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Sonia se crispe encore, ses doigts maintenant serrés autour du bocal à s’en blanchir les jointures. Elle le soulève, puis l’abat sur la table dans un clac retentissant. Le silence explose comme une baudruche, les mots s’expulsent sans contrôle de sa gorge, Putain mais t’as fini de tourner autour du pot, c’est quoi le problème, là ? C’est quoi ce bocal ?

Elle s’en veut d’être aussi sèche mais c’est plus fort qu’elle, elle n’a jamais été capable de douceur avec sa mère, même les deux fois où elle l’a sortie du trou après des coups durs. Paul s’était moqué, un jour, à leurs débuts, la meilleure défense c’est l’attaque, mais je comprends pas de quoi tu cherches à te défendre, avait-il bêtement analysé. Le regard noir que lui avait retourné Sonia l’avait dissuadé d’approfondir la question.

La mère redresse les épaules. Elle lisse un pli sur sa manche, refait le plein d’assurance, puis verse dans deux tasses la tisane déjà tiédie. Ses yeux, en revanche, continuent d’éviter sa fille.

— Il n’y a pas de problème, Sonia. Il n’y a pas de problème. Au contraire.

Elle n’explique rien de plus, se contente de répéter ce au contraire qui n’indique rien. Au ton de la voix, Sonia devine un sourire ; elle reconnaît le timbre de son enfance, celui du coucher, du tout ira bien il n’y a pas de monstre dans ta chambre, du fais-moi confiance ma chérie, je te promets que je serai encore là demain à ton réveil. À l’époque, cela suffisait à l’apaiser le temps de s’endormir, mais les angoisses revenaient chaque soir. Un jour, l’air impuissant, la mère avait raconté à Paul : je sais pas d’où ça lui venait, elle posait plein de questions sur la mort, qu’est-ce qu’on peut bien répondre à ça ? Les angoisses n’ont jamais cessé de la poursuivre, même si, au fil des années, Sonia a appris à les dompter, à moins leur prêter attention. Les séances de psy ont aidé un peu, mais ça ne résout pas tout.

— Au contraire, oui. Cette fois, je suis décidée. Confiante, aussi.

Les mots semblent pesés, posés lentement les uns derrière les autres, dans une suite maintes fois répétée. Cela change de son parler habituel, de sa volubilité latine, comme dirait Paul. Les tripes de Sonia continuent de filer sur les montagnes russes. Son regard se détourne, rencontre les sacs de courses au milieu de la pièce. Avec tout ce que tu m’as acheté il va y avoir des restes, comme déclarait la mère un peu plus tôt. Un rire nerveux éclate, rompant la grave assurance de la mère ; les reproches, quant à eux, demeurent prisonniers de la bouche de Sonia — t’aurais pu m’annoncer ça avant, j’aurais pas perdu mon temps dans les rayons de l’hypermarché ! Elle grimace à l’idée de tous les produits achetés pour rien, il y a de la viande là-dedans, des légumes, du fromage, de la bonne qualité en plus, la corvée courses a beau l’agacer elle tient quand même à choisir le meilleur pour sa mère, elle est moins regardante sur les prix que pour elle-même, c’est sa manière de lui témoigner l’affection qu’elle ne parvient pas à mettre en mots. Mais si la mère vide son bocal avant d’avoir terminé ses provisions, tout va se gâcher, ça se conserve moins bien que la crème pour les mains ! Sonia en frémit d’avance, elle a horreur du gaspillage, c’en est presque maladif, les cinq ans passés en Afrique n’ont pas aidé, c’est l’excuse qu’elle sort à Paul quand il le lui reproche, mais face aux aveux de sa mère, ça serait malvenu de demander la permission d’emporter ce qu’elle ne compte pas manger.

Heureusement, c’est la mère qui relance, avec la même lenteur dans la voix, le dos toujours tourné à Sonia.

— J’ai fait mon temps, tu sais, mes plus belles années sont derrière, celles qui viennent ne m’enchantent plus.

Après un silence, un regard furtif vers sa fille, elle baisse la tête, cherche ses mots, puis elle mentionne l’autre fois, sa tentative de suicide d’il y a trente ans.

— À l’époque, c’était pas pareil, tu comprends, j’étais jeune, fatiguée de porter un secret d’enfance, déprimée par le boulot, abattue par la mort de ton père.

Elle appuie sur ces mots, la mort de ton père, bien qu’elle sache tout le mal qu’a Sonia à évoquer ce souvenir. Le père, son cancer contracté à moins de cinquante ans, les trois années éprouvantes à alterner les visites à l’hôpital en combinaison de cosmonaute et les séjours à la maison sans un bruit pour le laisser se reposer, ces trois années sans vie suivies de quatre mois en palliatifs, un légume qui souffre et qu’on ne peut pas débrancher, avait résumé Pierre, le grand frère, devant une crise de crampes du père trop douloureuse à observer. À la fin, la mère en était venue à prier pour sa mort, après tout ce temps à l’avoir exhorté corps et âme à lutter contre. Sonia comprend son souhait d’éviter une telle fin à rallonge, à elle-même et à ceux auxquels elle la ferait subir : l’argument avait déjà été utilisé à l’occasion de sa précédente tentative, quelques mois après le décès. Néanmoins, à son goût, cette volonté de récidive survient trop tôt. À son goût, il n’y a pas de bon moment, c’est contre nature de planifier sa mort, la vie n’est pas un roman.

— De toute façon, ça a déjà commencé, regarde.

La mère quitte la fenêtre pour se rapprocher de sa fille, une main tendue en avant. Sonia lève à peine les yeux, elle imagine une maladie, un cancer peut-être, un truc incurable qui expliquerait le désir de la mère de prendre les devants, sans pour autant justifier ni excuser. Or il n’y a rien sur la main, rien de visible en tous cas, pas de taches pas de boutons pas de tremblements, juste quelques rides mais pas tant que ça, Sonia serre les dents, les mains de sa mère sont plus belles que les siennes, la peau si fine qu’on verrait presque au travers, d’ailleurs elle croit distinguer le logo des sacs de courses derrière mais ça doit être un simple effet d’optique.

— Je m’efface, Sonia. Je veux pas disparaître comme ça.

Sonia secoue la tête, elle ne comprend pas, elle lève le nez vers le visage de sa mère et là aussi il lui semble apercevoir la forme des placards à travers, par transparence. Elle détourne vite le regard ; ses yeux trouvent le bocal d’herbes sur la table et celui-ci lui paraît soudain bien plus rassurant que l’état de sa mère. Feignant l’indifférence, elle nie, prétend qu’il n’y a rien, que la mère exagère, elle lui tient le même discours qu’elle sortait face aux petits bobos de ses gamins, y a trois fois rien ça va passer il suffit de plus y penser. Il n’empêche que la mère semble vraiment estompée, comme un effet appliqué par un logiciel de retouche d’image pour faire disparaître un détail, un objet, un personnage. Mais ce n’est pas comme ça que les gens meurent, quand même ! se convainc Sonia, les gens meurent de maladie ou d’accident, pas en s’effaçant. Elle se demande quel tour est en train de lui jouer sa mère, elle n’a plus l’âge de croire aux fantaisies, le père Noël la souris des dents ou le Paradis, et la question de la mort se prête guère aux plaisanteries. Le doute s’installe néanmoins dans ses pensées, une fraction d’instant, est-ce que ce serait ça mourir de vieillesse, mourir de sa belle mort, dans le fond Sonia n’en sait rien, tous les morts qu’elle connaît ont été emportés par des maladies, presque que des cancers, comme autant de rappels du décès de son père. Pour aucun d’entre eux elle n’a eu le cran d’assister aux mises en bière, elle n’a jamais pu vérifier si les défunts devenaient transparents, peut-être s’étaient-ils tous effacés jusqu’à disparaître, peut-être est-ce la raison pour laquelle on utilise des cercueils, pour dissimuler l’absence de corps, pour avoir au moins quelque chose de tangible à enterrer. Elle n’a jamais daigné regarder la mort en face. Elle voudrait sermonner sa mère, exiger un peu de sérieux ; elle voudrait aussi lui rappeler que soixante-quinze ans c’est pas si vieux mais elle ne saurait pas y mettre la conviction : elle trouve que ses cinquante pèsent déjà bien trop lourd, elle n’oserait pas se projeter si loin.

La mère se tourne à nouveau vers les sacs de courses, se mettant à l’abri du regard fuyant de sa fille. Elle sirote quelques gorgées de sa tisane, déplace la tasse de Sonia d’une trentaine de centimètres, comme pour l’inviter à venir boire sans craindre d’être contaminée par un obscur virus.

— Je sais que c’est pas un sujet facile, surtout après ce qui est arrivé à ton père. C’est pour ça que… J’appréhendais ta réaction, j'avais peur que tu ne comprennes pas, que tu t’emportes. J’ai laissé traîner, je voyais pas comment te l’annoncer. Je suppose qu’il n’y a pas de bonne méthode, mais…

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