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Sonia grince des dents à ces mots, bonne méthode : elle se doute qu’ils font référence à la manière d’annoncer la mort à venir mais elle ne peut s’empêcher d’appliquer ça à la mort elle-même, comme si mourir était une question de méthode, quelque chose qu’on pouvait apprendre, répéter, travailler, peaufiner. En ce sens, la mère ferait figure d’exception : elle s’est déjà exercée une première fois, mais une seule, et voilà plus de trente ans, et pour quel résultat ! Sonia entend encore la voix de la dame de l’hôpital dans le combiné du téléphone, un téléphone à l’ancienne, ceux avec le cadran qui tourne et le câble en spirale – pendant les dizaines de secondes qu’avait duré l’appel, elle s’était coincé le doigt en l’enroulant trop serré dans le câble en question – : votre mère est aux urgences, elle a fait une tentative de suicide, elle s’en sortira, on va la garder quelques jours sous surveillance. Sur place, un jeune homme en blouse blanche, qui aurait pu être charmant dans d’autres circonstances, avait froidement commenté la chance qu’avait eue la mère en forçant la dose de médicaments, puisque cela l’avait conduite à tout vomir aussitôt. Sonia s’était alors demandé si le mot Chance était approprié dans un tel cas d’échec. Une heure plus tard, ce même mot résonnait d’un écho sordide dans ses entrailles déchirées. Après ce dont elle venait d’être victime dans un recoin du parking souterrain, elle aurait dû désirer le réconfort des bras de sa mère ; elle l’avait au contraire maudite d’avoir raté son coup. Des années après, la psy s’était évertuée à la convaincre que la mère n’était pas coupable de ce qu’elle avait subi. Un coup de pas chance, avait-elle maladroitement formulé. Un mauvais concours de circonstances, si vous préférez.

Une crampe à l’avant-bras la tire de ses souvenirs ; sa main s’est tétanisée sur le couvercle du bocal. Elle relâche sa prise, se masse la zone endolorie. Elle contemple le cocktail à l’intérieur du récipient, se demande à quel volume de chance correspond la dose contenue. Mâchoires et paupières serrées, elle s’efforce de repousser les images qui affluent dans ses pensées, sa mère agonisante, convulsionnée, sanguinolente, exorbitée. Dans l’émission radio sur les suicides, ils avaient mentionné les séquelles de défenestrés ratés, de sauts devant le métro miraculés. Cela lui semblait bien plus lourd à supporter que le cancer du père, bien plus douloureux que le coup de pas de chance dont elle avait été victime dans le parking.

— D’après Joël, avec ces herbes et ces baies, je peux pas me rater. Et puis c’est plus sûr et plus naturel que le Valium ou les conneries du genre.

Un paquet de farine à la main, la mère a le ton de celle qui commente une recette de gâteau. Sonia soulève à peine le bocal, prête à lui balancer à la gueule pourvu que ça la fasse réagir autrement que par ce flegme déplacé. Une image lui revient en tête. Un souvenir, un moment après la sortie de l’hôpital. La mère avec un tablier, une manique à la main, un sourire factice aux lèvres en livrant le secret d’une recette. Elle rentrait de son premier cours de cuisine, où elle s’était inscrite sur conseil de sa psy pour se reconstruire et s’occuper l’esprit. C’est de la pitié qu’avait ressentie Sonia face à cette femme qu’elle ne reconnaissait plus, une version de sa mère aux yeux éteints, lobotomisée par les antidépresseurs et les activités qu’on lui prescrivait. Sonia préfèrerait éprouver de la pitié pour une mère vivante que de la colère envers une mère décidée à se tuer. Elle repose le bocal avec délicatesse, résolue à employer la manière douce bien qu’elle ne l’ait jamais maîtrisée.

Lui changer les idées, voilà ce qu’il faut, s’emballe-t-elle. Un nouveau loisir, quelque chose qu’elle n’ait pas encore essayé. Mais en trente ans de veuvage, avec un fils parti tôt à l’étranger et une fille qui compte les heures qu’elle lui accorde, la mère a déjà fait le tour de la question. Sonia se repasse les nombreuses phases qui ont suivi la première tentative : la cuisine d’abord, puis le violon, parce qu’une voisine en jouait et avait prêté un instrument d’étude – heureusement cela n’avait pas duré ; il y a eu la lecture, ensuite, des mois pendant lesquels la maison s’était teintée du noir des thrillers et du rose des romances empilés dans chaque pièce – ils ont tous fini au grenier ; la passion pour les antiquités égyptiennes avait succédé, avec autant d’heures que d’argent dilapidés chez des antiquaires spécialisés – elle en avait revendu certaines, mais la plupart continuaient de prendre la poussière sur les étagères du salon ; l’investissement dans des associations caritatives s’y était ajouté, avec les fréquentes maraudes qui mettaient à profit ses longues nuits d’insomnie autant qu’elles répondaient à son besoin d’aider les autres. Puis Sonia avait perdu le compte, pendant les cinq ans qu’avait duré sa fuite en Afrique. Elle apprit juste par le gré des courriers que la mère s’était mise à la peinture avec une ferveur inédite. Elle s’était entichée d’un jeune artiste rencontré lors de séances collectives chez la psy, un autre suicidaire raté. Ils couvraient ensemble d’immenses plaques de bois avec d’épaisses couches de cendres, pour un résultat que Sonia jugeait noir de désespoir. Le mec était devenu célèbre, la mère s’affichait parfois à ses côtés dans des clichés de vernissages qu’elle découpait dans des revues pour lui transmettre. De loin, Sonia s’en était d’abord réjouie : la mère allait mieux, elle s’autorisait à revivre une vie sans le père. Elle avait ensuite éprouvé un mélange de jalousie et de pitié, à voir la mère s’approprier le succès d’expositions auxquelles elle avait si peu contribué. Elle avait fini par s’en lasser, résolue à construire sa propre vie plutôt que de réparer celle de sa mère. Après tout, c’était une des raisons qui l’avait poussée à s’engager dans ces missions humanitaires : mettre de la distance avec son passé, sortir de l’ombre maternelle.

Passée la retraite, la mère était entrée dans une phase mystique, auréolée de bioénergies, de fleurs de Bach et d’autres artefacts que Sonia assimilait à des grigris de néo-hippie, des trucs obscurs à ses yeux cartésiens malgré toute la lumière promise sur les prospectus. À chacune de ses visites, elle découvrait de nouveaux objets dans la cuisine, jurant avec les reliques égyptiennes qu’ils rejoignaient : là un pendule, ici des pierres aux pouvoirs mystérieux, là encore de la paperasse imprimée en vert sur papier recyclé. Sonia n’avait jamais osé interroger sa mère à ce sujet ; peut-être était-ce pourtant ce qu’elle attendait. Ces lubies toujours plus extrêmes témoignaient d’un besoin d’attention, elles offraient le prétexte de nouveaux sujets de conversation pour varier de la pluie et du beau temps, de la fatigue et de la santé, du coût de la vie et des enfants. L’intention était louable : ces sujets-là gonflaient Sonia. La météo et le prix des courses, tous ses collègues successifs n’avaient que ça à la bouche en dehors des questions professionnelles, et toujours pour s’en plaindre ; les gamins, elle se coltinait leurs crises matins, soirs et week-ends et ne ressentait donc pas le besoin d’en rajouter pendant la parenthèse de ces visites hebdomadaires ; quant à la santé, à quoi bon la commenter une semaine après l’autre ? On a celle qu’on mérite, disait parfois le père avant que son cancer l’emporte sans la moindre raison. Cinquante ans. L’âge qu’il n’a jamais atteint, à quelques mois près ; le palier que Sonia vient de franchir, bien qu’elle n’ait rien fait de plus que lui pour le mériter. Passé ce cap, elle estime judicieux de ne plus évoquer la santé, puisqu’il y a toujours quelque chose qui déraille. Elle se rappelle alors les nombreux rendez-vous à planifier chez le dermato, le podologue, l’ostéopathe, le bilan sanguin ; le toubib avait sous-entendu qu’il valait mieux ne pas laisser traîner. C’était l’hiver passé, déjà. Elle se promet d’appeler dès que possible, pas ce soir en rentrant elle n’aura pas la tête à ça – elle risque de ne pas l’avoir pendant un moment, au moins jusqu’à ce que la mère… jusqu’à ce que… jusqu’à…

La mère, les yeux analysant le ticket de caisse comme s’il s’agissait d’une carte au trésor, se lance dans un monologue sur le coût de la vie. Sonia soupire. Pour se changer les idées, elle attrape un prospectus posé sur le radiateur. Le titre la fait glousser malgré elle, encore un truc de pseudosciences occultes, elle pensait pourtant cette phase terminée. Elle profite que la mère s’affaire à réorganiser le contenu d’un placard pour feuilleter les pages. Défilent des huiles essentielles distillées de manière unique, des machins aux propriétés spéciales, des bidules aux vertus régénérantes, des avis et interviews d’experts et convertis aussi douteux les uns que les autres. Elle s’apprête à reposer ce torchon loin d’elle mais la vue de la dernière page interrompt son geste. Une grille tarifaire. Tous les montants dépassent les trois chiffres. Elle vérifie la devise, il s’agit bien d’euros et pas de francs CFA, les prix s’entendent à l’unité et pas en lots, heureusement c’est toutes taxes comprises. Sonia fulmine, ses doigts se crispent, ses yeux roulent vers sa mère, elle retient un juron. En détournant le regard, elle compte les fioles et grigris visibles sur les étagères, environ une dizaine, sûrement le double dans les tiroirs, la chambre ou la salle de bains, car la mère est du genre à tout ranger, les choses qui restent en vue n’ont pas d’autre but que de faire parler. Le compte gonfle dans sa tête, à plusieurs centaines d’euros l’unité il y en a pour une fortune, ça doit engloutir l’essentiel de sa maigre retraite d’institutrice, peut-être même empiéter sur l’épargne. Sonia se mord la lèvre, honteuse de penser déjà à l’héritage alors que la mère est juste devant ses yeux, mais elle ne souhaite pas hériter de cailloux et de fioles d’huiles essentielles, ce n’est pas avec ces conneries qu’elle pourra boucler ses fins de mois, payer les études des gamins, changer de voiture, rembourser le crédit de la maison, elle en veut à la mère d’avoir dilapidé ses économies pour de pareilles inepties, il s’agit quand même de la future épargne de Sonia, au moins en partie. L’époque du violon lui manque, elle trouvait ça tout aussi nul mais une fois l’instrument acquis ça ne siphonnait plus le compte en banque.

Prise d’un doute, elle rouvre le prospectus à la page d’une huile essentielle. La description affirme que c’est du plus bio que bio, plus vegan que vegan, le genre de produit fabriqué à partir d’un Saint-Esprit consentant, c’est certifié par des experts mondialement inconnus. Sonia n’y croit pas, elle se demande au contraire si ces trucs ne seraient pas responsables de l’état de sa mère, cette drôle de transparence, évidemment le prospectus ne mentionnera pas ce genre d’effet secondaire mais il parle de se sentir léger, ouvert à la lumière, c’est un peu la même chose, non ? Elle ouvre la bouche pour interroger, la referme aussitôt, incapable de déterminer par quels mots aborder la question. Depuis combien de temps tu… Est-ce que tu es sûre que… Tu connais d’autres personnes qui… Non, elle ne voit aucune manière diplomatique de mettre les pieds dans le plat, pas de bonne méthode, pour paraphraser la mère, toutes celles qu’elle esquisse en pensée se projettent en engueulades assurées.

Les ruminations continuent d’enfler dans sa tête, elles alternent huiles essentielles et transparence, cailloux et gourous sectaires, et Sonia commence à croire que cette idée de suicide vient de là, d’une secte, bien sûr, de quelqu’un qui aurait pris l’ascendant sur sa mère, trouvé une faille dans laquelle s’immiscer pour la persuader de franchir le pas. Elle a vu un reportage là-dessus à la télé voilà quelques années, il paraît que c’est plus fréquent qu’on ne l’imagine. Elle pense à l’horticulteur, Michel-Richard, non, Joël, la mère l’a appelé Joël, ça vient peut-être de lui, après tout pourquoi cultiverait-il ces poisons, comment la mère aurait-elle obtenu son contact, n’avait-elle pas un air bizarre quand elle a parlé de lui l’instant d’avant ?

Un grand clac lui arrache un cri de surprise ; la mère s’excuse aussitôt, une porte de placard lui a échappé tandis qu’elle rangeait les pâtes, elle a mal dosé son geste.

— Je suis fatiguée, tu comprends ? Épuisée. J’ai plus envie. Le monde va trop vite pour moi, maintenant, je m’y sens plus à ma place.

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