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Pour l’instant elle est encore là, se rassure Sonia en apercevant la silhouette de sa mère derrière la fenêtre. Les mains crispées sur le volant, elle dépasse la maison et gare sa Dacia à cheval sur le trottoir. D’après l’horloge de la voiture, elle n’a que cinq minutes de retard par rapport aux autres semaines. C’est peu, compte tenu du détour qu’elle a dû effectuer. Car aujourd’hui, sa mère l’avait chargée d’une commission inédite, un petit crochet de rien du tout, qu’elle avait dit, un saut chez un horticulteur auquel elle avait commandé des herbes, juste un bocal c’est pas grand-chose mais j’y tiens, elle avait ajouté, et puis t’auras pas à t’embêter c’est payé d’avance.

Sonia tarde à ouvrir la portière. Elle tripote le rétroviseur central, y croise son reflet fatigué. Vous faites pas votre âge, avait lâché un collègue en apprenant sa cinquantaine, l’air de penser le contraire. Elle se recoiffe vite fait, comme si quelques mèches de cheveux replacées pouvaient produire un miracle et lui épargner les inlassables inquiétudes maternelles. Elle retire la clé du contact, joue avec l’anneau qui y est accroché ; profond soupir. Elle remet le contact, allume le GPS. Sous la pointe de son index défilent les dernières destinations visitées. Sonia clique sur son adresse, puis compte le nombre de tours du sablier pendant la planification d’un itinéraire qu’elle connaît par cœur. Dix-sept. L’appareil indique cinquante-et-une minutes de route. C’est qu’il ignore tout des conditions de circulation : à l’heure où Sonia quitte sa mère les autres soirs, le trajet s’allonge de dix bonnes minutes, bien qu’elle ait tendance à accélérer sur les portions moins fréquentées. La dernière fois, sur la ligne droite des platanes, comme la surnomme Paul, les flics étaient planqués avec leur radar. Elle espère qu’ils n’y seront pas ce soir. Les points, elle peut se permettre d’en perdre, il lui en reste sept ou huit, peut-être même dix. L’amende, en revanche, ça ne passerait pas ce mois-ci.

La clé revient entre ses doigts, l’anneau roule entre ses phalanges. Sonia attrape son sac à main resté sur le siège passager. La place du mort, elle pense, et l’expression lui pince aussitôt le cœur. Ses yeux se posent sur le sac, alourdi et déformé par le bocal récupéré chez l’horticulteur – comment s’appelait le mec, déjà ? Michel ? Richard ? Alourdi est un bien grand mot, cela dit : il est presque vide, il ne contient qu’une poignée d’herbes fraîches et quelques baies. Et cette étiquette, sordide, avec une tête de mort souriante. Elle a au moins le mérite d’annoncer la couleur. Un cocktail cigüe, datura, pavot, belladone, ça n’a rien de joyeux pour un goûter ou une tisane, pas besoin d’être un expert en verveine pour le deviner. Qu’a lâché Michel-Richard, au moment de lui confier le pot ? Faites attention quand même, ou quelque chose comme ça. Mais attention à quoi ?

Les yeux de Sonia reviennent se poser sur l’écran noir du GPS. Cinquante-et-une minutes pour rentrer à la maison, d’après lui. Une heure d’après l’expérience. Mais que pèse l’expérience face à une telle après-midi ? Rien ne permet de s’y préparer, surtout quand l’information tombe comme ça, en dernière minute, sous la forme d’une commission anodine, comme s’il s’était agi de papier hygiénique. Avec ce bocal, la visite à sa mère n’aura rien de normal. Elle pourra s’interrompre sur une violente engueulade sitôt les courses déposées, ou bien s’éterniser. Sonia calcule. Qu’est-ce qui est préférable, pour éviter les bouchons et laisser cette histoire derrière elle ? Si elle part avant la nuit, elle prendra la route des champs plutôt que celle du GPS, par l’autoroute. C’est plus long, mais plus joli, surtout avec le soleil couchant. Ça lui changera les idées. Sa main se relève vers le tableau de bord pour modifier l’itinéraire, s’interrompt aussitôt. Quinze heures et vingt-huit minutes, il est peut-être temps d’y aller : la mère a dû repérer la voiture, elle va se demander ce qui se passe. Mieux vaut éviter de donner matière à ses éternelles inquiétudes, à ses t’as l’air fatiguée ma fille t’es sûre que tout va bien ? qu’elle emploie chaque fois qu’elle veut reprendre le contrôle d’une conversation. Au pire, Sonia inventera un mensonge. Un coup de fil pour le boulot, c’est une bonne excuse : ça ouvre la porte à un départ précipité si la discussion s’envenime, Désolée Maman je dois te laisser j’ai un truc à terminer avant ce soir. Elle l’a déjà sortie, c’est vrai, à l’époque de son ancien poste ; la mère le lui avait reproché, on dirait que ce travail te convient pas, tu devrais en changer. Sonia s’était vexée. Même sous le mensonge, la mère avait vu juste.

La portière s’ouvre enfin. La bottine usée de Sonia atterrit au milieu d’une large flaque. Le juron ne suffit pas à couvrir les éclaboussures. Sonia se sent nulle d’avoir garé sa voiture sans prêter plus attention, elle connaît pourtant l’état de cette chaussée, ce n’est pas la première fois qu’un incident du genre lui arrive. Elle serre les poings, se contorsionne pour poser le deuxième pied au sec tout en se promettant d’être vigilante quand viendra le moment de reprendre le volant. Dans la manœuvre, elle manque de lâcher son sac. Sourire crispé. Désolée Maman, le bocal s’est cassé, tes herbes se sont noyées dans une flaque, mais si c’était juste pour une tisane je peux te racheter un paquet de verveine chez l’épicier du coin. Un acte manqué, aurait expliqué sa psy. Sonia aura des choses à lui raconter à son prochain rendez-vous – mardi à dix-huit heures, c’est ça ? Elle l’a noté sur un papier volant, pas sur son agenda, elle rappellera lundi pour confirmer.

Sitôt la portière claquée, Sonia sent son échine lacérée par les regards des voisins. Au vingt-trois, la maison face à celle de sa mère, un visage scrute ses mouvements, dissimulé derrière un voilage en dentelle. Madame Perbal, quatre-vingts ans bien tassés. Elle vivait déjà là quand Sonia était gamine, quarante ans plus tôt. C’est sa voix qui gueulait attention aux plates-bandes, criez moins fort il est tard, si un ballon tombe sur ma pelouse je le confisque, et autres mots doux destinés aux gosses du quartier. Du coin de l’œil, Sonia devine ses traits creusés par des décennies de hargne, tout comme elle lit sans peine les pensées qui lui sont adressées : elle a mal vieilli cette gamine, elle sourit toujours aussi peu, sa pauvre mère a pas mérité une fille pareille.

Sonia enfile les bretelles de son sac, comme pour protéger son dos des attaques. Elle ouvre son coffre, en tire deux paquets chargés d’emplettes, se tord le bras pour refermer le hayon. En se retournant, elle distingue derrière une haie un homme tourné vers elle, une main qui se lève. Elle incline la tête pour seule réponse, elle ne va pas poser son chargement pour saluer un inconnu. Tandis qu’elle se met en marche vers le perron de sa mère, elle s’interroge sur l’identité de ce voisin, peut-être un nouveau, quand aurait-il emménagé ? C'est que le lotissement s’est agrandi depuis qu’elle n’habite plus ici, ils sont nombreux à y vivre maintenant, comment pourrait-elle tous les reconnaître ? Il n’empêche que, du rapide et lointain coup d’œil qu’elle lui a jeté, elle trouve à celui-ci une tête de fouineur, un air à colporter des ragots. Sans détourner le visage, elle l’observe en coin pénétrer dans la maison d’à côté, dont les fenêtres donnent sur le salon de sa mère. Son pouls s’accélère, son sac semble lui peser. Est-ce qu’il remarquera le bocal depuis chez lui ? L’étiquette, non, à moins qu’il utilise de bonnes jumelles, mais quand même, on n’épie pas ses voisins aux jumelles, si ? Et s’il voyait la mère préparer son cocktail, l’avaler, et puis… et puis… et puis quoi ? Michel-Richard n’a pas été plus loquace sur l’effet de ces poisons : est-ce que la mère aura de l’écume dans la bouche, des mouvements affolés, ou est-ce qu’elle aura l’air de s’endormir sur sa chaise comme après une tasse de camomille ? Sonia prend une profonde inspiration pour tenter de se calmer, elle se met de côté pour franchir l’étroit portillon avec ses paquets, aperçoit le voisin ressortir de chez lui. La panique reflue, le bocal semble pulser contre ses vertèbres malgré l’épaisseur du sac et des vêtements. Y aura-t-il une enquête ? Les flics viendront fureter, découvriront le bocal, interrogeront les voisins, non ? Que raconteront-ils ? Que diront-ils sur Sonia, qui sera sûrement la dernière personne à rendre visite à la mère ? Les soupçons pèseront sur elle, ce voisin à tête de fouine déclarera qu’il lui trouvait l’air louche, Madame Perbal relatera les longues minutes dans la voiture avant de sortir, ils parleront du bocal dans le sac. Les paquets toujours dans les bras, les jambes à deux pas du perron, Sonia tente tant bien que mal de repositionner le sac vers le côté, de le dissimuler aux regards, mais les courses lui glissent des mains, elle trébuche, manque de tomber, quelle conne ! j’ai l’air encore plus louche comme ça, à coup sûr ils vont me…

— Oh, bonjour Son…

La porte s’ouvre sur la mère qui aide aussitôt Sonia à reprendre l’équilibre. Elle saisit sa fille sous le bras mais Sonia fuit le contact comme si sa mère était pestiférée.

— Tout va bien, ma chérie ?

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