54 - And Inside, Myself

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 Je referme le pc. Will file vers la cuisine. Il prend ses clé, des sacs ; enfin, la porte se referme sur ses pas. J'en profite pour rejoindre Robert au salon.

 Un brin de nostalgie me traverse en effleurant ses touches. Je pianote quelques gammes, soudoie de frêles arpèges. Partitas de Bach. Comment est-ce qu'on joue ça ?

Oublie, Max. Ferme les yeux et joue.

 Je ne suis pas familier du contrepoint. Les notes s'affichent, timides, dans mon esprit. Elles défilent, tournoient. Mes doigts obéissent, hésitent, tâtonnent. La mélodie s'inscrit brièvement sous mes yeux, s'illumine puis disparaît. J'essaie de me souvenir de ce sentiment qui m'a parcouru en écoutant Yuan Sheng plus tôt. Comment était-ce, déjà ?

 Il y a un sentiment familier à s'affranchir de la partition. Un brin de liberté qui chatouille l'être humain ; celui de la maîtrise, de la restitution des gestes acquis de l'expérience pour les mettre au profit d'une cause plus grande. Peu à peu, mes muscles se relâchent, mon esprit se libère. Simplicité et sobriété ; mon pied quitte la pédale, mes doigts s'articulent dans un toucher léger et gracile, souple et puissant. Rebondir, lier, jouer comme deux êtres qui conversent ; débattre pour mieux se réconcilier ; s'élever pour mieux s'ancrer.

 Je ferme les yeux à la recherche de saveurs indociles, happe les notes, m'enivre d'harmonies. La clarté a d'appréciable cette vue sur soi-même qu'elle permet, comme un miroir sur l'âme, transparent et sincère. Je pourrais presque sourire à mon reflet s'il ne m'avait pas renvoyé cette image lugubre. J'y vois Maxime. Maxime tel qu'il l'a toujours été. Maxime dans ce qu'il a de plus sombre. Maxime, frère de violoniste, fils d'une mère trop accaparée par sa propre vie pour se préoccuper de sa chair.

 Maxime, tel que je l'ai toujours été.

 Des notes me parviennent de l'autre côté de la cloison. Corentin retrouve son piano comme je retrouve mon identité. Bach s'invite chez lui comme il s'échappe de mes doigts ; je crois que ce qu'il y a de plus merveilleux chez ce compositeur, c'est cette capacité à réconcilier l'être avec ce qu'il a de plus cher. Et je l'écoute, léger. Je m'abreuve de ses notes, du regard bienveillant qu'il pose sur ma vie. Je ne suis pas seulement le frère de Will, ni le fils de Claire. Je suis aussi Max. Max qui aime la musique, Max qu'il a découvert à travers le piano. Max, celui qu'il aime.

 Maxime, tel que je l'ai toujours été.

 La mélodie s'arrête, Corentin ne joue plus. Mon portable vibre. Je l'attrape précipitamment.


18h22

De : Corentin

A : Moi

Ton prochain morceau ?


De : Moi

A : Corentin

Griffin veut que je joue plus de Bach


De : Corentin

A : Moi

Elle a raison, ça te va bien :)


 Un sourire béat étire mes lèvres. Bêtement, mon cœur se met à battre sans que mes yeux ne quittent l'écran. Corentin pianote à nouveau quelques notes. Partita numéro cinq. Je retiens un petit rire en saisissant son message : il est en train de m'imiter jouer. Est-ce que c'est à ça que ça ressemble quand je touche à Bach ? C'est assez flatteur.

 Je réponds d'un mouvement beaucoup plus lent, plus profond aussi, à l'image que je me fais de lui; de nous. Les yeux fermés, mes doigts tremblent. N'y a-t-il pas de manière plus parfaite de communiquer ?

 Un silence imprévu suit ma réplique. Je rouvre les yeux, mal à l'aise, en comptant les secondes. Pourquoi ne réagit-il pas ? Corentin ?

 Il reprend timidement, comme s'il hésitait sur le choix des notes. A moins que ça ne soit le phrasé qui tout a coup devient bancal. Je ne l'ai jamais entendu chercher sa musique comme il semble la chercher à l'instant. Je fronce les sourcils. Son incertitude provoque en moi un bref sentiment de panique. Je me penche sur Robert, me prend la tête entre les mains. Ah, je le déteste. Je déteste être amoureux. Je déteste attendre, douter, sentir mon corps s'emballer chaque fois qu'un détail saisit toute mon attention.

Tu entends ? Je te déteste ! Je te hais !

 Je me laisse choir sur le clavier tête la première, les bras ballants. Dieu, épargnez-moi un tel fardeau. Je veux revenir à ma vie tranquille. Retrouver la scène, ma gloire, conquérir le monde, pas m'éprendre d'un gars rencontré deux mois plus tôt...

 Deux timides notes résonnent, subtile espoir d'une réponse tant espérée.

 Je me redresse d'un coup et attrape mon portable.

 Pas de message.

 Désespéré, je me laisse choir à nouveau sur Robert qui m'accueille dans un fracas.

 Je ne sais pas comment on en est arrivé là. Ai-je mal interprété ? Ou ai-je trop espéré ? Je soupire et divague dans mes pensées de Bach, de Corentin, de la Masterclass. Finalement, quand je prends conscience que le piano s'est remis à jouer, ce n'est plus Bach qui résonne, mais une mélodie inconnue. Je dresse l'oreille, tant surpris qu'intrigué. J'écoute avec un demi-sourire aux lèvres. Dans ces moments-là, je ne saurais trop dire comment je me sens. Rassuré. Apaisé. Reconnaissant aussi.

 J'attrape mon téléphone et hésite à renvoyer un message. Je n'ai pas envie de gâcher cet instant, mais je n'ai pas envie non plus de faire comme si je n'en avais rien à faire. Mon cœur se met à battre plus fermement. Je me mords la lèvre. Qu'est-ce qu'il convient de dire dans ces instants ? "J'ai envie de passer du temps avec toi ?" On vient de se quitter... Pourtant, l'idée de passer vingt-quatre heures de plus avec ce mur qui nous sépare devient soudain insupportable.


18h37

De : Moi

A : Corentin

Ca te dit de sortir ?


 La réponse est immédiate.


De : Corentin

A : Moi

Oui :)


 Ma poitrine se gonfle. Je mets trois secondes à reprendre mon souffle. Bien. Très bien. Je me lève, traverse le salon jusqu'à la porte, enfile mes chaussures et sors. Sur le palier, je me retrouve comme en con devant chez Corentin. J'hésite à appuyer sur la sonnette ; finalement, c'est lui qui finit par sortir. Il fait nuit, nous sommes tous les deux et il est toujours aussi beau.

 – J'ai cru que tu ne proposerais jamais, se moque-t-il en me servant son plus beau sourire. Ca te dit un cinéma ?  

Bien sûr que ça me dit. 

 Je crois que je sais enfin comment je me sens.

 Amoureux. Je me sens amoureux.


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