Chapitre 3 - L'enchanteresse
À peine eurent-ils mis les pieds dehors qu’ils croisèrent deux enseignants avec qui Ruwa discuta un peu sur le chemin du réfectoire. Ils étaient inquiets pour elle, demandant s’ils avaient tout ce qu’ils voulaient et elle ne trouva rien à leur dire pour les rassurer. La discussion finit par s’essouffler et le reste du chemin se fit dans le silence.
Le réfectoir était incrusté dans la roche même de la Montagne de la Lune. Circulaire, la roche était incrustée de racines de part et d’autre, traversant même la pièce du sol au plafond par endroit. Une immense partie de la roche était ouverte donnant sur une vue à couper le souffle. Les enfants de toute l’Afrique et du Moyen-Orient pouvaient admirer le coucher de soleil ou le lever du soleil qui rendait la roche rose et orange ou les reflets lunaires lorsque la lune était dans le ciel. Les tables en rondin de bois étaient plus ou moins longues et semblaient être disposées au bon vouloir des uns et des autres. La plupart du temps, les élèves se disposaient par royaume ou pays, les plus proches des princes et princesses disposés autour de leurs altesses, puis les plus éloignés aux extrémités. Mais parfois, comme elle put le constater à la table où elle se mettait habituellement, les royaumes se mélangeaient et différentes ethnies venaient fraterniser sans distinction de rangs ou de relations inter-étatiques. Les enseignants se mêlaient aussi, indifféremment à leur statut et leurs origines et Ruwa constata qu’il y en avait plusieurs à sa table, pas seulement pour discuter mais aussi pour s’assurer que tout se passait bien.
Ce fut à cet instant que Ruwa vit arriver Tasi Hangbé avec une grâce féline inimitable.
– Ruwa, Antef, avez-vous pu vous reposer un peu ?, demanda la vieille dame calmement.
– Oui, répondit Antef en inclinant la tête.
Ruwa ne voulait pas mentir devant Antef mais elle ne pouvait pas être honnête non plus. Se tounant finalement vers lui, elle lui indiqua la table où de toute évidence, on leur avait laissé deux places. Le garçon y courut presque, son ventre étant sans doute plus fort que son inquiétude, et elle sut avec un certain soulagement qu’il aurait au moins suffisamment d’appétit pour ne pas se laisser miner par tout cela. Seule avec Tasi Hangbé, Ruwa inclina la tête et répondit enfin :
– Non. Je n’ai pas réussi de mon côté, dit-elle en essayant de rester calme.
La main osseuse de la femme se posa sur son épaule d’un geste chaleureux.
– Il n’y a aucune honte à avoir peur, Ruwa. C’est même bien. Cela veut dire que tu réalises ce qui se passe.
Ruwa redressa la tête et posa son regard clair droit dans les yeux de la doyenne. Elle inspira un instant.
– Avez-vous des lettres qui me sont parvenues ?, demanda-t-elle enfin, essayant de ne pas avoir trop d’espoir. Il y avait de grandes chances que toutes les lettres soient interceptées et la Montagne de la Lune était hermétique à tout autre moyen de communication.
– Oui, commença la directrice.
Fouillant dans ses poches, Tasi Hangbé en sortit une lettre déjà dépliée et une plume couleur sombre. Le coeur de Ruwa s'emballa reconnaissant la plume. Se saisissant du papier en papyrus, son regard reconnut immédiatement l’écriture de sa mère. Son cœur fit un bond dans sa poitrine et elle parcourut la lettre avec avidité, tentant de ne pas se laisser aller à l’émotion devant tout le monde.
Ma petite Enchanteresse,
Ptolémée, Tiyi, Mérytrê et Thoutmosis et moi-même allons bien grâce aux pleureuses.
Restez où vous êtes avec Antef. Le monde ne peut vous y atteindre.
La Vérité compte bien reprendre les chemins que le Mensonge lui a volé.
Sahar.
Parcourant du doigt les belles lettres écrites en persan, langue maternelle de sa mère, Ruwa comprit deux choses. La première était que tout le monde était en sécurité et que les descendants de Nephtys, la famille Hut avec qui Ruwa était directement cousine, étaient impliqués. La plume était une plume de milan, animal totem des descendants de Nephtys qui avaient toujours été alliés à sa famille et les pleureuses indiquées dans la lettre ne pouvaient faire référence qu’à Nephtys. La deuxième nouvelle était que quoi que sa mère, la Grande Épouse Royale, eut en tête, une action semblait se préparer. Cela laissait un peu d’espoir sur la suite des évènements. En y réfléchissant plus amplement, une partie de la garde royale étant ici, cela voulait signifier qu’il y avait moins de défenses au palais et dans la capitale du Kemet, l’ancestrale ville d’Alexandrie, ce qui en soit était une bonne nouvelle quoi que sa mère eut prévu.
Sa poitrine s’affaissa un peu de soulagement. Lorsque Ruwa redressa le regard sur Tasi Hangbé, une lueur dans son œil était apparue.
– Tu sais que je ne peux pas t’aider plus sans faillir à la neutralité qui m’est dûe…, commença Tasi Hangbé avec un sourire qui s’agrandit jusqu’à ses oreilles. Mais tu as mon entière écoute.
– Merci, souffla Ruwa.
Tasi Hangbé se décala mais ne lâcha pas l’épaule de Ruwa et lui souffla :
– Ne fais rien de précipité.
Conseil qu’elle comptait bien suivre venant de cette aînée plus que respectable.
Ruwa acquiesça et se dirigea vers la table où Antef se trouvait. Il y avait de toute évidence une discussion animée. Ruwa reconnut évidemment Asfa, qui dépassait tout le monde même assis et Iras aux cheveux bouclés et aux yeux amandes. Mais elle reconnaissait aussi nombre d’enfants du Kemet faisant leur scolarité à la Montagne de la Lune. Il y avait aussi quelques amazones du Dahomey, et d’autres ethnies d’autres royaumes – dont certains d’Aksoum. Certains étaient mal assis, d’autres partageaient des places pour deux. Sa place à elle lui était pourtant réservée.
Glissant la lettre entre les plis de sa robe, Ruwa garda la plume qu’elle vint mettre dans ses cheveux, attachant ces derniers par la même occasion. En sentant la plume dans ses cheveux, Ruwa eut comme un regain d’énergie et sut que quoi qu’il se disait à cette table, par la grâce d’Isis, elle l’affronterait.
Ignorant les regards qui la scrutaient, redevenant la jeune femme qu’elle avait toujous été, digne et fière, Ruwa entendit déjà les discussions tandis qu’elle arriva à portée de voix.
– Les Lucra sont complètement devenus fous !
– Oui, ce n’est pas comme cela qu’on obtient ce que l’on veut. S’ils font saigner Pharaon Ramsès…
– Mais enfin, ne dis pas de bêtises ! Ils ne feraient jamais cela !
Tout le monde se tut quand ils se rendirent tous compte qu’elle était arrivée. Ruwa regarda tous et chacun avec un calme olympien. Les salutations arrivèrent rapidement et chacun lui adressa un bonjour et une parole réconfortante auquel elle répondit avec bienveillance. Certains ne la regardent pas dans les yeux, d’autres s’y autorisent plus ou moins longtemps selon leur rang.
Ruwa s’assit et regarda Antef. Il était silencieux mais semblait avoir de l’appétit. Elle lui adressa un sourire réconfortant et vint lui saisir doucement la main.
– Princesse, s’éleva une voix et Ruwa tourna la tête vers un garçon aux cheveux crépus. Je n’accepte pas le traitement que les descendants Seth ont envers toi et Pharaon. Sache que tu as mon soutien, peu importe ce que font les miens au Kemet.
Ruwa inclina la tête mais continua de le fixer, comme pour détecter s’il lui mentait. Il lui semblait que touts et chacuns pouvaient devenir ses ennemis à tout instant. Elle savait bien qu'en ces temps troubles, les allégeances changeaient comme les humeurs de Sekhmet.
– Merci. As-tu des nouvelles des tiens ? répondit-t-elle néanmoins.
Elle s’imagina que la situation de ses camarades était aussi angoissantes que la sienne. Ruwa ne connaissait que trop bien le fonctionnement des descendants de Seth pour savoir que s’ils avaient tenté de prendre le pouvoir par la force et réussi à enfermer Pharaon, ils avaient également la mainmise sur le peuple qui était bien souvent sans défense face aux jeux de pouvoirs.
– Oui, ma famille va bien et ils sont atterrés de savoir ce qui se passe. Le peuple semble bien désarmé et perdu.
– De ce que m’a dit ma tante, Lance de Sekhmet, les Seth ont clos le palais. Personne ne rentre. Personne ne sort. On dirait que tout le monde retient son souffle, commenta quelqu’un d’autre.
Ruwa, elle, resta silencieuse et suivit le fil de la conversation sans rien dire. Son regard s’attarda un instant sur Iras qui vint lui prendre la main, sa peau un ton plus foncé contre la sienne.
– Tous ici te sont fidèles, lui dit-elle avec une caresse du bout des doigts, familiarité aimante entre elles.
Ruwa lui adressa un signe de tête et dans son regard, elle lui dit merci. Elle se savait pourtant incapable de lui rendre son geste en l’instant et reprit doucement sa main.
– Est-ce que tu as des nouvelles de ta mère, la Grande Épouse Sahar, et de ta famille, Princesse ?
Ruwa, qui, n’avait pas encore touché les mets sur la table vit des dizaines de paires d’yeux se tourner vers elle mais le plus pressant fut le regard d’Antef.
– Ils vont bien. J’ai eu des nouvelles très rassurantes, assura-t-elle sans s’étendre pour ne pas donner trop d'informations.
Un souffle de soulagement évident passa dans l’assistance et Ruwa vit Antef se mordre la lèvre pour ne pas pleurer. Il essayait de faire le grand même si la situation était angoissante. Elle en sourit tendrement. Antef avait toujours été bien plus émotif qu’elle, à bien des degrés. En tant que prochain héritier après elle-même quand son affliction se serait réveillée, Antef deviendrait pharaon. Ruwa savait qu’il ferait un très bon souverain, bien meilleur qu’elle à certains degrés, sans doute plus empathique. Tout du moins, s’ils réussissaient à récupérer leur trône et que Khéphren ne s’obstinait pas dans cette quête insensée.
En l’observant, elle se promit qu’elle ferait ce qu’il faudrait, peu importe les sacrifices.
– Je vous invite tous à continuer vos activités. Tout ceci ne doit pas perturber vos études.
– Avez-vous besoin de quelque chose ? Nous pouvons aider !, s’exclama une voix et plein d’autres raisonnèrent en ce sens.
Touchée par la loyauté des siens, Ruwa, essayait malgré tout de ne pas trop se réjouir. Tous craignaient les descendants de Seth. Même s'ils faisaient partie de l’équilibre du royaume en dépit de leur réputation, l'ordre du Kemet s'en verait bousculé sans leur présence. Ils étaient un mal nécessaire et équilibrant leur société. La loyauté de tous ici, quand bien même n’était-elle pas feinte, pouvait changer à tout instant. Peut-être même qu’elle avait déjà commencé à changer. Elle ne pouvait se fier à personne d’autre qu’elle-même… et Iras, Asfa et Antef en qui elle avait toute confiance. Pourtant, Asfa avait les mains liées, tandis qu’Iras ne pesait pas lourd dans l’échiquier politique de leur royaumec ce qui ne l'aidait pas particulièrement. Quant à Antef, il était trop jeune et elle ne se permettrait jamais de le mettre en danger.
– Je vous ferai savoir si j’ai besoin de quoi que ce soit. Si vous souhaitez accéder au temple d’Isis vous le pouvez toujours, malgré ma présence et celle d’Antef.
– Je voulais justement déposer des offrandes…, commenta une petite fille d’à peine douze ans et qui ressemblait à un chaton.
Ruwa lui sourit chaleureusement.
– Tu peux. Le temple est à tout le monde.
Le regard de Ruwa revient aux mets sur la table et son ventre se tordit. Elle n'avait pas rien envie d'avaler.
– Tu ne manges pas ?, demanda Antef.
L’inquiétude était lisible sur son visage.
– On a déjà tout goûté pour savoir si ce n’était pas empoisonné, dit un jeune garçon.
Il pensait sûrement bien faire en le disant mais Ruwa vit d’autres personnes s’arrêter de manger. Visiblement, cette pensée n'avait pas traversé l'esprit de tout le monde.
– Mais enfin, laissez-la respirer ! Bien sûr qu’elle va manger, s’agaça Iras.
Puis, quelqu’un essaya de changer de sujet de conversation pour détendre l’atmosphère. Bientôt, les rires reprirent et ils redevinrent tous des adolescents et enfants normaux. Tous sauf, elle, Ruwa, qui savait déjà que son innocence s’était envolée pour ne jamais revenir. Le regard toujours insistant d’Antef l’encouragea à se servir et manger un peu et ce dernier finit par se remettre à rire avec d’autres enfants de son âge.
Relevant la tête, Ruwa se sentit observée par Iras et Asfa, toujours présents.
– Allons dans la bibliothèque après le repas, annonça Ruwa simplement.
Elle n’eut pour réponse que deux hochements de tête francs et affirmés. Bien sûr qu’ils ne la lâcheraient pas. Ils iraient jusqu’au bout du monde avec elle, s’il le fallait.
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