Chapitre 8.3

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Si elle ne lui avait pas donné le jour, elle aurait pu croire qu'un dieu millénaire se dissimulait sous les traits de ce petit garçon pas plus haut qu'un gnome. Les mots qu'il avait prononcés semblaient ceux d'un autre, même si cela n'avait rien de surprenant. Hel savait mieux que personne à quel point le contact des spectres du Niflhel pouvait être bouleversant. Bien que Valgard ait survécu à leur baiser, une chose en lui s'était définitivement brisée. L'innocence et la joie qui gonflaient jadis son cœur s'étaient désagrégées.

« Je ne peux accéder à ta demande, répondit Hel. La mort sera la seule à t'attendre au terme de ce voyage. Est-ce vraiment le salut que tu souhaites pour ton âme ? »

De ridicules taches de lumière peinaient à chasser l'obscurité qui, telle une purulente tumeur, gangrenait les moindres recoins de la pièce. Les tentures qui recouvraient les larges murs de pierres grises laissaient à peine deviner leurs motifs morbides. Ainsi, à la faible lueur des torches et des braseros, pouvait-on péniblement entr'apercevoir les formes confuses d'un monstre ailé sur fond de lune naissante, blason de Hel, fille maudite de Loki.

Au cœur de toutes ces ombres, Valgard ne pouvait débarrasser son esprit de cette étendue de neige blanche et glacée que son âme avait foulée, quand son corps reposait inanimé sur le lit de sa petite chambre. Le royaume de sa mère n'était que noirceur, mais les ténèbres qui rongeaient le garçonnet avaient l'éclat d'un million de soleils d'encre.

« Ils m'ont dit que je réussirais. Par pitié, laissez-moi changer les choses !

— Tu ne sais rien. Tu ne sais pas quel est l'ennemi que tu cherches à vaincre. Odin possède une force inexhaustible. Il te brisera.

— Je n'ai pas peur. Je ne crains pas la mort puisque j'y ai déjà goûté. En revanche, ce que je représente pour lui ne pourra le laisser impassible. Il me redoutera car je suis celui qui a échappé à son unique œil. Vous le savez. »

Valgard esquissa un pas vers la sortie. Hel se leva derechef de son trône. Elle aurait pu, d'un simple geste, fermer ces deux gigantesques battants de fer. Toutefois, sous le coup de l'émotion, elle ne parvenait plus à échafauder la moindre pensée cohérente.

« Ne me tourne pas le dos ! lui lança-t-elle d'une voix brusque, saturée de sanglots. Je ne peux pas te laisser partir, je ne veux pas que tu me laisses ! »

S'il avait pu faire autrement, Valgard aurait serré sa mère dans ses bras et lui aurait promis de ne pas la quitter. Si l'opportunité de revenir en arrière lui avait été donnée, il aurait sans hésiter repousser la folle idée de pénétrer le territoire des serpents et ainsi de s'exposer au plus ignoble de tous les châtiments. Si on lui avait donné cette chance, il l'aurait saisie sans réfléchir. Cependant, même pour une divinité, il était des erreurs impossibles à effacer. Personne n'avait le pouvoir d'emprunter à loisir les sombres labyrinthes du temps : lorsqu'une faute était commise, il s'agissait d'en comprendre les causes et d'en corriger les effets au mieux. Or, les morts lui avaient sans doute donné le moyen de réparer le mal effroyable qui avait été commis.

« Je vous aime, mère. Je ne veux pas vous faire de mal. Je veux mettre fin à ce cauchemar. Ce peut être ma destinée et je dois l'accomplir. »

Il avait raison.

Hel s'approcha et s'agenouilla. Ses yeux ocres plongèrent dans ceux de son fils et elle ne fut pas surprise d'y percevoir le parfait reflet de son propre regard. Puisque Valgard était revenu de son séjour dans le plan des esprits, il était devenu inutile de chercher à le traiter comme un enfant : il n'en avait plus que les traits. Ainsi, pouvait-elle refuser plus longtemps de le voir s'éloigner ?

Bien sûr, il y avait Odin. Ses pouvoirs étaient immenses, insondables. D'un seul désir, il pouvait détruire des armées entières ou réaliser de véritables prouesses. En sacrifiant l'un de ses yeux afin de s'abreuver à la source de Mimir³¹, il avait acquis la connaissance ultime, qui avait fait de lui un virtuose des runes et des sorts profanes. Quant à ses hordes de soldats et d'espions, elles arpentaient sans cesse les neuf mondes, pour rapporter au plus illustre des seigneurs les premiers signes d'une éventuelle menace. Face à un tel adversaire, qui pouvait raisonnablement se vanter d'avoir la moindre chance de succès ? Pourtant, Alfadr avait prédit que jamais la gardienne des morts n'aurait de descendance, et en voyant le jour, Valgard avait fait voler en éclats une malédiction que le seid³² le plus pur n'aurait su étouffer ! Sa simple existence était la preuve irréfutable que l'on pouvait échapper à celui que les dieux d'Asgard révéraient comme leur père.

« Cette situation me ramène sept ans en arrière, lors de ma fuite de Helheim pour retrouver Dag, ajouta la fille de Loki alors qu'elle essuyait une larme qui dévalait le long de sa joue gauche. Ganglati et Ganglot ne voulaient pas que je m'en aille. Seulement, je n'en ai fait qu'à ma tête. Peut-être ont-ils ressenti alors ce qui me fait tant de peine aujourd'hui.

— Ils vous ont laissé partir, n'est-ce pas ?

— Ils n'avaient pas le choix. Je suis leur reine.

— Non, ce n'était pas cela, mère. Ils vous ont laissé partir parce qu'ils savaient que vous le désiriez profondément.

Un silence. Pendant quelques secondes.

— Tu veux que je te laisse retrouver Modgud ? Tu sais qu'une fois que tu auras accepté d'être son élève, tu ne pourras plus rentrer au château. Si tu choisis la voie du guerrier, tu ne pourras revenir que lorsque tu en seras devenu un.

Le petit garçon ne se démonta pas :

— Je le sais. Je dois m'isoler des gens que j'aime pour que leur seul souvenir me donne la force de réussir. »

Au diable la pudeur, au diable la honte, sa mère le serra dans ses bras. Malgré le contact du métal froid contre son visage, il sentait les pulsations de ce cœur qui n'avait eu de cesse de battre pour lui. Il s'agissait sans doute de leur dernière étreinte avant longtemps. Aussi leur faudrait-il s'armer de patience et de courage. On ne pouvait espérer lutter contre le Destin ; celui de Valgard s'était mis en branle, et emporterait avec lui les fondations perverties de ces mondes souillés par les dieux.

La gardienne détacha la chaîne d'une étrange médaille de bronze qui pendait à son cou. L'objet n'était pas plus grand que deux pouces collés l'un à l'autre. Semblable à un petit disque de fer noir, il arborait sur le pourtour des serpents entrelacés selon des formes géométriques complexes. En son milieu, trois cercles concentriques étaient à demi recouverts par les ailes déployées d'un curieux animal au corps d'homme et à la tête de lion.

« Ce sont les morts qui l'ont créé, ainsi que ce royaume, dit-elle en l'ajustant sur la nuque de son fils. Il n'est pas aussi vieux que moi, mais remonte à la naissance de Helheim. Les reptiles, sur les bords, représentent Niflheim, gardé par Nidhogg. Malheureusement, j'ignore ce que représente la bête que l'on voit là. Ce que je sais, en revanche, c'est que si les damnés l'ont choisie pour symboliser leur prison, c'est qu'elle mérite d'être révérée avec crainte et respect.

— Il est à vous, mère.

— C'est vrai. Néanmoins, je veux que tu le portes à ton tour. Sais-tu pourquoi ?

— Parce que c'est un cadeau d'adieu ?

— Pas d'adieu, non. Cela signifie, au contraire, que nos chemins se croiseront de nouveau. Si je te prête ce médaillon, je ne désespérerai pas de ton retour. Si tu l'acceptes, tu feras tout pour me revenir. »

Le garçonnet hocha la tête et frissonna imperceptiblement au contact rugueux et glacial du bijou contre sa peau blanche.

« Sais-tu qu'il n'y a rien de plus précieux que l'honneur, Valgard ? Qui promet une chose doit veiller à tenir parole. Eliudnir derrière toi, tu ne devras plus y retourner avant d'avoir achevé ton instruction.

— Je resterai fidèle à mes vœux, mère.

— J'ai confiance en toi, ne t'inquiète pas. Cela dit, puisque tes pas te conduiront un jour jusqu'aux dieux qui peuplent le jardin des Ases, il serait bon que tu prennes conscience de leurs formidables pouvoirs.

Hel posa deux doigts contre le torse du petit brave. Une lumière d'un bleu pâle en naquit, qui envahit lentement le buste de Valgard, à la manière d'un lierre aux racines ligneuses.

— Qu'est-ce ? Ce n'est pas douloureux.

— On appelle cela le "Serment de Vérité" et, tant qu'il sera lié à toi, tu ne pourras briser ta parole sous peine de te voir administrer une fin particulièrement atroce et barbare. Parmi les êtres qui peuplent les neuf mondes, une poignée seulement est capable d'utiliser un tel pouvoir. Si tu parviens à lui survivre, alors tu seras prêt à affronter des dangers plus grands. Lorsque Modgud aura fait de toi un véritable combattant, le Serment s'évaporera et tu pourras te présenter devant moi.

— Une épreuve de plus... Je saurai respecter ma parole. Le Serment de Vérité ne m'emportera pas, je vous le promets.

La iotun se releva et tourna le dos. Elle conclut :

— Passe cette porte et ne reviens qu'une fois que tu seras un homme. Chaque jour, je resterai dans cette pièce, à attendre patiemment que tu reviennes me voir. »

Valgard savait qu'il s'agissait pour Hel d'abréger une scène douloureuse. Si elle ne lui avait pas apporté les soins de la petite enfance, il ne s'était jamais passé une seule minute sans qu'elle prie pour lui. À aucun moment elle n'avait regretté de lui avoir donné la vie. Pendant longtemps, elle avait cherché à le protéger de la folie des gens du dehors. À présent, elle voyait bien qu'on le lui avait arraché et que la seule façon de le voir revenir un jour était de le laisser accomplir ce qui pourrait peut-être le sauver. Les sauver tous.

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Lexique :

31 - Mimir : forme simplifiée du nom Mímir, signifiant Mémoire. Héros iotun, ami proche d'Odin. Gardien d'une source légendaire aux propriétés magiques.

32 - Seid : forme simplifiée du mot seidr. Quintessence de la sorcellerie, forme de magie purifiée quasi à l'extrême. Réservée aux femmes, elle prive ses utilisateurs mâles de leur virilité.

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