53 - And At The Beginning Was Bach

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 C'est le cœur serré que j'observe Corentin regagner son appartement. Il m'adresse un dernier signe de la main. Je me demande comment il peut afficher un air aussi serein tandis que chaque muscle de mon corps semble se rappeler à ma conscience. Je suis tendu. suis-je le seul, depuis le départ, à éprouver ce manque ?

 Je claque la portière et récupère mes affaires dans le coffre. J'ai l'impression d'être parti depuis des mois quand ça ne fait que quelques jours à peine. J'intègre peu à peu la notion de temps. Combien il est subjectif, selon qu'on le vive ou le subisse. Est-ce de ça dont voulait parler Griffin ? Me faire prendre conscience de cette autre vérité quand on a un rapport à la réalité différent ?

 Je pousse la porte en soufflant. L'intérieur est d'une agréable chaleur. La pénombre m'accueille, réconfortante. Je suis heureux d'être rentré. Je pose mes affaires sur la table de la cuisine et prends le temps de me poser. Avec le recul, ces derniers jours me paraissent tellement irréels.

Qu'est-ce que tu fais Max ?

 Oui, qu'est-ce que je fais ? Un mec. Pourquoi ça me tracasse autant maintenant alors que je n'en avais rien à faire il y a deux jours ? Un soupire m'échappe. Est-ce que ça signifie que cette relation est vouée à l'échec ? Est-ce que ça changerait quelque chose si j'étais une fille ?

Il ne t'abandonnerait pas.

 Bon sang, est-ce vraiment le moment pour une relation ?

Calme-toi. Pense à tes objectifs.

 Mes objectifs. Penser à mes objectifs.

 Je récupère mon sac et file me changer en pensant à la soirée prévue le lendemain. Le savoir chez lui, de l'autre côté du mur du salon, me réconforte sans pour autant combler l'incertitude qui grandit en moi. J'enfile une tenue décontractée histoire de me sentir à l'aise et allume mon ordinateur.

 Claquement de porte à l'appart du dessus.

 Je fais glisser la souris vers le bureau et ouvre le dossier des partitions. Bach. Si Griffin y tient... Ces derniers temps, revenir à une version plus épurée de la musique ne me rebute plus autant. J'avoue que le compositeur attise même une part de curiosité en moi. Peut-être que je suis en train de changer ?

 Douces insultes. Je relève la tête ; ça crie à l'appartement du dessus. Les talons résonnent à travers le plafond, d'un bout à l'autre de la chambre. Désabusé, je visse les écouteurs sur mes oreilles. Pourquoi est-ce que je pense à lui dans ces moments-là ?

Concentre-toi.

 Partitas de Bach. Je cherche sans la trouver la partition. Pas grave, je n'ai qu'à regarder sur google. Je lance en parallèle une version audio sur YouTube pour me faire une idée. Mon geste se fige à peine les premières notes jouées. Légèreté articulée, grâce épurée ; à cet instant, j'ai l'impression de comprendre où Griffin souhaite me mener. Les notes défilent. Elles s'entremêlent, évidentes, en un contrepoint à l'image de ma vie. Deux voies parallèles qui même si elles se suffisent à elles-mêmes, se subliment tant elles se complètent. Dans quelle mesure ai-je besoin de Corentin pour donner sens à la musique ? Dans quelle mesure me permet-elle de l'atteindre, lui ?

 Pensif, je me laisse emporter par les mélodies, surpris de constater combien simplicité peut rimer avec profondeur. Je n'écoute jamais Bach ; certains musiciens ne jurent que par lui et honnêtement, je me suis longtemps demandé pourquoi. Mais aujourd'hui, étrangement, chaque motif, chaque note, semble s'articuler avec une précision qui ne me laisse pas indifférent. A chaque intention sied une juste réponse, une volonté musicale mesurée qui au delà de la nécessité de briller, s'inscrit dans une sobriété prompt à une profonde réflexion intérieure. Et petit à petit, je vogue. Je vogue vers une version plus légère de moi-même. La tension se relâche, me laisse sombrer contre le dossier de ma chaise. Pourquoi est-ce que je m'évertue à penser qu'il me faut nécessairement choisir ? Lui, ou la musique. La musique, ou lui. Mon esprit s'arrête sur son baiser, dans les bains ; quelques fractions de secondes, avant de retrouver presque instantanément le fil de mes pensées. Que se serait-il passé si Will n'avait pas fait irruption ? Si notre étreinte s'était prolongée ?

Tu préfères ne pas y penser, Max...

 Je me passe une main dans les cheveux, ennuyé. "D'autant que Sand et Chopin ne finissent pas ensemble" ; ses mots me hantent comme un funeste présage, un destin que je ne souhaiterais pour rien au monde se voir réaliser. Qu'est-ce qu'il ma pris de lui dire que je ne laisserai pas ça arriver. D'accord, je veux bien, mais entre "vouloir" et "pouvoir", il y a quand même un brin de réalité à prendre en compte !

 Je soupire, et poussé par la curiosité, tape "rapports gay" dans Google.

 Les résultats de ma recherche s'affichent instantanément. "Normes amoureuses et pratiques relationnelles". Ce n'est pas trop ce à quoi je m'attends. J'essaie autre chose : "relation sexuelle entre hommes". Je me penche sur l'écran et clique sur le premier lien. Explications pour des rapports, témoignages, sextoys en tout genre ; ce que je découvre me fait peu à peu prendre conscience de la merde dans laquelle je me trouve. Je décide de faire un tour sur le forum et parcours quelques sujets plutôt explicites. Disons que comme tout humain, j'avais jusque là une brève idée de comment devaient se dérouler les choses. Sauf que ce que je découvre me fait encore plus flipper. Bon sang ! Est-ce que je suis le seul gars sur terre à vouloir préserver mon cul ? Je ne peux pas ! C'est au delà de mes capacités.

 Ou alors il faut que je me débrouille pour tourner les choses à mon avantage...

 La porte claque. Je jette un œil vers le couloir. Retour du grand-frère, qui pose ses clés sur la table de la cuisine. Je me frotte les tempes, désemparé. Au moins, j'ai réussi à me préserver jusque là. Et je ne suis pas prêt de lui vendre mon âme, pas même pour trois baisers et un Chopin.

 – Max ?

 Je soupire. Qu'est-ce qu'il me veut encore ?

 Son visage apparaît brusquement dans l'embrasure de la porte. Je sursaute et ferme précipitamment la page du navigateur web.

 – Je vais faire des courses, tu veux venir ?

 – Et frapper, c'est pour les chiens ? On n'a plus huit ans je te signale.

 – C'est pas comme si tu te baladais à poils dans ta chambre...

 – Et si c'était le cas ?

 Un sourire narquois fend son visage d'ange diabolique.

 – Je te dérange, on dirait.

 – Qu'est-ce que tu veux ? rétorqué-je, préférant couper court.

 – Je vais faire les courses. Besoin de quelque chose ?

 Je lui sers mon plus beau sourire de "casse-toi !" ce qui a le don de l'agacer.

 – Claire m'a envoyé un nouveau message, fais-je en secouant mon portable. Je suppose que l'heure des comptes a sonné ?

 Son air des plus blasés sonne comme une petite victoire. Je suis vraiment un crevard parfois. Mais il l'a mérité. Ça lui apprendra à toujours m'interrompre dans les pires moments.

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