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— Écoute… dis-toi que… j’essaie de me dire…

Sonia lève les yeux vers sa mère. Cela la surprend de la voir bafouiller ainsi, chercher ses mots, elle qui a toujours montré tant d’assurance à l’oral. La mère se tourne un peu vers elle, juste de profil, elle jette un regard en coin qui rebondit sur l’évier l’instant d’après. Sonia respire un grand coup, prête à l’écouter parler, à l’écouter pour de vrai. Elle observe la joue de sa mère s’agiter, comme si elle la mordillait de l’intérieur et marmonnait des paroles silencieuses ; elle croit apercevoir la langue à travers, une langue qui tourne, tourne, sept fois au moins, disposée à suivre l’adage pour ne pas prononcer n’importe quoi, et derrière cette langue on distingue le mur au-dessus de l’évier, le manche d’une casserole accrochée, comme si la mère n’était déjà plus là, juste un souvenir, juste une idée. Sonia détourne la tête d’un geste si vif qu’elle en ressent une douleur dans les cervicales.

— Tu vois… Tu viens me voir toutes les semaines, et… Et… Quand je vois la gueule que tu tires à chaque fois, je… Je comprends que ça t’enchante pas et que t’aurais mieux à faire, c’est normal, moi aussi à ton âge j’avais mille autres considérations que… mille… Je vois bien que je te pèse, Sonia. J’ai pas envie d’être un poids pour toi, surtout si j’ai plus rien à t’apporter en retour.

Sonia ouvre la bouche, machinalement, pour formuler la réponse que l’éducation et la politesse imposent : Mais non Maman c’est n’importe quoi, bien sûr que non tu ne me pèses pas, ça me fait toujours plaisir de venir te voir, pourquoi j’attendrais quoi que ce soit en retour c’est idiot ! Ses lèvres font claquer le premier son du Mais ; elles s’interrompent aussitôt, faute de conviction pour entretenir le mouvement. Oui, dans le fond, la mère a raison : Sonia pourrait mettre à profit cette demi-journée hebdomadaire de mille autres manières que sur la route et autour d’une verveine. Elle s’imagine reprendre des cours de danse, elle a repéré des affiches tout près de son bureau, les cours ont lieu le vendredi après-midi, elle s’était imaginée modifier le planning de sa semaine pour se libérer mais c’est finalement le manque de budget qui a tué le projet ; elle envisage de travailler plus, après tout le chef avait tiqué à l’entretien d’embauche face à l’exigence d’un temps de travail aménagé pour raisons familiales, c’était un handicap aussi sévère que l’âge et le manque d’expérience, Sonia sait que ça a pesé dans la négociation du salaire et elle se doute que passer à un contrat à cent pour cent la rapprocherait plus vite de ce satané CDI ; elle pense à Paul, aussi, Paul qu’elle ne voit plus, ou si peu, jamais comme des amoureux, toujours encombrés de contraintes et de questions d’organisation et d’argent, de T’as lancé le lave-vaisselle ? ou de Tu rentres à quelle heure ce soir ?, une demi-journée par semaine serait un rêve pour s’offrir du temps à deux, des promenades au vert, pourquoi pas jusqu’à la mer sur un coup de tête, comme ils faisaient lorsqu’ils étaient encore jeunes tourtereaux, mais où iraient-ils sans le sou ? Une boule lui serre la gorge, une boule de honte, et Sonia est obligée de se tourner de peur que ses yeux ou son visage ne trahisse ses pensées, des pensées qui se résument en cet instant à J’ai juste besoin d’argent et le meilleur moyen que tu me l’apportes serait de…

— Ton frère a bien compris, lui. Quand je lui en ai parlé, il avait seulement quelques questions techniques sur…

Sonia interrompt la mère d’un violent coup de poing sur la table. Le choc fait frémir les herbes à l’intérieur du bocal. La mère se retourne vers sa fille, une main sur la poitrine, la bouche ouverte en un rond de stupeur. Comment ça le frère ? éructe Sonia, en rage contre son aîné, l’éternel absent considéré comme l’enfant parfait. Elle ne comprend pas comment le frère qui ne vient jamais a pu être informé d’un tel projet avant elle qui vient chaque semaine, elle qui partage avec la mère tous les fardeaux des vies de femmes de leur siècle.

— Bah on s’appelle souvent. Ils ont le téléphone en Amérique, tu sais. Je reconnais que ça a toujours été plus facile d’échanger avec Pierre, parce qu’il… Je dis pas ça contre toi, hein, ça fait partie de ton caractère, c’est comme ça que je t’aime, mais Pierre…

Mais Pierre a toujours été le préféré même s’il n’a jamais rien fait pour le mériter, voudrait hurler Sonia. Elle se lève d’un coup de nerf, la chaise bascule en arrière, la table tressaute, le bocal vacille, la mère recule. Le préféré. Le terme lui renvoie à la gueule le contenu d’un article lu il y a bien longtemps dans un magazine sur la psychologie, le genre de torchon qui traîne dans les salles d’attente des coiffeurs ou des dentistes. L’auteur – véritable psychologue ou stagiaire pigiste ? – y expliquait les mécanismes détruisant les fratries au moment des successions, les jalousies d’enfance qui ressortent après des décennies d’intériorisation. Sonia ramasse aussitôt sa chaise et s’y rassoit, les mâchoires serrées. Elle refuse de tomber dans le cliché, de se voir résumée à un simple mécanisme. Elle contrôle son souffle, concentre son attention sur des couleurs des chiffres des détails, comme lui a appris sa psy lors de leurs séances sur l’impulsivité. Elle se voit déjà lui raconter comment elle a repris le contrôle sur ses émotions, J’ai réussi à ne pas insulter mon frère ni engueuler ma mère, j’ai droit à un bon point ? La psy sera fière, d’autant plus qu’elle connaît l’animosité de Sonia envers Pierre, un amour fraternel maculé de rancœurs. C’est que Pierre a été aidé, lui, encouragé, poussé, financé dans tous ses désirs, envies et projets. Pierre a eu la chance d’arriver en premier, ou plutôt Pierre a eu la chance d’arriver en second après une fausse couche tardive, les parents l’ont reçu comme un cadeau, un miracle après l’échec traumatisant qui l’a précédé. Ils l’ont choyé, couvé, félicité, ils lui ont souhaité le meilleur et ils ont fait tout leur possible pour que ce meilleur s’accomplisse. Pierre fera des grandes études, Pierre ne finira pas ouvrier comme son pauvre père, Pierre aura une belle vie, Pierre ceci, Pierre cela. Quant à Sonia… Elle était la petite, celle qui grandit dans l’ombre, celles dont les petits bobos et chagrins n’inquiètent plus – c’est juste une égratignure au genou, c’est juste un ami qui s’en va tu t’en referas plein –, celle dont la réussite scolaire et sociale intéresse moins – le grand a bien réussi alors elle s’en sortira aussi, peut-être même qu’elle s’en sortira mieux si on ne cède pas à toutes ses envies. Elle sait que les parents ne pensaient pas à mal, ils n’avaient même pas conscience d’être biaisés. Elle s’était quand même jurée de ne pas reproduire les mêmes travers avec ses enfants, même si c’est difficile. Au moins, sans argent à répartir, il n’y a pas de favoritisme matériel, un gamin auquel on achète une voiture et l’autre qui doit financer son vélo pourri sur son argent de poche. Elle essaie de les encourager autant l’un que l’autre – même si les mots diffèrent, leurs caractères se ressemblent si peu, entre Lily la perfectionniste et Jo le j’m’en-foutiste ils n’ont pas les mêmes besoins. Mais peut-être tout cela est-il vain, peut-être que dans trente ans Lily jalousera son frère pour un mot ou une attention que Sonia n’aura pas assez bien réparti, elle se demande de quoi il pourra s’agir, peut-être le Noël d’il y a deux ans, les cadeaux n’étaient clairement pas de même valeur, mais Lily était malade et Jo avait besoin qu’on tempère ses crises d’adolescence alors forcément ils…

— Bref, ton frère n’a pas remis en question mon projet, il avait juste quelques questions techniques sur l’héritage. D’ailleurs il m’a aidé à mettre ça au clair.

La mère s’est redressée pour dire ça. Elle s’est déplacée vers la fenêtre, dans le coin dominé par l’étagère à photos. Elle tient la tête haute, les yeux tournés vers les clichés du haut – les portraits des grands-parents. Sonia comprend que le frère est au courant depuis longtemps, que le projet est déjà vieux, qu’il a été longuement mûri. Elle dégouline au fond sa chaise, le regard noyé dans le bocal. Rien de ce qu’elle pourra dire ou faire ne changera quoi que ce soit : elle a été tenue à l’écart exprès pour ne pas déranger, comme quand elle était gamine et que les parents parlaient sérieux à table, Va jouer dans ta chambre Sonia on t’appellera pour le dessert, alors que Pierre pouvait rester, lui, bien qu’il n’en ait jamais eu envie.

Elle écoute la mère exposer les décisions prises sur l’héritage : la maison placée en viager depuis deux ans déjà, Ça m’étonnerait que Pierre ou toi ni même les enfants soyez intéressés par ce quartier, c’est plus ce que c’était, je me disais que ce serait plus facile de vous répartir l’argent de la vente alors j’ai pris les devants ; le mobilier, la vaisselle, les livres et les bibelots cédés aux bonnes œuvres, Vous avez ce qu’il vous faut chez vous, et y a des gens qui sont vraiment dans le besoin ; les antiquités égyptiennes cédées aux collections d’un musée, T’imagines, j’aurai mon nom gravé dans la galerie d’honneur ! ; l’argent restant réparti en trois, un tiers par enfant et le dernier pour le climat, Ma génération, on a fait beaucoup de mal à la planète, c’est ce que je peux faire de mieux pour réparer, j’avais pas le droit de léguer plus.

Les yeux de Sonia s’écarquillent un peu plus à chaque détail égrené. Elle n’a aucune idée de la somme dont il retourne, elle n’a jamais parlé d’argent avec ses parents, pas comme Pierre qui savait toujours combien il pouvait réclamer et ne s’en gênait pas. Les suppositions se mélangent dans sa tête, des chiffres qui ne veulent rien dire, démesurément grands ou ridiculement petits, dans tous les cas s’il y a des sous pour le climat ça signifie qu’il en reste pour elle. Ça signifie qu’elle aurait pu en avoir plus.

Sonia se demande qui a glissé à la mère cette idée du legs, est-ce que c’est Pierre, est-ce que c’est un voisin écolo-bobo, est-ce que c’est le peintre avec lequel elle traînait pendant des années, est-ce que c’est un de ces trucs limite sectaires où elle achète ses produits ésotériques ? Elle récupère le prospectus laissé sur le radiateur et en feuillette les pages si nerveusement qu’elle les arrache presque, mais elle ne voit rien dedans, aucune invitation au legs, alors elle tend un doigt accusateur vers le visage de sa mère, mais le visage est si transparent qu’elle devine les photos des cadres à travers, et son doigt se met à trembler, son bras se met à trembler, elle le baisse aussitôt dans un violent coup sur la table doublé d’un cri de rage et d’impuissance et elle se retourne vers le mur, la tête basse et les mâchoires serrées.

— Depuis que t’es arrivée tu réagis à rien, mais dès qu’on parle d’argent tu t’emportes. C’est vraiment tout ce qui compte pour toi ?

Le ton est sec, cette fois, rien à voir avec la légèreté employée pour décrire l’héritage. Les mots giflent Sonia. Assommée, elle se mure dans le silence et se met à arpenter la cuisine en large et en travers. La mère la regarde, maintenant ; l’affront lui a donné une assurance nouvelle, faite d’orgueil et de colère. Elle explique que l’argent de l’héritage, c’est celui du père, c’est le sien, c’est celui de personne d’autre. Les grands-parents n’avaient rien à leur léguer, ils ont tout gagné à la sueur de leurs fronts. Entre les lignes, Sonia devine la critique, un Tu ferais bien de t’en inspirer, mais déjà la mère enchaîne, elle rappelle tout ce qu’elle a déjà donné à ses enfants, son corps pendant les grossesses et les allaitements, son temps quand elle a dû arrêter de bosser pour s’occuper d’eux, une partie de ses rêves qu’elle a abandonnés pour devenir et rester mère, et chaque seconde qui leur a été consacrée pour qu’ils grandissent dans les meilleures conditions possibles, Je ne vais quand même t’apprendre ce que c’est que d’être mère, toi aussi t’es passée par là.

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