Chapitre 9.1

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L'extrémité du bâton le frappa à l'estomac. Terrassé, la respiration coupée, il s'écroula lamentablement sur le sol. Depuis trois ans qu'il suivait l'entraînement prodigué par la gardienne du pont, jamais encore il n'était arrivé à lui porter le moindre coup. La défense de Modgud était parfaite. L'attaquer de front était peine perdue : à chaque assaut, elle ripostait d'une parade appropriée et fulgurante. Batailler face à une ombre aurait été plus aisé.

« Je désespère de vous voir parvenir un jour à me toucher, prince. Qu'avez-vous donc appris durant ces trois mois ? À tomber ? Oh, si c'est cela, je vous rassure, vous le faites à merveille » ironisa la jeune femme.

Moins méchantes que provocantes, les moqueries de son professeur visaient toujours à le faire réagir. Valgard y était habitué.

L'absence de Hel et de sa nourrice, Ganglot, lui pesait énormément, sans qu'il ose pour autant tout abandonner pour les retrouver. Trop de choses, dans son esprit et dans son corps, le lui interdisaient. À l'intérieur de sa chair, se faisait sentir la présence discrète du Serment de Vérité, qui l'engageait, même s'il souffrait, à résister. En outre, comme les supplications des morts sourdaient en lui, leur peine était devenue la sienne ; ainsi, remédier à leur torture le guérirait également.

« Tu es trop rapide pour moi, Modgud.

— Effectivement. Je suis plus grande et plus robuste que vous. Mes bras et mes jambes m'offrent une allonge supérieure et donc un avantage certain. Cela dit, vos veines contiennent un sang divin que je ne possède pas. L'équilibre est donc plus ou moins maintenu.

— Alors pourquoi ? Pourquoi ne puis-je pas t'atteindre ?

— C'est votre piètre faculté d'observation qui rend nos affrontements si inégaux. Tant que vous ne comblerez pas cette lacune, vous resterez incapable de me faire le moindre mal.

— L'observation ? Que veux-tu dire par là ?

— Je vous ai appris les bases du maniement d'un grand nombre d'armes. Le lancer de dagues et de haches de poing vous est devenu familier, sans parler de l'épée, de la lance et du tir à l'arc. Du travail vous attend encore mais vous montrez des dispositions bienvenues en la matière. Pourtant, en dépit de votre expérience, la victoire vous échappe. Ignorez-vous réellement pourquoi ?

— Parce que je ne prends pas assez de risques ?

— En vérité, vous vous concentrez trop sur votre personne, si bien que vous en omettez d'observer votre adversaire. Lors d'un combat, vous ne devez pas oublier que votre ennemi agit en regard d'un seul et unique objectif : vous tuer. Ses mains, ses bras, ses jambes et ses pieds constituent ses plus terribles atouts et, si vous ne saisissez pas le moindre de ses mouvements, toute forme de résistance est vouée à l'échec.

— Je dois être plus attentif à ses gestes... Je ne dois voir que ça. »

Modgud tendit la main à son apprenti et l'aida à se remettre sur pieds. Son visage était toujours très dur, mais une lueur délicate émanait de ses yeux d'un bleu aussi pâle qu'un ciel d'hiver. Ses cheveux noirs et brillants retombaient le long de ses épaules et dévalaient dans son dos en de longues et lisses mèches d'ébène. Et si Valgard se demandait souvent comment une créature d'une telle beauté avait pu arriver dans un endroit si sombre, cette question finissait immanquablement par lui sortir de la tête, chassée par un nouvel exercice aussi pénible qu'éreintant. En vérité, il ne savait pas grand-chose de la valkyrie ; cela ne l'empêchait pas d'éprouver à son égard une admiration sans bornes, doublée d'une profonde tendresse.

« Il ne faut jamais quitter son adversaire des yeux. Analyser ses gestes peut permettre d'anticiper ses actions et donc d'échapper à ses attaques les plus meurtrières. Vous le savez, le plus insignifiant des évènements a été écrit il y a de cela bien longtemps par l'inflexible Destin dont nous sommes les esclaves. Les choses que nous vivons, dans leur intégralité, sont liées entre elles comme par une gigantesque toile d'araignée. La plus légère impulsion sur le plus fragile de ces multiples fils peut être ressentie en n'importe quel point de cette structure. L'univers, dans son entier, est la trame que tissent un passé rigide, un présent fugitif et un futur prédéterminé. On appelle cela le "Wyrd".

Le Wyrd. Ce mot paraissait gorgé de magie et de majesté.

— C'est de lui que les guerriers tirent leur force ?

— Si peu ont appris à percevoir ce filin immatériel dont nous sommes prisonniers. Ceux qui y sont parvenus ont acquis des dons étonnants. Et s'il est impossible de saisir le Wyrd dans sa totalité du fait de son immensité, confondre la Grande Toile avec le voile de la réalité permet de lire dans le corps de son opposant.

— Si j'ai bien compris, le Wyrd évite de se faire surprendre ?

— C'est exact. Il offre un temps d'avance sur l'ennemi. Lors d'un duel opposant deux combattants d'égal talent, c'est alors le niveau d'harmonie avec le Wyrd qui fait la différence.

— J'ai saisi. Tu parviens toujours à deviner ce que je vais tenter... Si je veux te toucher, je dois m'éveiller à cette force mystérieuse.

La valkyrie acquiesça d'un signe de tête puis reprit :

— Le Wyrd n'est pas tout. Il n'est que l'étoffe dont nos existences sont tissées. Il existe une autre force qui nourrit nos chairs et ce qui nous entoure. C'est le fluide vital et invisible dont est constituée la matière : le önd. Le combattant accompli a appris à le ressentir dans chaque pierre et dans chaque goutte d'eau, dans le rire d'un bébé ou dans le hurlement d'un loup. Quiconque se montre capable de percevoir sa présence et de vibrer avec lui réalise des prodiges devant lesquels le commun des mortels ne peut que s'extasier. Les êtres divins tirent leur force de cette énergie. En conséquence, vous devez à votre tour apprendre à accroître la vôtre. »

Les paroles de son maître ne quittèrent plus le fils de Hel. Si ce Wyrd et cet önd existaient réellement, il ferait en sorte qu'ils lui apparaissent.

Pendant les mois qui suivirent, il redoubla donc d'efforts et d'assiduité. Ses nuits devinrent plus courtes et, au fil des semaines, il apprit à se passer des effets bienfaisants du sommeil. Une seule chose revêtait quelque importance : communier avec la matière pour mieux tendre vers le Néant, pour mieux fondre son essence dans celle du Grand Vide primordial duquel la vie avait émergé. Ainsi, Modgud ajouta des exercices de méditation et de relaxation : Valgard était invité à laisser son esprit vagabonder au gré de ses pensées, de ses rêves et de ses plus inavouables frayeurs.

« Pour être réellement dangereuse, une lame doit avoir été correctement forgée. Il en est de même pour un soldat. Il ne lui suffit pas de savoir se battre. Il faut aussi que son esprit soit fort, qu'il lui ouvre une voie que l'on ne perçoit pas avec les yeux. Les meilleurs guerriers sont ceux que leur mental a endurcis, de sorte que leur corps est devenu la plus redoutable des armes qui soit. »

Plus tard, la vierge aborda les règles avancées de l'affrontement à l'arme blanche, et forma son apprenti à la manière de combattre des valkyries : le Raidho. Ce dernier consistait en une série de mouvements rapides et saccadés, basés sur l'anticipation, et dont la fulgurance et la force devaient être employées dans le seul et unique but de mettre, le plus tôt possible, un point final au combat. Si taillader un mannequin improvisé de bric et de broc était chose aisée, faire face à une cible mouvante était une autre paire de manches. Il ne suffisait plus de remuer le vide du bout d'une vieille épée, de jeter celle-ci dans les airs et de la rattraper après une figure qui se voulait acrobatique : il fallait apprendre à observer, à gagner, à blesser. Et pourquoi pas à tuer ?

Plus les jours passaient, plus Modgud se montrait exigeante. Avec calme et rigueur, elle insista sur les failles à exploiter, les passes les plus habiles, les positions les plus sûres.

Mettre en pratique un tel enseignement devint long et fastidieux. Tant pis. Quand bien même la voie du Wyrd était si difficile que seule une petite poignée d'élus pouvait espérer l'emprunter un jour, Valgard était prêt à tous les sacrifices pour accéder à cette puissance qu'il désirait si ardemment, cette force qui lui permettrait de faire taire les voix qui hurlaient dans sa tête.

Pour l'heure, il n'était qu'un enfant. Bientôt, il deviendrait celui dont le nom allait faire trembler les dieux.

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