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Fatiguée. Épuisée. Cela ressemble si peu à la mère. Sonia l’a toujours connue active, trop active, sur tous les fronts à la fois, surtout depuis la mort du père. Elle prétendait que c’était pour s’occuper l’esprit, pour éviter de sombrer dans la mélancolie. Il n’empêche que cela a toujours agacé Sonia. Même ta mère en fait plus que toi, avait un jour craché Paul au cours d’une dispute ; Sonia ne lui avait pas adressé la parole ni un regard pendant près d’une semaine après ce coup bas. Il n’empêche que depuis quelques temps, la mère trouve toujours un prétexte pour se plaindre et mentionner sa fatigue. C’est dans la tête, Maman, lui avait un jour reproché Sonia, un C’est dans la tête qu’elle s’adressait avant tout à elle-même. Car malgré sa prétendue fatigue, la mère reste encore plus active que sa fille. Tout en monologuant sur combien la technologie la dépasse, elle continue son ballet dans la cuisine impeccablement tenue, époussette un meuble ici, repositionne un bibelot là-bas ; elle continue à entretenir un jardin, même pas pour les légumes, non, uniquement pour des fleurs et de l’ornement, ça demande autant d’entretien sans pour autant être utile ; elle sort marcher tous les jours, aussi, d’après ce qu’elle dit, et ce quelle que soit la météo ; elle voit régulièrement des amis, organise des dîners ou des soirées jeux, des sorties culturelles, même si elle a plusieurs fois laissé entendre que ça l’ennuyait. Sonia voudrait lui rappeler que soixante-quinze ans, c’est encore jeune, trop jeune pour mourir, surtout si elle peut encore accomplir tout ça. Mais au lieu de parler, elle rentre la tête dans les épaules, gratte une tache sur un pied de la table. L’évidence la frappe : les soixante-quinze ans de sa mère sonnent plus jeunes que ses cinquante à elle. Elle ne s’est jamais sentie l’énergie d’accomplir ne serait-ce que le quart de ce que fait ou faisait la mère, ni dans l’investissement au travail, ni sur le plan familial, ni même dans les loisirs.

Ses poings se serrent entre ses jambes. Fatiguée. Épuisée. Les mots de la mère ne sonnent pas comme une lamentation mais plutôt comme une critique déguisée, un rappel implicite que sa fille ne fout rien, en tous cas pas assez, qu’elle n’est pas à la hauteur. Sonia se sent incapable de relancer la conversation, que ce soit pour reprocher à sa mère cette idée de suicide ou pour l’enjoindre à continuer de vivre. La seule réponse qui lui vient en tête, c’est Si on va par là ce serait à moi d’avaler le contenu de ton bocal. L’espace d’un instant, elle en est même tentée. Peut-être y a-t-il assez pour partager, au pire Michel-Richard-Joël n’est pas si loin, elle pourrait demander à sa mère d’attendre qu’elle fasse l’aller-retour, elles partiraient ensemble.

Elle secoue la tête, tâche de se reprendre, de trouver autre chose à dire. C’est normal d’être fatiguée à ton âge Maman – non, surtout pas, ce serait donner de l’eau à son moulin, justifier son idée de suicide ; Moi aussi je suis épuisée et j’en fais pas tout un plat – ça non plus, ce serait malhonnête, d’autant qu’elle n’aura aucune excuse à avancer quand sa mère réclamera des précisions. Elle dort mal, c’est vrai, peut-être par manque d’activité physique, c’est ce qu’avait laissé entendre le toubib la dernière fois, ou bien c’est à cause du bruit que font les voisins dans la rue, à cause des ronflements de Paul, elle avait prévu de lui acheter un truc en pharmacie pour apaiser ça mais elle oublie à chaque fois, ou à cause du matelas qu’il faudrait changer dès qu’ils auront le budget, peut-être qu’avec l’héritage ça aiderait, mais non, ce serait horrible de penser qu’elle se met à mieux dormir grâce à la mort de sa mère, que son suicide lui rend les nuits confortables. Tu penses trop, lui reproche parfois Paul, souvent même, et il a sûrement raison, d’après un article qu’elle a lu sur son portable un soir d’insomnie, les pensées parasites sont le pire ennemi du sommeil. Mais plus elle essaie de les chasser, plus elles reviennent, c’est pas sa faute. Quoiqu’il en soit, elle refuse de se plaindre de mal dormir face à sa mère, elle trouve que ça sonne lâche, ça sonne pauvre, ça sonne triste, en tous cas c’est ce qu’elle se dit quand elle entend ses collègues rabâcher cette litanie chaque matin, elle refuse de s’y abaisser à son tour. Ce qu’elle aimerait, c’est être en forme, comme sa mère à soixante-quinze ans voire mieux, avoir la pêche et ne plus sentir le poids du monde sur ses épaules en permanence, cet abattement qui l’empêche de faire quoi que ce soit. Elle aimerait avoir l’énergie d’accomplir des trucs remarquables, des actions dignes qu’on s’en vante et qu’on en tire de la fatigue, une fatigue légitime qu’on peut étaler sans limite dans le discours, des Je continue à me préparer pour le marathon de Paris je vise la barre des quatre heures cette année – mais quatre heures, ça doit être le cumul de son activité sportive annuelle – ou des Les autres bénévoles sont pas dispos ce mois-ci donc c’est moi qui gère les cours de soutien aux gamins en difficulté. Voilà, Sonia voudrait sortir le même discours que sa mère : Je suis épuisée pour telle raison tout à fait valable, car je suis une femme dynamique, tu vois ! Au lieu de ça, elle pense à la soirée qui l’attend, à l’heure de route qui la sépare de chez elle, à Lily qu’il faudra récupérer chez une copine en passant, au dîner à préparer, à la quiche ou au cake qu’elle compte cuisiner d’avance pour le lendemain, au ménage qu’elle repousse depuis plusieurs jours, au week-end qu’il faudra passer avec Jo pour l’aider dans son orientation scolaire en essayant de le dissuader d’aller à l’étranger parce qu’ils n’auraient pas les moyens de financer un tel choix… Un programme d’un ennui trépidant, d’un vide abyssal ! Aucune action digne qu’on s’en vante, qu’on s’en souvienne, qu’on se félicite d’avoir bien employé sa journée – juste la monotonie d’un quotidien épuisant. En comparaison, à cinquante ans, la mère avait peut-être moins de causes de fatigue que Sonia. Certes, elle portait encore le deuil du père, mais Pierre s’était déjà envolé pour les Etats-Unis et Sonia partait au Bénin. Elle se mord les doigts d’avoir eu les gosses sur le tard : si elle s’y était prise avant, comme certaines de ses potes de fac, elle aurait été plus libre aujourd’hui, comme sa mère à l’époque. Peut-être plus en forme, aussi, c’est que les grossesses tardives ça bouffe beaucoup d’énergie, sans parler des mauvaises nuits des premières années. Tout ça à cause de cette folie du départ au Bénin, pour construire des écoles dont la plupart des gamins n’auront pas l’utilité, en dix ans elle a pu voir ses premiers élèves grandir et trimer comme des esclaves – mais des esclaves lettrés, s’était-elle consolée. Pire : à cause de ce choix, elle doit tirer un trait sur dix ans de cotisations pour une retraite qu’elle craint de ne plus jamais toucher. C’était un bon choix, serine la psy chaque fois que le sujet revient sur le tapis. Elle présente ça comme un choix nécessaire après le drame du parking, une reconstruction, mais qu’est-ce qu’elle en sait, ce n’est pas elle qui s’est faite violer dans la foulée du quasi-suicide de sa mère, ce n’est pas elle qui désespère d’avoir gâché ce qui aurait dû être ses dix plus belles années.

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