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La mère accuse les dalles de l’allée, il y en a une qui bouge un peu et l’autre qui s’est relevée, explique-t-elle. Elle aussi trébuche régulièrement dessus mais elle s’y est habituée, elle devrait contacter quelqu’un pour réparer, peut-être le nouveau voisin, elle repousse sans cesse le moment de demander.

— J’ai de plus en plus de mal à me projeter, tu comprends ?

Sonia frémit. Le renflement de son sac semble pulser contre son omoplate et elle se hâte vers l’intérieur pour s’en délester. Dans son dos, la mère a déjà changé de sujet.

— Il a fait froid ici cette semaine, chez vous aussi ?

Sonia écoute à peine le babillage, ça a toujours été comme ça : la mère parle pour meubler, en particulier lorsqu’elle cherche à dissimuler ses émotions. Sonia déteste ce comportement, elle le déteste d’autant plus depuis que Paul, son mari, lui a signalé qu’elle agissait de même, t’es bien comme ta mère, avait-il lâché, d’un ton qui sonnait comme une critique.

En effet, la mère est loquace. Paul a beau ne rien trouver d’autre à lui reprocher, il rejoint au moins Sonia sur ce point. Sans cesser de parler, la voilà qui rentre dans sa cuisine, précédant sa fille.

— Tu peux poser les sacs ici je rangerai plus tard, assieds-toi, tu resteras bien boire quelque chose ?

Sonia laisse tomber son chargement au sol et s’empresse de vider son sac. Lestée par le bocal, elle se sentait tel Frodon supportant le poids invisible de l’anneau. Sitôt son précieux déposé sur la table en formica, elle lâche un long souffle de soulagement et s’échoue au fond d’une chaise, épuisée.

— Ah, t’es passée récupérer ma commande chez Joël, c’est gentil, merci !

Sonia lève les yeux vers sa mère. Elle lui paraît différente, elle ne saurait pas distinguer en quoi. Plus lointaine, presque effacée, mais non, c’est n’importe quoi. Au contraire, son regard, rivé sur le bocal, semble briller d’une énergie intense, brûler d’envie. Sonia tourne aussitôt la tête. Le vacarme de ses angoisses, amplifié par le soudain silence de sa mère, l’assourdirait presque. Ça se trouve c’est même pas pour elle, tâche-t-elle de se persuader, c’est pour un ami un voisin un animal, voire pour utiliser dans ses peintures toujours plus bizarres. Elle jette une nouvelle œillade en coin à la mère, comme pour s’assurer qu’elle n’a pas l’air à l’aube d’un suicide, son attitude ses mots ses expressions sont les mêmes, toujours les mêmes depuis que Sonia est gamine, les mêmes aussi que ce jour où la mère avait été envoyée aux urgences pour avoir englouti deux tablettes d’anxiolytiques. On se doutait de rien, avait déclaré Sonia aux médecins ; on lui avait rétorqué que c’était souvent le cas. Elle se souvient avoir entendu un reportage sur les suicides à la radio, un soir de grisaille en rentrant du boulot. Les témoignages affirmaient la même chose, rapportaient les mêmes mots, ce cruel on se doute de rien pendant les moments qui précèdent, et Sonia avait dû s’arrêter sur le bas-côté, le cœur serré, la respiration coupée, la vue brouillée, elle s’était empressée d’envoyer un message à Lily, sa fille, un tout va bien ? qui maquillait avec maladresse le je t’aime qu’elle n’avait jamais su exprimer. Lily allait bien, elle. Lily la morose, toujours vêtue de noir, Lily à qui la vie et les amours souriaient trop rarement, non, Lily n’avait visiblement jamais songé à en finir, elle était plus solide que ce que Sonia craignait, ou bien elle ne laissait rien paraître. Quant à la mère, celle que tous les voisins et amis admirent et envient, elle se pâme en cet instant à la vue du funeste bocal.

L’embarras de Sonia emplit la cuisine, la mère le sent. Elle se racle la gorge, tourne le dos à sa fille et au bocal, s’essuie les mains sur un torchon, plonge dans les sacs de course. Elle en ressort toute guillerette, une boîte de conserve à la main, puis elle se dirige vers la fenêtre. L’ouverture donne sur un long mur au crépi grisâtre, la maison des voisins, séparée par une bande d’à peine deux mètres où les rayons du soleil n’accèdent jamais. Seuls les chats errants et la mère semblent apprécier ce recoin. Sonia en a toujours détesté la vue, comme son père avant elle. Mais tandis que, pour le père, elle était synonyme d’énervement envers ces idiots de promoteurs qui vendaient à n’importe qui et transformaient leur rue en tas de cages à lapins, cette fenêtre provoquait chez Sonia une sensation proche de la claustrophobie. Durant son adolescence, chaque petit-déjeuner lui avait renvoyé l’impression d’un avenir impossible, d’un horizon bouché par un mur de grisaille. Sonia rentre la tête dans les épaules, accablée par son échec à déjouer ce signe du destin.

— Minou minou minou !

Le son mouillé que produit la bouche de la mère lorsqu’elle appelle les matous du quartier exaspère toujours autant Sonia. Aujourd’hui, il lui fait l’effet d’un filet de citron sur une huître fraîche, elle sent ses muscles se rétracter, l’acidité lui vriller l’estomac. Elle n’a pas d’aversion pour les félins, non, c’est uniquement la manière dont les traite sa mère qui l’horripile. Elle les appelle par des petits noms débilitants, les chouchoute, couvre leur pelage souillé de baisers mouillés, leur raconte sa vie, leur demande des nouvelles de leur journée bien qu’à l’évidence aucun d’eux ne daignera jamais répondre. Elle les considère comme des enfants, tandis que sa fille patiente à côté, telle une bonniche attendant ses ordres. La mère n’a encore rien servi à Sonia que déjà elle offre aux bestioles affamées leur pitance de luxe — n’achète pas le premier prix, il est dégueulasse, insiste-t-elle souvent en commentant les listes de courses.

Ce n’est pas l’absence de boisson ou de nourriture à son intention qui chagrine Sonia : la verveine de sa mère est insipide, et ses gâteaux sans sucre ni gluten carrément infâmes. Pire, lorsqu’il faut attendre que la tisane refroidisse, cela contraint Sonia à s’attarder plus qu’elle ne le voudrait, à prolonger le vide d’une conversation qu’elle aurait préféré ne pas avoir – les voisins ceci, la santé cela, le budget tralala. Mais savoir qu’elle passe après des animaux anonymes qui ne vont et viennent qu’au gré des pâtées, alors qu’elle-même s’échine chaque semaine à livrer les courses à sa mère et accomplir les corvées domestiques sans rien demander en retour, ça lui semble injuste.

En attendant que sa mère en finisse avec les caresses et les mots doux aux mini-tigresses et aux gros matous, elle saisit le bocal rapporté de chez l’horticulteur et le fait tourner entre ses mains, tandis que dans ses pensées tourbillonnent les sinistres perspectives contenues dans le récipient. Le sujet va devoir être abordé, mais la mère ne semble pas disposée à ouvrir les débats. Sonia lui jette un regard noir. Elle se sait incapable de prendre la main, de trouver les mots et la force pour mettre les pieds dans le plat.

— Ils vont me manquer, quand même.

Quel culot ! Elle charge sa fille d’acheter ce poison sans même l’en remercier, mais elle se permet d’afficher son émotion et ses regrets envers des bêtes avec lesquelles elle n’a pas d’autre lien qu’un ouvre-boîte. Sonia ouvre la bouche ; ses lèvres restent muettes. Les mots flottent au-dessus de sa langue sans qu’aucun ne prenne assez de consistance pour voler jusque la mère et se planter dans son dos : et moi, je vais te manquer aussi ? Tes chats à la con t’oublieront dès que le thon cessera d’arriver à la fenêtre, mais moi, hein ? Cinquante ans que je suis ta fille, ça compte pas ? L’idée de te voir partir me déchire déjà, c’est comme si une partie de moi disparaissait, comme si le bon Dieu venait me glisser à l’oreille voilà ce qui t’attend, ma vieille !, et malgré ça même pas un petit mot pour moi, des excuses, une explication, n’importe quoi ?

Une boule dans son ventre enfle jusqu’à broyer les organes, comprimer le cœur, nouer la gorge, inonder les yeux. Sonia se lève, remplit la bouilloire, se charge de préparer une tisane, manière de s'occuper les pensées. Elle préfèrerait un whisky mais la mère n’en stocke pas chez elle.

— Tu passeras voir de temps en temps s’ils vont bien ? Si tu as l’occasion de revenir dans le quartier, donne-leur un peu de thon.

Le ronronnement de la bouilloire couvre les sanglots qui frémissent dans la voix de la mère. À l’entendre, Sonia devine qu’elle n’aura pas la force d’expliciter le but du bocal, qu’elle restera retranchée derrière des prétextes comme les chats pour évoquer son envie d’en finir. Elle retient un sourire. Inutile de s’inquiéter, se rassure-t-elle, si la mère n’ose pas en parler elle n’aura pas non plus le courage d’aller au bout. Elle lui rappelle soudain Lily et son adolescence, lorsqu’elle use de tous les artifices imaginables pour se faire remarquer ou consoler, plaindre ou féliciter. La mère, elle, emploie d’emblée les grands moyens pour parvenir à ses fins, ça lui ressemble bien. Sonia verse l’eau chaude dans la théière, retourne s’asseoir à table. Ses doigts caressent le couvercle du bocal. Elle se relâche enfin, glousse intérieurement, c’est peut-être en prévision pour plus tard, peut-être même pas pour elle. À la fenêtre, la mère câline le dos d’un matou, lui donne du Minou minou, et, le regard perdu dans l’immensité du mur d’en face, elle reprend le ton de la légèreté.

— T’as pu trouver les céréales que je t’avais demandées, au fait ? Ils les font plus en livraison, c’est dommage, j’aurais bien voulu…

Une salve d’aboiements ponctue la phrase laissée en suspens. Les chats filent aussitôt, abandonnant la mère et la fille entre leurs doutes et leurs émotions, entre le bocal d’herbes plein et la boîte de thon vide. Le silence enfle jusqu’à devenir oppressant, mais cette fois, la mère ne semble pas disposée à le rompre. Au contraire, elle baisse la tête, soupire sans bruit.

Elle se dirige vers les sacs de courses au milieu de la pièce, se penche sur leur contenu, fouille à la recherche d’on ne sait quoi. Les autres semaines, elle a pour coutume de tout ranger dans ses placards en faisant la conversation ; elle stocke les paquets de pâtes et de riz en commentant les dernières actualités des voisins, trie les légumes et produits frais en racontant des anecdotes éculées, sort mettre à leur place toutes les emplettes qui ne vont pas dans la cuisine en haussant le ton pour ne pas interrompre son monologue. Aujourd’hui, en revanche, les courses restent dans leurs sacs et la mère reste muette.

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