Chapitre 6 - La serpe
La main encore engourdie par le sortilège brûlant, Ruwa parvint à faire face à l’homme et leva la serpe entre lui et elle pour le tenir à distance, se félicitant un instant d’avoir eu le réflexe de ne pas lâcher l’objet tranchant malgré la douleur.
Ses yeux couleur or rencontrèrent alors les pupilles qui l’observaient attentivement.
Il avait un air méditerranéen, les cheveux sombres et le regard tout autant. Ses yeux étaient maquillés d’un khôl impeccable. Dans son regard se lisait une lueur amusée. Elle ne lui donnait pas moins de vingt ans au moins mais pas plus de vingt-cinq non plus. Il était tout vêtu de cuir noir et elle vit à la lueur de la lune des lames aiguisées rangées dans leurs fourreaux accroché sur sa ceinture, sur le côté, un masque de loup aussi noir que la nuit tombait. C’était un masque finement ouvragé, d’une grande beauté. Ruwa ne reconnut pas ce loup. Ce n’était en tout cas pas un masque de la seule famille associée à cet animal qu’elle connaissait, les descendants d’Anubis, la famille Iamhsi. Tout sur le visage de l'homme respirait le calme et la sérénité comme s’il savait que tout allait se passer selon ses plans et non comme si elle venait de lui donner un revers imprévu. Mais à voir le pied qui était positionné légèrement en arrière signe qu’il avait reculé d’un pas, elle devina qu’il n’avait pas l’habitude que ses victimes se défendent, lui, l’assassin. Ruwa n’était pourtant pas naïve : s’il l’avait laissé s’échapper, c’était pour qu’elle est l’illusion de l’avantage. Il aurait pu la tuer comme il le voulait précédemment et avant même qu’elle n’eut fait quoi que ce soit. Il aurait pu ne même pas lui accorder la requête de la laisser boire et elle était quasiment persuadée qu’il l’avait laissée faire pour voir jusqu’où elle irait.
– Tu profanes ces lieux, assassin, souffla-t-elle, subitement en colère, tendue et serrant fermement la serpe.
Sa voix était basse, comme un chuchotis pour n’attirer l’attention de personne.
Comment était-il rentré ? Hormis la porte qui était bien gardée, il n’y avait que le vide autour du temple. Avait-il volé jusqu’ici ? Escaladé la roche de la Montagne ? C’était impossible, les temples étaient très hauts sur la Montagne et ce pan de montagne-ci impraticable.
Une autre pensée lui vint, lui glaçant le sang. Est-ce qu’Asfa allait bien ? S’en était-il pris à lui pour rentrer ici sans qu’elle n’eût rien entendu ni qui que ce soit d’autre ?
– Je t’attaque et tu t’insurges parce que j’ai pénétré ces lieux sacrés ?, demanda-t-il en penchant légèrement la tête avant d’avoir un geste.
Ruwa leva plus haut l’objet tranchant.
Il s’arrêta et l’observa.
Il y avait une dureté déroutante dans le visage de Ruwa depuis ses pommettes qu’il devinaient rougies par la peur sous le clair de lune jusqu’à la légère courbure que prenaient ses lèvres, en passant par l'arête de son nez et la sauvagerie de ses cheveux sombres et doux lâches qu’il avait légèrement emmêlé en la maintenant contre lui. Elle avait cette peau comme taillée dans l’argile même, aux courbures magnifiques comme la courbe de la lune, un très beau visage. Elle était belle, de ce genre de beauté sauvage, délicate et à la fois si intimidante.
Et ses yeux.
Ses yeux avaient une couleur étrange d’or en fusion qui n’avait rien de naturel et rendait son regard difficile à soutenir.
Se sortant de sa contemplable, l’assassin, lentement, lui fit savoir d’un signe de la main qu’il n’allait rien faire contre elle.
– Le Fils de Seth n’a donc aucune foi pour envoyer un étranger ici…
Elle eut un petit rire colérique, presque hystérique comme si ses nerfs lâchaient. Ce petit rire sembla éveiller l’attention de l’homme en face d’elle. Ruwa remarqua que quand il s’adressait à elle en borhaïque, il avait un accent étranger qui lui faisait penser à un accent grec.
– Si Meskhenet a décidé que ma vie s’arrêtait par ta main, étranger, alors oui, je n’ai plus qu’à m’insurger sur ta présence ici dans le temple de ma déesse, ajouta-t-elle dans un grec parfait et sans accent.
Dans son regard, elle crut lire de l’étonnement. Elle sentit qu’elle avait visé juste.
– Et que comptes-tu faire maintenant, Petite Reine ? répondit-il dans un grec parfait.
Ruwa ne le quitta pas du regard.
Qu’il l’appelle presque insolemment Petite Reine alors qu’elle n’était que princesse l’agaçait. Mais il y avait plus urgent que les titres et elle l’admettait à contre-cœur, il avait raison. Et maintenant ? Elle savait qu’il pourrait l’atteindre en peu de temps et elle savait aussi qu’elle n’était pas suffisamment entraînée pour l’arrêter, ni même se défendre suffisamment rapidement. Bien qu’elle essayait de se passer en revue tous les sortilèges de défense qu’elle connaissait, Ruwa constatait qu’elle manquait de temps. Elle ne pourrait pas non plus appeler à l’aide, surtout s’il utilisait une de ses lames, devinant qu’il savait très bien s’en servir.
– Que t’as promis le Septième Fils de Seth ?, finit-elle par demander, choisissant alors la négociation et retombant dans un calme et un sang-froid troublant.
– De l’argent comme tu t’en doutes et étant donné ta situation, je doute que tu puisses me donner plus que ce qu’il m’a promis, dit-il posément, n’ayant pas bougé d’un poil.
Se doutant de sa réponse, Ruwa dut admettre qu’elle n’avait pas grand-chose à négocier pour sa vie. Quand bien même arriverait-elle à convaincre cet homme de lui laisser la vie sauve, cela ne résoudrait en rien le problème qu’elle était devenue une cible et d'Amenhotep enverrait quelqu’un d’autre pour attenter à sa vie et celle d’Antef peut-être.
– Tu es prêt à être affligé en tuant une fille de Pharaon, la descendante même des dieux ?, souffla-t-elle, espérant lui faire peur ou au moins réfléchir à deux fois.
– Tes dieux, même s’ils ressemblent aux miens, ne sont pas les miens, Petite Reine. Quant à m’affliger, il faudrait que tu me lances une affliction…
Il écarquilla les yeux subitement alors qu’il vit qu’elle dirigeait la serpe contre elle-même, son poignet gauche plus précisément. La lame froide sur sa peau ne bougea pas et elle le fixa, toujours là, dans le bassin d’eau qui coulait le long de ses chevilles, venant tremper le bas de sa robe blanche.
– Si je meurs, Antef aura-t-il la vie sauve ?, souffla-t-elle sans le quitter du regard, une lueur de détermination dans l’œil.
L’homme en face ne scilla pas mais sembla tendu.
– Je n’en sais rien. Il n’a rien précisé sur le petit. Il ne veut que ta vie.
Ruwa voyait dans ses yeux qu’il ne mentait pas.
– Mais est trop lâche pour venir la prendre de lui-même. Il préfère envoyer un étranger pour faire la sale besogne. Comment t’a-t-il dit de me tuer ?, cracha-t-elle presque de mépris et de colère, son regard devenu doré.
Elle crut déceler l’ombre d’un sourire sur ses lèvres mais l’homme fixa toujours la serpe qui n’a pas bougé de son poignet et qu’elle tenait fermement.
– Par étranglement, répondit-il après un instant de silence.
Dans la manière dont il articulait la phrase, elle comprit qu’il lui mentait. Sans doute cherchait-il à édulcorer la vérité pour l’apaiser, ne pas lui faire peur.
– Tu mens. Il veut que ce soit brutal, pas vrai ? Aussi brutal que mon refus ait été pour lui, conclut-elle, comme une vérité qu’elle saisissait subitement.
Aucune émotion dans sa voix, Ruwa masquait sa peur. Elle ne voulait pas mourir comme cela et si elle devait mourir ce serait en ses propres termes.
Cette fois-ci, l’assassin lui sourit.
– Tu es très perspicace et réaliste en plus de bien parler le grec, commenta-t-il avant de faire un geste pour s’approcher.
Ruwa fit un pas en arrière.
– N’approche pas !, s’exclama-t-elle d’un chuchotement un peu plus fort et toujours en grec.
L’homme s’arrêta. Le silence entre eux dura jusqu’à ce qu’il demande :
– Pourquoi ferais-tu cela, sacrifier ta vie malgré tout ? Tu pourrais crier dans l’espoir que ceux qui gardent la porte du temple puissent venir. Peut-être que cela me ferait peur et que je m’enfuirai. Ou tu pourrais m’attaquer d’un de tes sortilèges. C’était mâlin la brûlure.
Elle le vit pencher la tête légèrement comme s’il essayait de la comprendre. Ruwa sentit les battements de son cœur s’accélérer.
– Tu ne partiras pas tant que tu n’auras pas fait ce que tu dois faire. Je le vois dans tes yeux, souffla-t-elle, glacée. Et c’est mon choix de mourir comme je l’entends.
Et elle sait qu’il sait, qu’il comprend, que chez les grecs comme chez les kemetiens, il y avait une notion de noblesse de choisir sa propre mort pour ne pas subir un déshonneur plus grand. Ruwa ne veut pas être déshonorée. Elle veut mourir comme elle a vécu : avec honneur et surtout en retirant cela à Amenhotep. Elle ne laissera pas l’assassin prendre sa vie comme le Fils de Seth le désire. Ce sera là son dernier acte de refus et de rébellion et il ne pourra jamais avoir ce qu’il voulait. Au-delà même de sa vie, c’était l’humiliation pour elle et sa lignée qu’il voulait. C’était de cette manière que fonctionnait la fourberie des Lucra mais la fille d’Isis était trop maligne pour s’y laisser prendre… Elle misait aussi sur autre chose, quelque chose qu’elle avait saisi. Il aurait pu la tuer, cet étranger, depuis un moment avant même qu’ils ne commencent cet étrange échange. Il n’en avait rien fait et elle osait espérer, non, elle croyait qu’elle avait attisé quelque chose, sa curiosité au moins, son intérêt tout au plus. Elle supposait qu'il n'était pas quelqu’un à se laisser embobiner par les personnes qu’il assassinait.
– Tu n’oseras pas faire cela, Petite Reine.
Ruwa s’apprêta à répondre quelque chose quand son regard fut attiré par un point derrière l’oreille de l’homme. Ce ne fut que l’espace d’un battement de cils. Une femme à la longue robe blanche en lin, les bras recouverts de bijoux et le regard sombre, la peau noire et la coiffe hathorique et un serpent cracheur de feu à ses pieds. Les yeux de Ruwa s’écarquillèrent un instant quand elle vit la femme lui présenter son poignet d’où s’écoulait du sang couleur or.
Un battement de cils plus tard, la déesse Isis avait disparu. Prenant une inspiration et reposant son regard sur l’homme, Ruwa souffla, les battements de son coeur tambourinant à ses oreilles :
– Regarde-moi faire alors, Enfant de Grèce.
Et d’un geste, elle sentit la fine peau de l’intérieur de son poignet se déchirer. Déjà le sang coula et elle eut envie de lâcher la serpe. Ruwa se força à s’ouvrir les veines, blème, priant Isis qu’elle ne souffrirait pas plus et qu’elle rejoindrait bientôt la Douât, priant que son sacrifice ne soit pas vain. Mais tandis qu’elle s’apprêtait à faire son autre poignet, tremblante et les jambes flageolantes, elle sentit la main de l’homme se refermer sur son poignet pour lui faire lâcher l’arme. Gémissant de douleur tant à cause de l’entaille qu’elle avait commencé à se faire que par la douleur de son poignet valide, Ruwa sentit ses jambes se dérober définitivement sous elle et ses genoux rencontrèrent l’eau, puis le fond du bassin. Un bruit métallique contre la pierre lui fit comprendre que l’arme était hors d’atteinte mais Ruwa était incapable de la voir, des points noirs se formant dans son champ de vision. Elle s’évanouissait au fur et à mesure que la vie lui échappait, et que son sang teintait l’eau du bassin.
– Il est encore trop tôt pour mourir, Princesse !, s’exclama la voix puissante de l’homme, raisonnant dans le temple jusque-là silencieux.
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