C’était l’été.

Nous sommes de passage dans cette région montagneuse, loin de tout.

Passage ? Oui, passage obligé même !

Car il s’agit de rendre visite à la belle-famille. Moment incontournable de l‘été pour des expatriés vivant désormais en région parisienne.

Bien que le séjour chez mes beau-parents est imposé par la bienséance, je suis d’excellente humeur. Car, en effet, depuis quelques jours je sens, dans mon ventre, battre les petits pieds de ma fille. Et comme tout jeune parent, je suis dans le ravissement.

La visite est d’autant plus incontournable que, ma belle-sœur, doit nous présenter ce midi, son compagnon.

Imaginez-vous une vieille véranda carrelée. De ce carrelage des années 70, jaune fumé. Des stores de la même couleur. Et une grande tablée, à la nappe cirée verte, décolorée par endroit, marquée par les ronds des bouteilles et verres qui s’y sont succédés. Et un été plutôt clément.

Mon beau-père trône, comme toujours, en bout de table. Et comme toujours, il ne faut écouter que lui. Au risque d’être coupé en pleine conversation.

Tout se passe relativement bien.

Jusqu’au moment du dessert…

Ma belle-mère, petite femme terne et discrète, apporte sur la table, non sans quelques fiertés, un très joli cake aux abricots.

Elle découpe.

Honneur aux invités ?

Vous rigolez !

Le premier servi, la première part, revient TOUJOURS à Lui. Lui. Le maître de maison. Et gare à vous s’y vous vous y soustrayez.

M’enfin, tout le monde est tout de même servi.

Oui, mais…

Il y a un problème.

Pendant qu’arrive votre tour, la petite assiette à dessert tendue, Lui, tout impoli qu’il est, a déjà fini sa part.

Et il en reveut.

Sauf que bon faudrait pas pousser l’impolitesse à réclamer. Alors, il s’y prend autrement :

- Clémence, reprendras-tu du cake ?

- Non merci, je n’ai pas entamé ma part.

- Caroline ?

- Non, je n’ai pas encore goûté ma part.

- Alexandre ?

- Non, je n’ai même pas commencé.

Je vous fais grâce des autres personnes. Mais vous avez compris l’idée.

Alors, notre gros homme est bien embêté. Bien irrité par ces petites remarques subtiles. Il va donc abattre sa dernière carte. Il roule ses yeux de bœuf en direction de son épouse, fronce les sourcils et d’un coup de menton impérieux, désigne le dessert.

Madame comprend. Elle comprend toujours. Même si elle soupire discrètement, elle lui sert une deuxième part.

Lui est en orbite. Les yeux exorbités, il ne parle plus. Il bâfre, il engouffre. Le regard perdu, il marmonne en mâchonnant.
Il n’est plus là.

Il se ressert une troisième part.

Le bras jeté précipitamment en avant, de peur qu’on n’ose se resservir.
Et il se dépêche, il pousse tout ça au fond du gosier.

Nous venons de terminer notre part.

Ma belle-mère remballe les quelques restes et part le ramener en cuisine.
Pardon ? Comment ose-t-elle ?

- Le respect c’est de demander avant de desservir, si personne d’autre n’en reveut, lui assène-t-il sèchement.

Madame est confuse. Elle cherche ses mots mais elle ose : elle ne pensait pas qu’après tout ce qu’il avait englouti, il en voudrait encore.

COMMENT ?

Là c’est le drame. IL se révolte. Lui donne une leçon de morale. S’insurge. S’indigne.
Vite, vite ! Elle repart en cuisine ! Et dépose devant cette impitoyable divinité, la dernière part de gâteau.

Mais notre gros homme boude.
Il repousse l’assiette du bout des doigts, la tête tournée de l’autre côté. Et croise sur son auguste bedaine, deux bras nus, potelés, comme ceux d’un bébé.

Dès que son épouse quitte la véranda, il tire à lui la précieuse douceur et l’enfourne comme les précédentes.

Pendant ce temps-là, je me lève et vais rejoindre ma belle-mère qui pleure en tablier, devant son évier, chargé de vaisselles.