrait à réfléchir avec Jo pour une version moto de la civière pliante, mais en 2m20 de long. On se demande bien pourquoi, tiens ! Ou plutôt, pour qui… Les deux zouaves finiraient par utiliser l’idée du filet de pêche dont nous avait parlé Kris, avec une perche dépliable pour soutenir le filet et deux supports qui se boulonnaient – avec des écrous papillons pour aller plus vite – sur les porte-bagages, histoire que les fesses du blessé ne traînent pas au sol.

Du coup, les 300 cm3 de cylindrée – qui étaient beaucoup pour du trial –, c’était pas de trop pour porter deux d’entre nous ou un blessé entre deux motos.

Mais là, je pars un peu dans le futur.

Kris a dormi presque 24 heures. Et, le deuxième soir, alors qu’il entamait sa deuxième nuit de sommeil, on a reçu de la visite.

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