LXI

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C’était irréel, cette nuit. Entre l’alarme qui nous a fait tomber de nos pieux comme un certain coup de feu au mois d’août précédent et la crise de Kris, entre notre combat presque à poil et cette scène étrange dans la cour de la base…

J’ai pu organiser mes pensées pour raconter ce qui s’est passé cette nuit-là, mais là, j’avoue que j’ai un peu de mal pour la suite. Et j’ai tellement de questions…

Que s’est-il passé avec Kris ?

Qui nous a attaqués ? Et pourquoi ?

Cette lumière bizarre sur les mains du Viking, c’était quoi ?

Je suis sûr que j’en oublie, des questions.

Pendant qu’Erk maintenait en vie nos blessés, et l’autre type, Doc et Nounou ont pu faire les premiers soins. Le plus grièvement blessé, c’était notre agresseur, celui qui avait survécu à Kris. Mais malgré la gentillesse du géant, malgré le serment d’Hippocrate de Doc et Nounou, on n’a pas fait plus d’efforts que ça. Une fois ses blessures suturées, protégées, ils lui ont collé une perf et l’ont couché dans la petite chambre qui avait servi à isoler Karl. Tondu a placé un de ses gars de garde devant.

Nos blessés les plus graves, ceux qui avaient besoin de surveillance médicale, Stig, Alma, JD, Mike, Dio, ont été installé dans l’infirmerie et la petite salle de soins intensifs. Les autres, Clem, Quenotte, Jo, Bloody Mary, ont été renvoyés dans leur piaule, avec des anti-douleurs ou anti-fièvre et un camarade – ou une épouse, dans le cas de Bloody Mary – pour veiller sur eux pour le reste de la nuit.

Quand Erk s’est retrouvé seul au milieu de la cour, je me suis approché de lui, pour l’aider à se lever. Son tee-shirt, son visage, le haut de son futal, étaient trempés de sueur, il titubait.

- Viens, Erk, je t’emmène te doucher.

Il a voulu répondre et n’a émis qu’un bruit rauque.

- Tu pourras boire sous la douche. Je t’apporte des fringues propres.

J’ai vu son regard glisser de moi à l’infirmerie.

- Et j’irai voir Kris avant de te rapporter tes fringues.

Il a souri, un sourire épuisé et un peu froissé, mais sincère.

A la porte des douches, j’ai posé ses bottes et chaussettes dans un coin, j’ai démarré la douche, je l’ai aidé à se déshabiller.

Je suis ensuite passé au mess, où Cook et ses aides avaient fini leur nuit étrange et commencé leur journée par le pétrissage du pain. Pendant que je préparais le mélange sucre-sel habituel, Moutarde m’a donné un jus de pommes chaud, sucré au miel et parfumé à la cannelle, pour Erk. Ketchup m’a dit qu’ils avaient donné une tasse de lait chaud à Cassandra et qu’elle dormait, maintenant, dans les bras de sa grande sœur. Elle avait réclamé son Erk, mais, quand on lui avait expliqué qu’il était occupé, elle avait compris et n’avait pas insisté.

Je suis ensuite passé à l’infirmerie, où presque tous les lits étaient occupés, avec un camarade assis sur une chaise qui surveillait le blessé. Sur le lit de JD, dans la petite chambre de soins intensifs, couchée le long de ses jambes, Yaka fixait son visage et aucun bruit ne l’en détournait.

Le lit du fond était occupé par deux dormeurs, mes cibles. Je me suis approché. Tito et Kris dormaient profondément, d’un sommeil d’enfant. Mon p’tit pote avait glissé un bras sous la nuque de l’Islandais et jeté l’autre en travers de sa poitrine. La tête de Kris reposait contre le torse de Tito. J’ai pris une couverture supplémentaire et je les ai couverts. L’aube arrivait et l’air se refroidissait…

Nounou, épuisé, s’était effondré dans un coin. J’ai posé mes provisions sur une chaise et je l’ai soulevé – il pèse son poids, l’animal – pour le déposer sur le sixième lit de l’infirmerie, le dernier à être libre ce jour-là. J’ai continué mon travail de boyscout et je l’ai recouvert. Il n’a pas bronché. Il devait être plus qu’épuisé.

Armé toujours de mon jus de pommes encore chaud, j’ai traversé la cour en ligne droite, évitant soigneusement les taches de sang sur les graviers. Je suis passé par la chambre des frangins, j’ai trouvé un tee-shirt et une paire de boxers un peu petits pour Erk, alors je suis reparti vers le magasin et j’ai pris des trucs à sa taille.

Quand je suis retourné aux douches, il était en train de se sécher. Je lui ai filé le mélange infâme puis le jus de pommes avant ses fringues.

Pendant qu’il se rhabillait, j’ai regardé son visage. Il avait des cernes, il semblait fatigué, mais il avait l’air plus alerte qu’avant la douche.

- C’est comment, à l’infirmerie ?

- C’est calme. Kris dort toujours.

J’ai hésité un moment, et puis, je me suis dit que, pourquoi pas ?

- Dis-moi, Erk, que s’est-il passé, avec Kris ?

Il m’a jeté un regard, s’est passé la main sur le visage.

- Quelque chose de très rare. Kris… n’a pas la même notion de bien et de mal que moi.

- J’avais remarqué, oui.

Il m’a dévisagé, une question dans le regard.

- Tu vois plutôt en noir et blanc, avec quelques touches de gris par-ci, par-là. Lui voit en gris, avec une infinité de nuances. Il est pragmatique, quand toi tu es idéaliste.

Il a eu un sourire en coin.

- Ouais, c’est ça. Mais pour évoquer ce qui s’est passé cette nuit, on va attendre que Frisé et sa patrouille soient de retour. Si Phone les a prévenus, ils ont dû rouler de nuit et on ne devrait pas tarder à les voir. Tu auras ta réponse rapidement. Les sous-offs doivent être au courant de ça.

- Bien. Donc tu vas aller faire une sieste, je te réveillerai quand Frisé sera là.

- Tu verras avec Lin. Je dois aller à l’infirmerie d’abord.

- Mais il va bien !

- Pas Kris. C’est JD qui m’inquiète.

- Oh.

Je l’ai suivi. On a traversé le bureau/chambre de Doc sur la pointe des pieds pour entrer dans la petite chambre de soins intensifs. Doc était allongée sur son lit, aussi détendue que Kris et Tito. Elle avait tout juste pris la peine de retirer sa tenue ensanglantée et de laver vaguement le sang qu’elle avait sur les bras.

Erk s’est dirigé vers elle et l’a glissée sous sa couverture. Elle a soupiré sans se réveiller. Ensuite seulement il est entré dans la petite salle.

Depuis que j’étais passé, Yaka s’était avancée et avait posé la tête sur la main de JD, faisant attention à la perfusion installée là. Nous étions toujours aussi invisibles pour elle.

A force de travailler à nous soigner, à force, apparemment, d’avoir déjà occupé ce rôle à la Légion et après, Erk a pu trouver très rapidement les kits de soins que Nounou préparait religieusement dès que possible. Un petit récipient en acier contenant des compresses, des sutures papillons, du sparadrap, des stylo-injecteurs de morphine pré-dosés, des gants de vinyle – dont Erk ne se servirait pas, devant toucher la plaie pour Soigner –, de l’alcool… tout ça, sous vide.

Il en prit un qu’il a posé sur le lit à côté de Yaka, puis il est allé se désinfecter les mains au petit lavabo. J’ai plus ou moins compris ce qu’il voulait faire, alors j’ai poussé un tabouret devant le lit pour qu’il puisse s’asseoir.

Me remerciant d’un coup de tête, il s’est installé et a défait le pansement qui couvrait l’abdomen de JD. J’ai dégluti, retenant ma nausée. Le pauvre type avait reçu deux balles dans le ventre et la blessure s’était infectée, parce que son intestin avait été perforé. Il y avait un drain qui sortait de l’une d’elles et dans lequel coulait un liquide brunâtre. La blessure puait. Ça laissait augurer du pire. JD était équipé d’un masque à oxygène, et couvert de capteurs divers et variés.

Je crois que le dernier à avoir été aussi mal en point dans cette chambre, c’était le Viking. Ou moi. Mais pour moi, je ne peux me fier qu’aux autres. Bref.

Ce qu’a fait Erk après, je m’y attendais. Et vous aussi, depuis le temps. C’est juste que, comme Kris, j’aurais voulu qu’il se repose. Mais… JD avait besoin de lui.

Le Viking a donc utilisé son Don sur JD, les doigts posés délicatement sur la peau marbrée autour du drain. Les marques ont viré au jaune, le liquide dans le drain aussi et l’odeur était plus propre.

Il a soigneusement nettoyé la plaie, a refait le pansement. Puis, se levant, il a caressé la tête de Yaka.

- Il va aller mieux, maintenant, ma grande.

Elle a levé le regard et lui a léché les doigts.

- Continue à lui envoyer des images heureuses, d’accord.

La queue de la chienne a tapé une fois, puis elle a repris sa veille silencieuse.

Erk a posé le petit récipient près du lavabo, s’est de nouveau désinfecté les mains, et m’a demandé de lui apporter cinq kits.

Il est entré dans la grande salle et a fait pareil pour les autres blessés, rassurant aussi les camarades qui les surveillaient, se désinfectant les mains entre chacun.

Il était toujours en forme, même s’il avait de plus en plus de mal à se lever du tabouret. Il a pris le dernier kit de mes mains et m’a dit d’aller me pieuter.

- Non, il faut quelqu’un pour te ramasser quand tu vas t’écrouler de fatigue.

- C’est gentil, mais tu n’es pas obligé de me suivre là où je vais.

- Ne dis pas de bêtise, tu veux, Erk.

Il a haussé les épaules et a compris que je pouvais être têtu, moi aussi, en bon Breton. Trop fatigué pour me punir avec une corvée laverie.

On est ressortis dans la cour. En passant devant la salle d’examen, j’ai vu Lin et Le Gros en train de faire la toilette funéraire d’une des deux sentinelles.

Lin parlait en Islandais, donc elle ne parlait pas au Gros.

- Erk, que fait Lin ?

- Elle récite le Notre Père.

- Oh.

Quand on est arrivés à notre – enfin, sa – destination, j’ai compris pourquoi il m’avait dit d’aller me coucher. C’était la petite chambre où on avait déposé l’agresseur blessé. Je me suis arrêté un instant, il m’a regardé avec un sourire en coin. Je l’ai bien regardé, pour savoir s’il était sérieux. Apparemment il l’était. Il était aussi épuisé, avec des cernes comme je ne lui en avais jamais vu, les traits tirés, le teint gris. A deux doigts de tomber. Et pourtant, il était prêt à dépenser le peu d’énergie qui lui restait pour soigner l’un des types qui devait à Lin de laver deux corps. Deux soldats. Deux camarades.

- Pourquoi ? j’ai demandé.

- Par humanité.

Que voulez-vous répondre à ça ?

Il est entré, allumant la lampe et faisant sursauter le type qui, malgré la gravité de ses blessures, était réveillé. Il était, et à raison, terrorisé.

Erk s’est assis au bord d’un des deux lits. Dans cette chambre, il y a deux lits simples, que les amoureux rapprochent. Ce sont des lits bas, pas des lits médicaux.

L’autre s’est affolé, alors le géant lui a dit tout doucement qu’on ne lui ferait pas de mal. J’ai failli ricaner, sachant que Kris lui en avait déjà fait, du mal. Mais je me suis retenu, pour ne pas faire de tort au Viking qui, après avoir vu l’étendue des blessures, m’a envoyé chercher d’autres fournitures médicales. Et des colliers de serrage, des Zip-ties. Ça m’emmerdait un peu de le laisser seul avec ce type, on ne sait jamais, sous le coup de la peur, il pourrait s’en prendre à lui et, fatigué comme le géant l’était, ce n’était pas sûr qu’il s’en sorte. Et puis je me suis dit que le mec était en mauvais état et que, de toute façon, fallait que je fasse confiance au Viking. Mais j’ai fait vite et silencieusement. J’ai même pas réveillé Doc.

Quand je suis revenu, les blessures du type étaient à l’air libre, Erk était blafard et tremblait tellement que je me suis demandé comment il arrivait à refaire les pansements.

- Sa main, il a dit d’une voix complètement rauque.

Et il a fait un geste de la tête vers les Zip-ties que je tenais. J’ai donc attaché la main valide du type au montant du lit. Et pour faire bonne mesure, ses deux pieds ensemble. Puis, prenant exemple sur la gentillesse du géant, j’ai recouvert les pieds du mec et je l’ai bordé.

Quand Erk eut fini le dernier pansement, après s’être nettoyé les mains à l’alcool, il a voulu se lever et il est tombé. Je l’ai rattrapé avant qu’il touche le sol et j’ai failli me retrouver à terre. J’ai réussi, avec son aide, à l’asseoir sur le deuxième lit. Et là, il s’est effondré. Je l’ai allongé, sur le côté, je lui ai retiré ses bottes, j’ai attrapé la couverture et je l’ai bordé, lui aussi. Tout ça sous les yeux de notre prisonnier.

Ne voulant pas prendre de risques, j’ai sorti le stylo à morphine et je l’ai injectée au gars, en lui disant que ça ferait partir la douleur.

Puis j’ai choppé le planton, K2, et je lui ai dit de se mettre à l’intérieur de la chambre, pas dehors. Je voulais qu’il surveille le type et protège Erk, au cas où.

Je suis sorti dans la cour et j’ai regardé l’heure à mon téléphone. 6 heures du mat’. Putain. Ouais, l’est rosissait.

Je me suis secoué, je suis allé voir Phone, à la radio.

- Ça va, mon pote ?

- Oui. Non.

Il a pris une grande goulée d’air. Il tremblait, lui aussi. Son amie, Mike, qu’il appréciait beaucoup, avait été au feu, était blessée et lui, Phone, était resté à l’abri. Je lui ai proposé mes bras, il a posé son casque radio et s’est levé, se posant devant moi, n’osant pas. J’ai posé une main sur son épaule, la serrant doucement. Je l’ai senti trembler. Il a pris une grande inspiration, a fait un pas en avant, alors j’ai refermé mes bras autour de ses épaules et je l’ai tenu pendant qu’il pleurait, mon tee-shirt serré dans ses poings. Je lui ai caressé le dos, lentement, plus lentement que sa respiration, comme j’avais vu Kris le faire pour Erk, et il s’est calmé.

- Merci l’Archer.

- Je t’en prie.

- Quelles sont les nouvelles ? Comment va-t-elle ?

Je lui ai fait un état des lieux rapides. J’avais, depuis que j’étais sorti de la petite pièce, l’impression d’avoir oublié quelque chose.

Et en lui faisant la liste des blessés, j’ai réalisé qu’il nous manquait encore un soldat. Un soldat à quatre pattes.

- Phone, est-ce que tu as vu Alpha ?

- Non. Mais j’ai cru entendre son grondement entre deux coups de feu.

Je l’ai remercié, je suis allé voir Lin et le Gros, qui s’occupaient maintenant de l’autre mort. J’ai regardé mon Capitaine passer l’éponge sur le corps nu de… Gilles. Je me souvenais de son nom, pas de son surnom. Gilles Saint-Hélier.

Elle a fini ce que j’ai supposé être le Notre Père et m’a regardé. Il y avait du chagrin dans ses yeux. Etant plus souvent que nous à la base, elle avait dû le connaître un peu mieux.

- Qu’y a-t-il, Tugdual ?

Elle a baissé les yeux. J’ai fait mon rapport, sans rien oublier. Puis je lui ai dit que j’allais chercher Alpha. Elle m’a dit d’accord, puis m’a demandé s’il y avait des sentinelles. Le Gros et moi, on s’est regardés.

- Lin, il a dit, on a tous besoin de repos, tous autant que nous sommes. On va confier la surveillance aux piquets de tente. Phone est de permanence à la radio, il nous préviendra.

- Mais non, il faut des sentinelles, on ne peut pas se passer d’êtres humains.

- Lin, les êtres humains qui composent cette Compagnie sont épuisés, sous le choc, en deuil, blessés.

Elle a finalement levé les yeux. Bon sang ! Elle pleurait. Je l’ai prise dans mes bras, elle aussi. Heureusement pour moi, elle avait lâché son éponge pleine d’eau rougie. Le Gros m’a regardé et a fini la toilette de Gilles. C’est là que la table de morgue fut bien utile.

Pendant que je réconfortais notre Capitaine, il a pris l’uniforme propre qu’il avait préparé et a commencé à habiller le mort. Ma chère Lin a fini par se calmer, j’ai posé un léger baiser sur sa tempe et je les ai ensuite aidés à finir de préparer la sentinelle. On l’a cousu dans son linceul, qu’on a ensuite glissé dans un sac à cadavre pour enfin le déposer au fond de la chambre froide de la cuisine.

J’ai emmené Lin voir le soleil se lever, un prétexte pour chercher Alpha. J’ai évité l’endroit où on avait trouvé Kris, je suis allé un peu vers le nord. Le chien nous attendait là. Il était bien vivant mais amoché. Il s’était pris une balle dans la patte arrière.

J’avais, en prévision d’une blessure, emporté de l’eau et de quoi laver et traiter. Cook m’avait filé une barre pour chien. Je l’ai passée à Lin, lui disant de la casser en petits morceaux et de la donner à Alpha une fois qu’il aurait bu.

Pendant qu’elle s’occupait de lui, j’ai nettoyé sa blessure, j’ai recousu, au fil de soie comme pour les frangins, j’ai fait un bandage sommaire.

On est restés un moment tous les trois à contempler le soleil levant, nous deux assis de chaque côté du chien, nos mains se touchant dans sa fourrure. Il a poussé un gros soupir, qui nous a fait glousser.

- Allez, mon gros, on rentre à la maison, a dit Lin.

Elle l’a pris dans ses bras et on est rentrés, lentement.

La journée qui commençait à peine s’annonçait chargée.

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