Vol 711-Kouyala

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Rania essayait d'ouvrir les yeux, à travers ses paupières mi-closes. Elle distinguait une main gantée, tendant un verre par dessus son siège. Il s'agissait bien d'un siège? Oui, elle était bien assise. Elle releva sa tête endolorie. Son crane, prêt à exploser, semblait avoir triplé de volume, après avoir servi de djembé à de fervents débutants.

- Madame, murmura t-elle en ayant l'impression d'avoir crié.

Mais déjà l'hotesse s'éloignait.

- Je serai vous, j'attendrai encore un peu pour le Doliprane, proposa une voix à gauche.

Rania se tourna vers la trés belle blonde qui venait de prononcer ces mots. Puis elle promena son regard autour de ce qui lui semblait être un appareil en plein vol. Elle se trouvait coincée dans la rangée du milieu, et n'avait aucun souvenir d'être montée dans cet avion. Elle n'en avait aucun d'ailleurs.

- Quelle...?

- Il est 21 heures, et nous avons décollé de Kouyala, il y'a 30 minutes. Avec une heure et demi de retard, cela dit! Du jamais vu! Ils vont m'entendre.

Comment faisait-elle? Sa boite cranienne se mit à nouveau à pulser furieusement, en particulier sur les côtés. Il lui fallait vraiment prendre quelque chose, même un gin, tant qu'à faire.

- Non , désolée, ça, ce ne sont pas les secousses habituelles d'un avion...comment dit-on déjà?

Comme par effet de synchronicité, l'hotesse rassurait à sa manière un groupe de voyageurs.

- Non , madame, ce ne sont que des turbulences. Merci de garder votre ceinture attachée.

- Madame, les enfants sont turbulents. Ca, c'est un avion qui a des problèmes!

Le groupe de voyageurs inquiets se composait d'une jeune mère et de ses trois enfants endormis.

L'hotesse qui tenait un plateau, s'impatientait face au discours de plus en plus colérique de la mère de famille.

- Nous sommes situés au niveau de l'aile, et je peux vous dire que depuis le décollage, il y'a un problème. On a l'impression qu'elle ne cesse de vriller , et ce bien avant le passage dans cette zone de soit-disant turbulences. Le problème est structurel, pas circonstanciel. Je vous en prie...ça vous côute quoi d'aller demander l'avis d'un agent technique s'il y'en a un dans l'équipage. Je vous promets que s'il est de votre avis, je ne vous dérangerai plus le reste du voyage.

L'hotesse, excedée, eut un imperceptible mouvement des yeux vers le ciel, mais garda un ton et un maintien sans reproche.

- Je comprends votre inquiétude, et j'entends vos paroles...

- Encore heureux pour votre audition, nous ne sommes qu' à 20 centimètres l'une de l'autre.

L'hotesse sourit malgré elle, puis reprit: "Madame, je vous assure que tout est en ordre"

Mais la dernière secousse fit valser le contenu de son plateau dans les airs avec une telle violence qu'elle en fût la première surprise.

-Je reviens, désolée, articula t-elle.

L'inflexion de sa voix s'était teintée d'une fine couche d'appréhension, même si son sourire conservait un calme professionnel.

L'avion était pris de secousses de plus en plus anarchique, et l'inquiétude se propageait à travers les rangées par vagues sporadiques. Certains passagers s'étaient mis à prier à haute voix, invoquant Dieu avec l'énergie du desespoir, tandis que d'autres crispés, et pensant maitriser les traits de leurs visages figés dans une incrédule stupéfaction, leur opposait le discours rationnel suivant lequel l'avion était le moyen de transport le plus sûr:

- Roo, ça va! Lache-moi avec ça! Ceux qui pourraient mettre cette stupide assertion en doute ne sont en général plus là pour le faire, hurla une femme excédée à l'endroit de son époux, qui s'aggrippait à elle.

L'hotesse reapparut, un micro à la main, sollicitant l'attention des passagers:

- Nous traversons un peu plus qu'une zone de turbulences. Le commandant de bord va vous faire une annonce afin de vous apporter plus de détails techniques. Je vous demande de garder vos ceintures attachées et de ne vous lever sous aucun pretexte."

Elle avait considérablement perdu de sa superbe, et glissa à l'abri des regards sur un strapontin entre le rideau plissé la séparant des passagers, et le bar roulant sur lequel son regard s'attarda.

- Mais enfin que se passe t-il? demanda Rania à sa voisine, incongrument détendue.

- Rien qui ne soit déjà prévu à l'avance, dans le vaste champs des possibles.

Rania secoua la tête, certaine à présent d'avoir affaire à une de ces illuminées qui se nourrissent de graines de goji, marchent pied nus sur la rosée matinale, sur fond incantatoire et ont appris à accueillir la vie et la mort avec le même détachement.

La voix du commandant de bord s'éleva dans un silence consterné.

" Mesdames, messieurs, ici Matthieu Rochas, commandant de bord du vol 711, reliant Kouyala à Odysséa. Notre avion rencontre un incident technique mineur que nous pensions avoir résolu au décollage. Nous ne pourrons malheureusement pas rejoindre Odysséa dans ces conditions, aussi nous allons devoir faire marche arrière et regagner Kouyala, ce qui implique que nous devrons, afin d'atterir en toute sécurité, nous décharger en cours de vol de notre carburant. Je vous demande de garder votre calme, comme cela a été le cas jusqu'à présent et je vous remercie, ainsie que les membres de l'équipage, pour votre confiance et votre compréhension."

Tout au long de l'allocution du pilote, l'avion subit des soubresauts de plus en plus aigus, comme pour mettre ses paroles à l'épreuve. Guinée saisit les mains de ses deux enfants endormis de chaque côté, et reposa son menton sur la tête de Wely, la petite dernière calée contre sa poitrine. Elle venait d'enterrer son père à Kouyala, six mois après sa grand-mère. Ce fût un voyage à la fois éprouvant et salvateur: il lui avait permis de renouer avec ses racines; Et à ses enfants de connaitre leur terre originelle. Leur grande et aimante famille avaient expériménté ensemble la douleur, et la solidarité face à celle-ci, resserant encore plus étroitement leurs liens. Elle adressa à ses deux plus récents ancêtres une courte prière animiste en implorant leur protection: " Sauvez au moins ces trois là. Moi, j'ai assez vécu, je peux vous rejoindre. Mais eux, ont le droit de connaitre le plaisir doux-amer de la vie." Elle adressa une prière au Tout-puissant, à Jesus. Et bien que baptisée protestante, ajouta Marie, pour plus de sécurité.

Elle se laissa ensuite glisser dans le sommeil, qui avait étourdi les trois enfants, peu de temps après le décollage. Ils se savaient aimés et en sécurité. Il était inutile de les réveiller pour le leur dire, fusse la dernière fois. Si danger il y avait, ils passeraient tous d'un sommeil à un autre. Les cris, l'inquiétude, l'angoisse n'étaient pas nécéssaires à l'ultime expression de l'amour.

Rania, pétrifiée, expérimentait, depuis les confins de la peur des hallucinations auditives. Il lui semblait entendre Cesco lui dire avec force et conviction: " bats-toi, Bats-toi, Accroche-toi, je suis là. Je serai toujours là, bats-toi ma chérie, bats-toi et reviens-moi"

Elle ferma les yeux. Elle pouvait presque voir son beau visage brun se pencher vers elle et embrasser ses lèvres closes. Le souvenir ému de leurs étreintes remonta : un délicieux frisson inattendu et electrisant, plus fort que la peur, parcourut sur son corps raidi. Elle rouvrit les yeux, elle devait vivre. Elle ne lui avait jamais dit qu'elle l'aimait. Cesco...

Lorsque l'avion se posa finalement trente minutes plus tard, le 18 octobre 2025, sur le tarmac de l'aéroport de Kouyala, une salve d'applaudissements soulagés, accueillirent le commandant de bord et son équipage, venus remercier les passagers pour leur calme exemplaire, en ces circonstances exceptionnelles. Leur collaboration avait été salutaire.

Les passagers furent dirigés vers les tapis roulants afin de récuperer leurs bagages. Alors qu'ils se bousculaient pour une place assise dans la navette mise à leur disposition afin de les conduire à l'hotel requisitionné par leur compagnie aérienne, Guinée qui portait Wely encore endormie tout en essayant de garder eveillés les deux ainés, sollicita Rania. Cette dernière ne se souvenait plus très bien quel bagage elle était , elle-même, supposé retirer du carrousel.

- Excusez-moi, est-ce que je peux vous demander de tenir, juste cinq petites minutes ma fille par la main? J'ai peur qu'elle se perde avec cette cohue. Elle est encore un peu à l'ouest...

- Oui, comme nous tous, relativisa Rania en calant la main chaude de l'enfant au creux de la sienne.

Elle lui proposa également de récupérer ses bagages, puisqu'elle n'en avait manifestement pas elle-même. Guinée s'empressa d'accepter.

- C'est trés gentil, je veux bien. Merci. J'ai deux grandes valises dans les tons marrons, l'une en toile et l'autre en cuir. Je sais pas si elles sortiront de la soute côté à côte , mais mon nom figure en grosses lettres noires dessus "Guinee Ebodé", vous ne pouvez pas les louper!

Rania sut instinctivement pourquoi elle était là, à cet endroit et dans ces circonstances improbables. Comment cela était-il possible? La jolie petite fille aux longues tresses, dont la tête reposait sur l'épaule de Guinée était donc...Etait-elle en train de rêver? Elle avait rencontré Wely, il y'a quelques jours pendant son enquête. Une jeune et jolie femme de sa génération. Elle se pinca: tout semblait si réel. La belle blonde réapparut:

" Non, ce n'est pas un rêve!" pérora t-elle.

Décidément! Son inconscient était têtu, et trés decevant...elle aurait préféré un beau black comme Cesco en guise de coach dans cette exploration onirique ultrasensorielle.

- Hum, hum...je répète: ce n'est pas un rêve! Et c'est le moment ou jamais pour vous d'obtenir vos réponses auprès de Guinée Ebodé. Ce n'est pas ce que vous vouliez?

- Mais comment est-ce possible?

- Aucune importance. Tout comme le fait qu'on vous ait injustemment écarté de votre enquête. Elle est toujours en cours, oui ou non?

En effet, l'enquête était toujours en cours, la formelle comme la sienne, informelle, minutieuse et tétue, comme seuls savent l'être les faits.

Elle n'avait pu accéder aux réponses qu'auraient dû lui apporter le manuscrit de Guinée, il était resté au sol. Elle ne gardait qu'un souvenir parcellaire de tout ce qui entourait les instants précédant la chute de ce carnet au sol. Le reste se défilait. Plus elle se raccrochait aux quelques bribes éparses de souvenirs, et plus ceux ci se fragmentaient pour finalement s'évanouir dans un vide abyssal. Mais Guinée, elle, était bien là!

Bérénice la secouait: -Il faut lui demander de prendre ce bus. Elle doit absolument rester avec vous. Il est hors de question qu'elle rentre dans sa famille, ce n'est pas sans risque.

Rania fixa la blonde: - Appelle-moi bérénice, tutois-moi aussi si tu veux, mais surtout retiens là. Allez!

- Mais...je la connais à peine, objecta Rania, elle va juste me prendre pour une folle....ce qui pourrait bien être le cas puisque je te parle!

Marion qui émergeai de son état semi-somnambuliste au son de leurs voix, fût stupéfaite de se retrouver entre deux étrangères sans lien apparent avec sa mère, qu'elle ne voyait pas, noyée dans la masse des voyageurs hagards. Elle éclata en bruyants sanglots et appela à grands cris sa mère, afin d'ameuter les passants comme on le lui avait appris en cas de rapt. Rania lacha aussitôt sa main, tout en essayant de la calmer et en cherchant desespéremment Guinée des yeux.

Sa taille moyenne ne lui permettait pas de la distinguer aisément, mais Bérénice qui dépassait tout être vivant d'au moins une tête lui fit un signe au loin. Elle se trouvait près de Guinée. Marion accourut vers sa mère, et lui agrippant la taille à la volée, se cacha derrière elle. Wely en revanche, parfaitement réveillée et souriante, ouvrant grands les bras vers Rania comme à une vieille connaissance de bac à sable. Le fils ainé de Guinée était parti en quête des bagages, qu'il avait repéré le premier. Rania l'aida à les décharger du tapis, et les regroupa dans un charriot métallique. Elle essaya alors de convaincre Guinée de rejoindre le bus à destination de l'hotel:

- C'est un hotel 3 étoiles avec piscine. Je suis certaine que les enfants et vous, y serez bien."

- Non, ca va aller. Merci pour votre aide, c'est tres gentil. Mais nous avons de la famille ici.

- Oui, mais il est tres tard. Les avez-vous prevenu du revirement de situation et de votre arrivée? On ne dirait pas. Ils ne sont pas là.

Guinée jeta un oeil suspiscieux sur cette bien curieuse jeune femme au sourire avenant. Elle respirait la bonté et la generosité. C'était precisément pour cela qu'il fallait s'en méfier. Cette ville en proie à une pauvreté endémique avait vu les solidarites séculaires et claniques se deliter en moins de deux générations. Les enfants détroussaient leurs propres parents et inversement. On tapait dans la bourse du voisin sans complexe.

Chacun rivalisait de créativité dans ce domaine, comme ce taxi qui avait pris une de ses tantes, et dans lequel un pasteur et une femme de petite vertu piaffaient déjà d'impatience. Le taxi compléta sa course d'un dernier occupant, un homme d'affaire pressé, qui succéda à sa tante. L'homme d'affaire pretexta devoir faire un arret pour récupérer une somme qui venait dêtre dupliquée: "Chaque somme déposée au pied d'un arbre mystique était doublé par celui-ci." C'était le secret de sa fortune. Personne ne le crut sur l'instant. Il fût même copieusement raillé, mais il réussit à convaincre sa tante qui proposa aux autres passagers, puisque le détour était minime, d'aller constater ce miracle de leurs yeux. La somme investie par l'homme dans ce commerce occulte avait en effet été dupliquée.

Intrigués, ils misèrent tous une une somme dérisoire n'excedant pas 1000 francs CFA, à l'exception du chauffeur qui joua sa recette à ce jeu de hasard, soit 80000 francs CFA. Ils déposèrent religieusement l'argent au pied de l'arbre, et après un tour en ville, chacun récupéra en effet , surexcités, le double de sa mise. Le chauffeur ayant largement gagné sa journée, voulut rentrer chez lui mais les passagers réussirent à le convaincre de faire un dernier tour.

Sa tante vida son Plan d'épargne, soit 1.000.000 de francs CFA. Evidemment, cette fois, ils ne trouvèrent rien de plus que des feuilles mortes et quelques mangues pourries au pied de l' arbre, la fois suivante. Et tandis que la tante de Guinée se lamentait sur son sort, les quatres escrocs, tous complices jusqu'au prêtre, se sauvèrent en taxi.

La tante de Guinée fût sévèrement rabrouée par son époux, tant pour sa naiveté qui les avait privé à jamais de leurs précieuses économies, que par son imprudente conduite qui aurait bien pû lui couter la vie. On ne comptait plus en effet, les gros titres de journaux, faisant état de corps démembrés, gorges coupées ou oeil crevé qui accompagnaient ces larcins, afin d'éviter toute dénonciation ultérieure.

Guinée faisait une proie idéale, seule avec ses trois enfants, et cette jeune fille, Rania, était l'appât parfait. Tout lui semblait décidément bizarre ce soir. Elle prit rapidement congé de cette trés collante compagne d' infortune, héla un taxi et s'y engoufra avec bagages et enfants.

Elle n'avait pas l'adresse exacte du lieu de vie de sa famille, la maison du deuil, pour la simple et bonne raison qu'à Kouyala, les plans d'urbanisation dans leur étrange complexité, n'avaient pas prévu de numéros de rues. Ni même de noms de rue. Elle avait donc indiqué comme point de repère, un carrefour connu. Le chauffeur semblait cependant emprunter un dédale de ruelles inconnues qui lui firent regretter son empressement à fuir Rania et son entrée précipitée dans l'antre du taxi, nouveau territoire de prédilection des crimes en tout genre à Kouyala: des viols y avaient lieu, on y égorgait des mamies et on détroussait cruellement des tantes crédules. Elle regarda machinalement son portable: plus de batterie. Elle pria de nouveau ses ancêtres, Dieu, Jesus et Marie avec la même ferveur que dans l'avion.

Le chauffeur qui l'avait même sermonné sur le danger qu'il y avait à circuler seule, même en taxi, à cette heure avancée de la nuit, insista pour la déposer devant son portail et l'y voir rentrer. Le consortium de divinités invoqués avait été receptif à sa prière: le gardien avait curieusement déserté la guérite, et toutes les lumières étaient éteintes. Il était plus de deux heures du matin. Le chauffeur lui tendit cependant son portable et elle put appeler sa mère, qui rappliqua inquiète, non sans avoir ameuté toute la maisonnée. Tous vinrent remercier cet homme providentiel avec une extrême gratitude, comme s'il avait, en plus de l'avoir conduit à bon port, fait atterir un avion détourné aprés avoir désarmé de dangereux terroristes.

- Je n'ai fait que la conduire de l'aéroport jusqu'ici, mais elle doit être prudente. Le dehors est devenu mauvais. Surtout pour les femmes seules, de surcroit avec de jeunes enfants.

Il reçut en pourboire, le triple du prix de sa course, tandis que Guinée s'empressa d'aller se coucher, avec les enfants.

Le lendemain, un fin halo doré entourait la promesse d'un jour nouveau, plus lumineux que le précédent. Le manteau poudré d'une aube fleurant le pain chaud, recouvrait encore le foyer endormi d'où crépitaient les rires chaleureux des plus matinaux. La tablée était déjà dressée avec de pains, ronds, moelleux et croustillants de bonheur, dans la vaste baie vitrée, où son père quelques mois plus tôt, prenait encore des bains de soleil.

Guinée prit place, et découvrit ce matin là, qu'en fait rien n'était à sa place. Elle n'avait pas eu le temps de le noter hier soir, mais ce matin, le gardien édeniste du grand Nord, à l' étrange diction saccadée, comme si son accent empruntait une tonalité puis en cours de phrase bifurquait vers une tout autre, n'était plus là. Il avait été remplacé par une jeune trentenaire ventrue, dont les salutations étaient aussi expéditives que celle d'Ali, étaient interminables. Elle prétendait être là depuis 5 ans quand la veille, le bon vieux Ali lui contait encore une blague de son cru pour la distraire de sa peur de voyager en avion. Ce matin, aux allures pourtant ordinaires, personne ne semblait se souvenir d'Ali.

Sa mère avalait café sur café, elle qui n'en avait jamais supporté l'odeur. Sa tante qui n'avait jamais quitté ses longues perruques de 26 pouces, même pas pour un shampoing, allant même jusqu'à les affubler de prénoms, allait et venait à présent avec ses cheveux naturels, coupés à ras, elle impénitente coquette qui les avait toujours honni comme si la nature l'avait perfidemment trahi.

Une de ses si jolies nièces- probablement la plus douce, la plus gracieuse- se faisait à présent appeler "Ryan", sapé comme un petit gars échevelé, jurant comme un charretier n'avoir jamais été une petite fille, affirmation que tous partageait communément en regardant Guinée qui soutenait le contraire, avec de moins en moins d'assurance, comme si elle avait perdu la raison.

Mais surtout des théologiens edenistes dont les silhouettes hiératiques étaient drapés dans de longues toges austères, aux couleurs aussi joyeuses que leurs mines, se confinaient depuis le matin, tantôt avec sa mère, tantôt avec sa tante, ses oncles ou ses frères et soeurs dans ce qui fût jadis le bureau de son père. Ils furent rejoint par des chefs de villages que Guinée fût certaine d'avoir croisé à l'enterrement. A aucun moment, elle ne fût invitée à les rejoindre.

Tous échangeaient dans une langue qui n'était pas la leur, qu'ils ne connaissaient pas la veille et qu'il leur aurait été impossible d'apprendre en un si court laps de temps.

Ali, le fidèle gardien édeniste, toujours à son poste, de jour comme de nuit quelques soient les circonstances, l'avait souvent mise en garde contre ce qu'il considérait comme une secte, proche du pouvoir. "Le vrai pouvoir, l'occulte, est celui qui va au delà du pouvoir ostentatoire. Le vrai pouvoir est toujours invisible, mademoiselle, sinon c'est pas le pouvoir.....c'est la gouvernance. Comme les baby-sitters du gouvernement. On ne voit jamung les vrais parents."

Rania émergea comme dans un rêve, des draps de coton frais de sa chambre d'hôtel. La compagnie aérienne n'avait pas fait les choses à moitié. Un café et des fruits frais, disposés en morceaux dans de larges coupelles, l'attendaient sur la table de la terrasse. Elle se leva, et se dirigea vers celle-ci, attirée par l'odeur exotique du suave nectar dont ces fruits semblaient regorger. Elle porta indifferement l'ananas, la mangue et la papaye à la bouche, bouleversée par un immédiat vertige gustatif.

Plus bas, quelques courageux parents et leurs enfants nageaient dans une piscine à l'entretien douteux. Dans la navette qui les avait conduit Bérénice et elle jusqu'à l'hotel, son esprit avait réussi à échapper au florilège de reproches qui s'abbatit sur elle, son manque d'initiative, et son absence de conviction, en constatant la présence, sur le site hôtelier, d'une piscine de niveau olympique à l'eau claire et limpide. Celle qu'elle avait sous les yeux n'avait aucun rapport avec sa vitrine commercial sur papier glacé.

Déçue, elle enfourcha les sneakers et le jogging mis à disposition, et après son frugal repas, se lança dans son habituel jogging matinal, quant bien même rien ici,n'était habituel. Mais seule le fait d'être morte ou alitée sans conscience, aurait pu l'empêcher de se dégourdir les jambes en laissant vagabonder ses pensées, loin devant. Et aujourd'hui, quoiqu'elles fassent, celles-ci revenaient toujours sur Cesco. L'imminence du danger, voire de la mort dans l'avion, avait fait ressurgir des sentiments qu'elle pensait durablement enfouis, pour ne pas dire effacés. Or l'amour qu'elle vouait à Cesco lui apparaissait avec la même évidence désarmante qu'une fleur éclose incapable de retenir plus longtemps son pistil. Si les humains maitrisaient le langage secret des plantes dont les messages, s'aggrippent au vent ou traversent un méandre de galeries souterraines pour s'inscrire dans les racines profondes de deux êtres qui sont liés au delà de l'apparente distance, elle aurait compris plus tôt que Cesco, malgré leurs régulières séparations, avait toujours été là.

Elle avançait à petites foulées, économisant son souffle, aprés avoir quitté l'arcade principale, depuis laquelle s'élevait un chef d'oeuvre d'art abstrait ou une usine verticale de pièces détachées, au choix.

La zone résidentielle qu'elle choisit d'emprunter comptait un immeuble sur deux en construction, et donnait à l'endroit des allures fantomatiques dont seul un jeu video de construction-deconstruction partageait la logique et l'esthétique de l'entre-deux.

Parfois, une ou deux bizarerries, des maisons abouties et soignées s'élevaient au delà de massifs portails. De rutilants magasins florissants, tenus le plus souvent par des étrangers, étaient comme elle les spectateurs du véritable commerce, l'ecole de la vie et de la débrouille: un alignement de parasols multicolores abritait le poumon droit de l'economie, courageuse et inventive, du pays.

Des hommes-boutiques se deplaçaient à travers les differents sous-quartiers, vendant écouteurs, eau en sachet, crédit téléphonique, tout ce qui pouvait leur assurer leur revenu du jour. Happée par le spectacle permanent de cette saine vitalité, Rania s'interrogeait sur le conflit existant entre une circulation chaotique et nécessitant pour les pietons comme les automobilistes une vigilance de tout instant et les énormes panneaux publicitaires en hauteur, sur lesquels l'oeil ne pouvait se déporter sans risquer la collision.

Cette ville ressemblait sous ses allures débraillés à une belle jeune femme, au fringuant dynamisme que l'avarice et la perversité d'un mari maltraitant avait englué dans une pauvreté qui l'ayant defiguré, avaient manqué de peu de la rendre laide. Mais elle se battait partout. Partout la créativité et la résilience. Partout la combattivité économique de chaque instant, au delà de sa seule survie.

Rania dut s'arreter, prise d'un point de côté. Elle reprenait sa respiration par à-coup lorsqu'un couple sortit d'une maison modeste, mais fait notable, entièrement achevée. Ils n'avaient ni discrétion, ni pudeur. La femme en déshabillé léger sous un peignoir entrouvert, poursuivait l'homme dans la rue:

- Tu m'avais promis! Tu avais dit que c'était la dernière fois, c'était il y'a même pas 7 mois! Sais tu seulement ce que ça fait....Non! et tu t'en fous! Evidemment, c'est pas ton corps!

- C'est toi qui m'avait promis. Tu connais ma situation. Tu la connais, je t'ai rien promis. Dis-moi, est ce que je t'ai promis quelque chose? Ecoute, je n'en ai rien à foutre, tu m'enlèves ça tout de suite. Et puis tu arrêtes avec ça!!! Ou tu ne me verras plus jamais!

- Mais je ne te vois déjà jamais!

- Oh, toi, tu vas prendre cher....

Rania eut un sursaut intérieur qui la surprit. Gagnée par l'angoisse, elle ressentit de toute son âme le besoin urgent de protéger cette femme, qui reculait sous la menace du poing levé de son conjoint. Mais elle n'avait ni armes, ni écusson, et était surtout en dehors de sa juridiction, si tant est que ce concept ait encore un sens là où elle se trouvait.

La femme se ressaisit et présenta à l'homme son beau visage résolu. Elle était de type latin, ce que son accent confirma:

- Je t'ai suivi jusqu'ici pour ne pas représenter une menace pour ta famille. Je t'ai toujours choisi, il est temps que je pense aussi à moi. Tu crois pas?

Elle associa le mot à la parole et caressa son ventre rond, jusqu'ici caché par le peignoir. Rania la reconnut instantanément. L'homme lacha un inaudible juron et tourna les talons, énervé. Elle le reconnut aussi: Bender! Que faisait-il ici, lui qui même à cette époque devait déjà régner en maitre à Odysséa.

Elle avait toujours pensé que son union avec son épouse édeniste était un alibi electoral mais il semblait en effet affectionner les beautés exotiques. La femme resta quelques temps sur le perron, puis rentra dans la modeste batisse, les épaules basses.

Rania aurait aimé courir vers elle et la serrer dans ses bras, mais quelque chose la retint instinctivement. Lorsque la femme ferma la porte de chez elle, elle rentra à son tour à l'hotel.

La frustration de Bérénice aurait atteint des sommets et son exaspération aurait pu la pousser à avoir des propos désobligeants envers Rania, une des passeuses les plus maladroites, léthargiques et désinvoltes qu'elle ait jamais croisé, si elle n'avait été programmée à faire montre de la plus grande patience. Certains passeurs d'exception n'avaient même pas besoin d'être en sa présence pour connaitre l'objet de leurs missions, une fois devant le destinataire du message. Non seulement Rania n'avait pas été en mesure de retenir Guinée hier soir, mais elle n'avait même pas eu le moindre petit flash en sa présence. Et voilà qu'elle était en retard à l'aéroport, alors que Guinée attendait devant l'élévateur qu'il y ait assez de place pour rentrer avec bagages et enfants.

Lorsque l'ascenceur arriva enfin vide, et que Guinée entrepris d'y entrer, Bérénice se mit cependant à pester à haute voix.

- Ah tu m'as pas vu venir là, hein Béré! Donc je peux aussi te surprendre!

- Ca serait bien que cela soit en d'autres circonstances! Allez zou, au travail! Faites votre truc,...enfin, ton truc, là.

Rania la regarda sans comprendre, et haussa les épaules en se tournant vers les portes ouvertes de l'ascenceur. Les enfants l'avaient reconnu et l'y accueillèrent avec joie non contenue. Et partagée. Elle réalisa s'être vraiment attaché à eux, et leur offrit des sucreries en cherchant du regard l'assentiment de Guinée, qui cligna des yeux en guise de remerciement.

- Alors comment allez-vous?

- ...hum, fatiguée, répondit Guinée

Bérénice ne perdit pas une miette de leur échange verbal et non verbal , dont rien de décisif ne semblait émerger pour l'instant. Elle fit aussi son truc à elle et les quitta pour de bon. Au moins, elles auraient ainsi le temps de discuter.

Au même moment, la main large et tonique d'un homme retint les portes de l'ascenceur qui se refermaient. Bender et la femme que Rania avait "reconnu", sans jamais l'avoir croisé avant entrèrent, les mines, froisé pour l'un et défaite pour l'autre. Marion laissa échapper à cet instant, à travers les portes encore entrouvertes, son ballon aux couleurs du pays, vert-rouge-jaune, et se lança aussitôt à sa poursuite.

- Non, Marion!, hurla Guinée.

Son fils ainé, toujours prêt à porter assistance à sa mère, le prit pour un top-départ et en brave petit homme, courut derrière sa soeur, laissant sa mère complétement désemparée.

- Je vous confie à nouveau mes bagages Rania! Ca va devenir une habitude! J'espère que ça vous dérange pas? demanda à Rania, absolument coite.

Les portes se refermèrent sur un inattendu huis-clos auquel elle n'avait pas prévu d'assister.

Bender tournait comme un hyène en rage autour de sa malheureuse proie.

- Tu n'as pas le droit de me faire ça! Aprés tout ce que j'ai fait pour toi...Mais qu'est ce que tu crois? Que je vais quitter ma femme, ma vie, ma carrière militaire pour toi. Pff, sois sérieuse et apprends à prendre correctement une pilule, c'est pas compliqué. Mets un implant, je sais pas moi...je comprends pas qu'on en soit encore là après tous les progrés techniques modernes. Je vais prendre rendez-vous pour toi, avec un de mes anciens camarades de promo, gynécologue!

La femme baissait la tête, confuse, le dos vouté. Elle caressait tantôt son ventre, puis retirait aussitôt sa main, comme si l'illégitimité du geste l'y contraignait. Soudain l'ascenceur se figea. Coincé entre deux étages, probablement à cause d'un maudit délestage. Ou d'une blonde facétieuse.

La rage de Bender, déjà palpable, décupla, prêt à s'abattre sur la malheureuse femme. Mais ce fût le visage dur et froid de Rania qui fit face au sien quand il se tourna vers elle.

" Ce que vous faites est interdit! Oui, il est interdit d'exercer une pression sur une femme quant à sa grossesse, ou période de gestation. Cela doit rester exclusivement son choix: son choix, son corps. Ca vous parle? Non? Bon, ben alors, je vous remets ça: Depuis la révocation de l'interdiction du droit à l'avortement par l'état fédéral principal, les lois liberticides quant à ce choix éminement personnel ont peu à peu disparu. Et même si les mentalités évoluent parfois moins vite que le cadre juridique,vous ne pouvez l'ignorer, vous qui avez des velleités éléctorales....enfin, vous en aurez un jour, vu la facilité avec laquelle vos dents rayent le parquet et dévorent les autres."

Il rougit devant cette femme qui semblait deviner des désirs qu'il ne s'était même pas encore avoué. Elle devait être flic: seuls leurs deux corps de métiers, et quelques cartels mafieux avaient accès à ces technologies encore informelles de lectures d'ondes cérébrales. Il se terra précautioneusement dans un coin, et dans le silence.

Rania se tourna vers sa mère biologique. Oui, elle l'avait reconnu au premier coup d' oeil. Un être lui était revenu, repeuplant chacun de ses souvenirs les plus anciens, du premier jour de fécondation à son expérience de mort imminente.

Elle ne pouvait cependant pas dévoiler son identité, les règles édictées par Bérénice étaient explicites.

Sans l'approcher, elle lui demanda:

- Vous êtes à combien de mois?

- Six mois, et c'est une petite fille, répondit-elle en lui souriant et en caressant délicatement son ventre, encore tremblante.

Tout ce qu'elle était supposée dire pour la rassurer et lui permettre de transmettre la vie, sortit en flot discontinu de sa bouche comme sous l'effet d'une dictée automatique. Sa mère ne cessait de pleurer en répétant qu'elle n'y parviendrai jamais seule, sans que cela n'émeuve à aucun moment Bender, le géniteur. Rania posa alors la main sur son ventre, ce qui la calma instantanement, et lui insuffla toute la force dont elle était capable à travers ce simple contact physique.

- Vous vous en sortirez trés bien. Vous avez fait le plus gros du chemin, et toute seule. Toute seule! Cet enfant vous doit la vie. Vous l'avez conçu, pris soin d'elle, aidé à grandir, elle ressent tout votre amour. Vous la mettrez au monde avec amour, et si vous ne pouvez pas aller au delà, vous savez quoi? Ce n'est pas grave, car elle portera à jamais tout cet amour dont vous l'avez entouré. Si vous deviez la confier à une bonne famille qui l'éduquera avec soin et dévotion, ça aussi, c'est un geste d' Amour. Et elle aussi, elle vous aime.

A ces mots, le bébé déforma le ventre maternel et vint à la rencontre de la paume de Rania, qui tressaillit à son contact.

Accoudée à l'une des balustrades, Berenice vit dabord un ballon aux couleurs rasta voler au dessus d'elle, planant de plus en plus haut. Le reflexe précédant la pensée, elle se tourna en tendant le bras droit, évitant à Marion qui fonçait tête baissée de basculer dans le vide, à la poursuite du ballon.

- Dis-moi, t'aurais pas faussé compagnie à ta maman toi, lui demanda t-elle en s' agenouillant à sa hauteur.

Guinée accourut vers elles, avec ses deux autres enfants. Et alors qu'elle ne cessait de la remercier chaleureusement, consciente que sa fille venait d' échapper à une chute qui lui aurait été fatale, un voile de tristesse embruma le regard de Berenice. C'était elle, l'émissaire cette fois-ci. Et si Guinée pensait fermement avoir doublement échappé au pire, c' est parce qu'elle ne savait pas encore ce qui l'attendait, l'irreversible plongée dans les abymes d'un monde inconnu qui ne serait plus, qui n'était déjà plus depuis vingt-quatre heures, le même. Le départ d'une dantesque, féroce et véloce entropie, ou la fin d'une vie paisible et heureuse.

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C'est pourquoi elle ne cherchait pas à écraser ses tortionnaires, il y'avait des membres de ma famille parmi eux! Jusqu'au bout,elle a cru à leur rédemption, et a préféré l'effacement pour leur donner le temps et l'espace nécéssaire, à un revirement/prise de conscience....

Même les mafias communautaires dont elle essayait de comprendre le fonctionnement et les ramifications, on sentait au'au delà de la colère épidermique,il y avait non pas un rejet des personnes, mais de leur idéologie délétère et leur amour insensé de l'argent/du pouvoir.

Quand au mécanisme intrinsèque du harcèlement en réseau, ce protocole secret permettant aux puissants de se prendre pour des dieux......elle n'avait pas trouvé d'autres moyens que de peindre (avec Amour), éduquer ses enfants (Avec Amour), Cuisiner, chanter, danser, pleurer (Avec Amour) pour le combattre.

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