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— Ohé, Sonia, t’es encore là ?

Sonia secoue la tête. Ses pensées l’ont emportée loin de sa mère, elle n’avait même pas conscience de dériver. De quoi parlait-elle avant ? De sa fatigue et de l’état du monde, de l’énumération des raisons de son départ, de l’idée des herbes – d’une oreille distraite, Sonia a cru l’entendre mentionner une amie, mais laquelle, et pourquoi, et comment en vient-on à mentionner poisons et suicide dans une conversation entre amies ? Elle s’efforce de retrouver le fil du monologue de sa mère, ravie de constater que malgré sa distraction elle en a perçu plus qu’elle ne craignait, comme une chanson qu’on entend en dormant et dont on se souvient au réveil sans comprendre pourquoi. De nouveaux détails lui reviennent, les herbes, oui, leur effet, garanti, les symptômes, mince, elle bloque, c’était quoi déjà ? Ça ne se fait pas de demander, surtout si la mère vient d’en parler, elle risquerait d’en déduire que Sonia n’écoutait pas, ou pire, qu’elle est intéressée par le poison, pour elle-même, pour son chef, ou par simple curiosité morbide. Si besoin, elle ira chercher en ligne à son retour, internet doit bien savoir ça, internet sait tout, et ses réponses seront certainement plus fiables que la version de la mère. Son navigateur va s’étonner d’une telle recherche, il faudra qu’elle pense à supprimer l’historique pour ne pas que Paul ou les enfants s’inquiètent, même s’ils feront le lien avec le drame sur le point de se jouer. Elle serre fort les paupières et les dents, soudain consciente que le drame en question risque de survenir dès ce soir après son départ, dès demain, ou au pire – ou au mieux ? – dans les prochains jours pour profiter de la fraîcheur des plantes. Sonia lui en veut. La mère n’a jamais été douée pour le timing : elle a le chic pour emmerder le monde en faisant les choses au plus mauvais moment. Quel égoïsme, cette histoire de suicide ! Si elle pensait un minimum aux autres, elle aurait choisi une autre période. Pas en hiver, comme là : la saison est déjà assez déprimante, inutile d’y rajouter un deuil et toute la paperasse administrative qui l’accompagne, surtout compte tenu du contexte professionnel. Le nouveau poste de Sonia n’est qu’un CDD mais il est CDIsable, comme l’a expliqué le chef, alors elle tient à s’appliquer pendant cette première période. Ça reste une promesse qui n’engage à rien, mais Sonia veut faire de son mieux pour gagner ce sésame convoité depuis tant d’années et disposer d’un minimum de stabilité financière sur sa fin de carrière : ce serait dommage de laisser la tristesse d’un deuil ruiner ses chances. Le crédit court toujours, et le salaire de Paul perd du terrain, il ne suffit plus à couvrir toutes les factures : avec les études des gamins, il va falloir débourser des sommes exorbitantes, entre Lily qui vise une école de commerce – Sonia en a presque honte, elle se demande de qui tient sa fille pour ces projets – et Jo qui veut suivre les traces de son oncle Pierre à l’étranger – comme si les choses étaient différentes ailleurs. Sonia en a plein la tête, de ces calculs, de ces projections, de ces angoisses. Il lui tarde que les gamins soient autonomes, le crédit remboursé, la retraite assurée, elle n’aspire qu’à profiter d’un repos qu’elle estime mérité. En attendant, elle doit s’efforcer de bien paraître dans un boulot inintéressant, retenir mille sigles insignifiants, s’intégrer à cinquante routines managériales, digérer trois cents processus opérationnels, sa mémoire explose déjà, elle a perdu toute capacité de concentration en dehors des heures de travail, toute énergie aussi. Non : ce n’est clairement pas le moment d’ajouter à sa conscience le poids d’un…

— Sonia ?

Elle hoche la tête, pour la forme, manière de montrer qu’au moins elle a entendu cette dernière relance, qu’elle a perçu le mélange d’inquiétude et d’agacement dans la voix de la mère. Elle remue la main d’un geste qui témoignerait mollement d’une réflexion en cours, d’une digestion des propos de la mère, d’une recherche de réponse appropriée. Un Tu veux pas attendre quelques mois, t’es pas à ça près, quand même, si ? effleure le bout de sa langue, mais elle le ravale aussitôt. Tournez sept fois la langue dans votre bouche, ânonnait la psy lors d’une précédente séance, visant à aider Sonia à se montrer moins impulsive dans ses propos. Elle lui reprochait d’être sans cesse dans la projection, en déséquilibre permanent vers un avant où, par définition, elle ne peut rien maîtriser, alors qu’il lui suffirait parfois de se poser, de profiter du présent, voire des heureux souvenirs, pour retrouver une stabilité qui lui fait tant défaut. Elle voudrait la tenir, la psy, là, entre ses mains ; elle attend déjà la prochaine séance pour lui cracher ce qui lui tombe sur la gueule, Mon présent c’est ma mère et son suicide imminent, mes gamins sur le point de m’échapper définitivement et mon couple qui s’affadit, mon passé c’est un début de carrière raté et le souvenir de ce viol qui revient me déchirer l’âme et le corps quand je m’y attends le moins, alors croyez-moi si je veux pas me noyer demain j’ai besoin de me projeter, comme vous dites, j’ai besoin de penser à l’avenir, à comment je vais…

— Je… Je suis… Je suis désolée de t’apprendre la nouvelle comme ça, tu sais, mais bon. Quelles que soient les raisons, comme je te disais, tu te doutes bien que je suis pas éternelle, ça pouvait tomber n’importe quand sur un coup du sort, mais là c’est moi qui choisis de prendre les devants pour…

Sonia hausse les sourcils, comme si le geste pouvait rattraper la fin de phrase de sa mère envolée dans un souffle de silence. Mais la mère ne poursuit pas le fil de sa pensée, elle se contente de tourner le dos, de faire un pas vers l’évier où elle attrape un verre déjà lavé et séché pour l’essuyer une énième fois. Sonia repense à ses gamins, quand ils étaient petits et s’enflammaient dans d’ingérables caprices. Apprenez à gérer vos émotions, moi j’y suis pour rien, vous avez qu’à prendre un autre jouet pour vous changer les idées, leur répétait-elle, pensant les aider à développer leur autonomie, leur conscience d’eux-mêmes. Mais là, c’est la mère qui noie sa fille dans un torrent d’émotions contradictoires sans même lui laisser une bouée où s’accrocher. Au moins n’ajoute-t-elle pas l’odieux cynisme de la regarder couler. Au lieu de ça, elle s’efface, la laisse déjà seule. Merci Maman, souffle-t-elle en silence.

— Comment ?

Sonia lâche un long soupir pour diluer les mots échappés. Sa mère en déduira ce qu’elle voudra. Après tout, quels que soient les reproches qu’elle pourrait concevoir, ceux-ci s’éteindront avec elle. Sonia ferme les paupières, s’imagine déjà dans son lit, ses bouchons dans les oreilles et son masque sur les yeux, plongeant dans des rêves où les enfants ne s’envolent pas du foyer, où l’argent ne manque jamais, où les hommes ne détruisent pas des femmes déjà à terre, où les mères ne se suicident pas. Mais quand elle les rouvre, la mère est toujours là, dans sa vieille cuisine, son verre et son torchon entre les mains, son dos toisant sa fille effondrée. Sonia se demande quand elle pourra décemment se lever et quitter cette cuisine, quand et comment cette discussion doit se terminer pour qu’enfin elle puisse tout oublier – ou au moins feindre que rien n’est arrivé.

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