Chapitre 8.2

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Le char de Sol brillait de tout son éclat. Un léger parfum de rosée embaumait l'atmosphère, non sans imbiber la vallée d'une douce fraîcheur en cette heure matinale.

Transparents, scintillants, les méandres d'un petit ruisseau dessinaient de fines arabesques en direction de l'ouest de Midgard, la terre des hommes. L'eau claire, translucide comme le verre, présentait sans honte ses entrailles qu'habitait une multitude de poissons aux écailles d'argent. Tout proches, galopaient de splendides poulains à la robe alezane et à la crinière de feu. Hennissant à pleins naseaux, ils se défiaient en combats singuliers afin de tester leurs divines aptitudes. Le long de la bordure orientale de la plaine, s'étendaient de grands pins aux épines vertes et brunes, de majestueux tilleuls aux feuilles dorées par le soleil, et des chênes imposants dont les branches laissaient pendre de minuscules glands aussi brillants que des joyaux. On racontait que ni la pluie ni la neige ne s'abattaient jamais sur ce sanctuaire, perdu à mi-chemin entre l'espace et le temps.

Dans le lointain, pour ternir cet idyllique tableau, le ciel des hommes s'affichait tristement, sombre et froid, morne et glacial. La toile uniforme d'un peintre aux funèbres pinceaux. Un royaume pourri jusqu'à l'os. Qu'Yggdrasil pouvait sembler lumineux en comparaison d'un tel paysage, dont les teintes variaient du gris au noir, en passant par un bleu obscur, à peine discernable !

Depuis des millénaires, l'if sacré perdurait, toujours plus haut, toujours plus beau, toujours plus fort. Son robuste tronc plongeait ses racines jusqu'aux confins de l'univers, afin d'offrir à ce dernier son ancestrale protection, sa légendaire force vitale. Le végétal au service du cosmos.

Il revêtait bien des aspects : à la fois colonne vertébrale et cœur noueux et palpitant des neuf mondes, il s'était fait le chemin par lequel circulait, du Néant jusqu'à la matière, le flux ininterrompu des existences mortelles et magiques ; dans les somptueuses jaspures de son enveloppe d'écorce, fusaient, en des pulsations d'énergie pure, l'espace et le temps, l'avant et l'après, ainsi que le lointain reflet d'une infinité de possibles ; il frappait de sa perfection l'ensemble des êtres qui, de l'infiniment petit au démesurément grand, constituaient son essence sans même en avoir conscience.

À sa cime, les serres perdues dans les boucles vertes de l'arbre, un grand aigle aux plumes orangées dominait avec morgue les créatures terrestres. Au sol s'élevait une porte immense. Sur toute la surface de son jambage s'étalaient d'anciennes runes oubliées ; un gros sablier, richement décoré de joyaux multicolores, trônait au beau milieu du linteau de pierre ; le seuil passé, on découvrait un escalier aux marches grises et robustes qui descendait profondément dans le sol pour atteindre la demeure secrète de trois sibyllines enchanteresses : les Nornes.

« Ô Yggdrasil, puisse l'Auri te préserver pour un jour de plus, chuchota amoureusement Verdandi, l'une d'entre elles. Puissent mes mains sur ta peau t'offrir un peu de réconfort. »

Et tandis qu'elle entonnait une triste mélopée, sa sœur Urd plongea dans l'eau sacrée un pot de porcelaine, ciselé d'or et d'argent. D'une main délicate, elle effleura la surface rugueuse du bois, puis appliqua sur celle-ci une curieuse substance aux senteurs fruitées, née du sang de la source et de la terre de la vallée.

Cela faisait des milliers d'années que les trois sorcières répétaient sans cesse le même cérémonial. Les soins incessants qu'elles prodiguaient au vieux sage d'écorce étaient empreints d'une douceur farouche, telles les caresses sensuelles d'amantes passionnées. Il fallait qu'elles craignent le pire pour le chérir avec tant d'amour ! Car si l'arbre de vie était principalement alimenté par trois imposantes racines – dont l'une allait s'abreuver au cœur de la mythique Hvergelmir, source mère des Elivagar – c'était avant tout aux bons soins des Nornes qu'il devait sa survie. Dès les balbutiements de l'univers, elles avaient veillé sur lui comme sur le plus précieux des trésors. Avec délicatesse et patience, elles le protégeaient des attaques incessantes de ceux qui vivaient dans ses ramures, broutaient ses pousses ou se délectaient de sa sève sacrée.

Les yeux plissés de Skuld, la troisième, fixaient le sauvage Iotunheim depuis de longues heures. La vieille femme s'attendait peut-être à voir surgir de ce pays de désolation une cohorte de iotnar prêts au combat. Assise sur l'une des branches de l'if, elle balançait ses petites chevilles avec vigueur et ne pouvait s'empêcher de maugréer quelque sombre parole dans un dialecte incompréhensible. Seulement, elle n'avait pas l'air inquiète : point de trouble ou de peur ne se lisait sur son visage ridé. Elle semblait même se réjouir, avec ce petit sourire au coin de ses lèvres flétries.

« La vierge vient d'accepter d'enseigner au champion ce qu'elle sait, déclara Verdandi d'un air serein.

— Tout se passe ainsi que nous l'avions prévu, mes sœurs, compléta Skuld. J'ai hâte que les derniers pions prennent place sur le grand échiquier. Les uns ont été impitoyablement balayés, une fois leur tâche accomplie. Les autres donneront prochainement la pleine mesure de leur rôle.

— Si nous ne pouvons perdre la partie, nous nous devons de rester vigilantes, rétorqua Urd, sans abandonner cet air ravi qui égayait son beau visage. Yggdrasil s'affaiblit de jour en jour et l'équilibre dont nous sommes les gardiennes s'étiole. Ne laissons pas nos jouets nous glisser des mains. »

Les trois femmes se turent. Le bruissement de l'eau couvrit leur silence. Ces lieux étaient restés inchangés depuis la naissance des mondes, éléments inaltérables sur lesquels le temps n'avait aucune prise. C'était d'ici que les flammes allaient s'étendre. Trois mèches luisantes d'huile et de graisse n'attendaient qu'une étincelle pour s'embraser. Une étincelle et une épée.

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