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Sonia balaie la cuisine du regard. La pièce lui semble beaucoup trop ordonnée, comme si elle devenait plus propre à chacune de ses visites au lieu d’accumuler la poussière et les marques de passage du temps. La mère se redresse, sort un torchon d’un tiroir, essuie d’un coup distrait la table immaculée, tourne trois fois autour du bocal sans le toucher. Sonia mesure alors l’étendue de l’ennui qui l’accable. La mère n’a plus grand-chose d’autre à faire pour meubler ses journées, elle s’occupe en rangeant.

Un nouveau coup d’œil sur la cuisine révèle une absence dont Sonia serait incapable de déterminer l’origine. Autrefois, des petits papiers traînaient dans les moindres recoins, des pense-bêtes, des listes de choses à accomplir dans la journée, dans la semaine, voire dans l’année. Toutes ces notes ont disparu. Sonia se figure sa mère, chaque matin, face à un bol de muesli, un verre de lait d’amande et un post-it vierge : le bol et le verre se vident lentement mais le post-it ne se remplit jamais, faute d’élément significatif à y inscrire, d’idée pour combler une morne journée de retraitée. Elle souffle un rire nerveux par le nez en imaginant ce qu’elle noterait à sa place : Faire coucou aux voisins – par la fenêtre, pas plus près, pas envie de les entendre rabâcher leurs avis sur la météo et la politique ; Remplir sept grilles de mots croisés – éventuellement quelques sudokus pour varier ; Compter les voitures bleues qui passent dans la rue – vérifier si elles sont plus nombreuses que les rouges de la veille ; Réchauffer le repas d’hier – il y a encore des restes, c’est si dur de doser pour un appétit en berne ; Envoyer un message à ma fille pour confirmer qu’elle vient l’après-midi – elle vient tous les vendredis sans faute, mais on ne sait jamais. Le néant de ces non-tâches lui donne presque le vertige. Elle espère se tromper : la mère a toujours été une femme dynamique, sa réalité doit s’avérer plus gaie.

Sonia l’observe d’un œil discret ; la mère se tient de dos, elle réorganise les tasses dans un placard. Sonia voit ses mains s’affairer, ses doigts si fins qu’ils lui semblent soudain transparents comme les verres à côté. Elle repense à tout ce qu’ont accompli ces mains par le passé : tenir les biberons, enfiler les vêtements de bébé, essuyer les chagrins d’enfance, corriger les devoirs, féliciter les succès, saluer les départs… Elles ont aussi usé des milliers de craies sur des tableaux d’école et guidé les gestes incertains de plusieurs générations de gamins dans leur apprentissage de l’écriture, elles ont cuisiné les repas familiaux quotidiens et maintenu l’ordre et la propreté dans la maison, elles ont parcouru des millions de pages de livres et peint des centaines de toiles, elles ont nourri et réconforté des personnes dans le besoin et exécuté combien d’autres actions auxquelles Sonia n’a jamais assisté… Rien de tout ça n’a de valeur remarquable à ses yeux, pourtant : tous les parents savent s’occuper de leurs enfants, tous les adultes ont à s’acquitter de corvées ménagères et administratives, et les loisirs n’ont rien d’exceptionnel. Mais avec le recul et l’expérience dont elle dispose aujourd’hui, Sonia prend conscience que, si simples et ordinaires soient ces occupations, la mère a su gérer l’ensemble pendant tant d’années sans jamais flancher, s’énerver, rater, oublier. Une seule fois l’a-t-elle vue perdre ses moyens – après la mort du père, quand elle a englouti ses anxiolytiques sans le moindre signe annonciateur.

Elle pense à ses enfants, à Lily dont elle n’a pas réussi à tempérer les violentes crises d’enfance, à Jo sur lequel elle regrette d’avoir tant crié ; elle pense à Paul qu’elle a parfois tendance à négliger, à l’état de leur foyer qui laisse souvent à désirer ; elle pense à ses loisirs qu’elle n’a jamais su pérenniser, à son travail où elle n’a jamais excellé. Elle estime pourtant faire de son mieux, et plus elle s’y efforce, plus elle s’y épuise, pour un mieux qui reste loin en deçà de ce qu’accomplissait la mère. Je suis humaine, répète-t-elle chaque fois qu’elle est surprise en situation d’échec, quand elle oublie son anniversaire de mariage ou qu’elle arrive en retard à la sortie du lycée, quand elle rate la cuisson d’un plat ou casse le bol préféré de Jo, quand elle écorche pour la énième fois le nom d’un collègue ou qu’elle échoue dans ses objectifs professionnels. Aussi loin qu’elle se souvienne, la mère n’a jamais rien dit de tel, jamais eu à couvrir une erreur par un candide je suis humaine.

La voilà à présent tel un poisson rouge dans un bocal. Elle vient d’extraire deux paquets des sacs de courses, elle les pose sur une étagère en prenant soin d’orienter les étiquettes dans le même sens, date de péremption visible. Sonia sait que cela ne relève pas d’une manie ou d’un toc, ni d’un quelconque besoin fonctionnel ; tant qu’il reste des emplettes dans les sacs, sa fille est tenue d’attendre avec elle, de lui offrir sa compagnie certes muette mais sans doute préférable à la solitude. Sonia ouvre la bouche, cherche une parole à prononcer, n’importe quoi qui brise l’inhabituel silence maternel, quelque chose qui meuble le temps. Son attention se fige sur les boîtes de conserve, quatre boîtes de petits pois, elle n’en achète pourtant pas à chaque fois, la mère ne doit pas les manger. Si tu les aimes pas je peux te prendre autre chose la prochaine fois, voilà les mots qui font frémir sa langue, mais avec ce bocal dans le coin de son champ de vision elle se demande si la prochaine fois ne sonne pas déplacé. Son regard finit par se poser sur l’étiquette du bocal, sur cette tête de mort souriante. La mère aurait-elle décidé d’avaler ce poison pour mettre fin à l’ennui ? La solution lui paraît extrême. À son âge, elle a encore l’énergie pour accomplir tant de choses, voyager loin ou se promener dans la région, sortir dans des lieux de culture ou continuer à créer elle-même, retrouver des amis pour jouer ou partager un repas… Sonia refuse de croire que la mort puisse être le seul horizon. Elle attrape le bocal, le tourne pour ne plus voir l’étiquette. À moins que le poison ne soit pas pour elle ?

— Tu resteras dîner ?

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