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Sonia continue de piétiner pour mieux ruminer. Elle s’arrête un instant devant la fenêtre pour contempler l’absence de vue, et le mur d’en face lui renvoie l’écho des mots de sa mère : les meilleures conditions possibles. À ses yeux, cet horizon bouché en est la plus mauvaise illustration. Le meilleur, ce serait une maison sans vis-à-vis, un jardin avec piscine chauffée, un ou deux employés pour gérer les besognes répétitives ou fastidieuses. Les meilleures conditions possibles, ça la fait bien rire, le mobilier moins bien que du Ikea, les vêtements et les fournitures scolaires de seconde main, le poulet rôti du dimanche midi servi comme un repas de fête, les vacances seulement en été dans des villages vacances miteux remplis des collègues d’usine du père, et maintenant l’héritage amputé par un legs, il y a forcément meilleur que ça. Elle sait qu’il y a pire, aussi, elle en a fait l’expérience, elle a vécu dix ans dans des villages africains sans électricité ni eau courante, sans routes goudronnées ni système de soins, mais à quoi bon se comparer avec le pire ? Elle sait surtout qu’il aurait pu y avoir mieux, ne serait-ce qu’un petit peu : il aurait dû y avoir de l’argent pour financer ses études trente plus tôt, des coups de pied au cul de la part de ses parents quand elle a décidé de tout plaquer pour partir au Bénin, la même exigence de réussite que celle dont ils ont témoigné à l’aîné, au moins jusqu’à ce qu’elle soit assez mature et établie pour tout gérer elle-même, n’importe quoi plutôt que ces Fais ce que tu veux ma chérie ! qui ne mènent nulle part, surtout s’ils s’adressent à une gamine trop immature pour donner du sens à ce Ce que tu veux. Avec un diplôme, un vrai, elle ne ramerait pas comme elle rame aujourd’hui, elle aurait déjà son CDI, remboursé son crédit, elle aurait un peu plus de moyens à consacrer à ses enfants pour leur éviter de sombrer dans les mêmes galères. Elle tourne la tête, aperçoit le frère lui sourire sur sa photo de fin d’études, le frère lui sourire sur sa photo de lune de miel à Bali, le frère lui sourire sur sa photo de famille devant leur grande maison américaine avec leur grosse bagnole sur le côté. Ce n’est pas qu’une question de destin, de chance ou de personnalité : le frère a eu le coup de pouce qu’il fallait quand il fallait et la suite de sa vie s’en est trouvée facilitée. La rancœur assèche la bouche de Sonia ; c’est dommage, elle aurait bien voulu cracher sur chacun de ces portraits, ça n’aurait certes rien changé mais ça l’aurait défoulée.

Elle hoquette un rire nerveux. Elle pense à son salon, aux photos de Jo et Lily. Est-ce que, dans trente ans, un des deux sera pris de la même envie de briser tous les portraits de l’autre ? Elle imagine plutôt Lily, les histoires de jalousie et de compétition n’ont jamais atteint Jo, mais peut-être est-il plus doué que sa sœur pour le cacher. Les larmes lui montent aux yeux, elle se demande s’ils seront heureux, s’ils auront l’impression d’avoir réussi leur vie, s’ils lui seront reconnaissants de tous ses efforts pour les faire grandir dans les meilleures conditions possibles. Chez elle aussi, le mobilier est de mauvaise qualité, les vêtements et fournitures scolaires pas toujours neufs ou à la mode, les repas de fête simples et frugaux, les vacances jamais lointaines ou exotiques : avec leurs moyens du moment, elle n’a rien de mieux à leur offrir. Elle sait que ça suffit pour vivre, elle essaie même de se persuader que ça ne devrait pas être un obstacle au bonheur. Mais ses gamins ne sont pas dupes comme elle l’était à leur âge. Ado, Sonia ne fréquentait que des enfants de pauvres, elle n’a découvert que bien plus tard l’invisible barrière sociale qui la séparait d’une meilleure condition – ses amis lui semblaient normaux, tous comme elle, ça lui convenait. Mais Lily et Jo ont d’autres fréquentations. Tant mieux pour eux, d’une certaine manière, ça les ouvre à d’autres possibles ; mais tant pis pour Sonia, ça lui renvoie sa honte à la gueule, la honte d’être moins bien que les parents des autres. Elle se souvient de ce jour où elle conduisait Lily chez une de ses copines, dans un quartier cossu de la ville. Cent mètres avant d’arriver à destination, Lily avait insisté pour que Sonia s’arrête, Dépose-moi ici Maman s’il te plaît, je finirai à pied, Stop Maman, vraiment, j’y tiens. Au début, Sonia n’avait pas compris, ça l’avait vexée. Puis elle avait garé sa Dacia pourrie dans leur cour trop étroite, elle avait croisé son reflet mal sapé dans le miroir de l’entrée, et l’évidence l’avait frappée d’un coup puissant dans l’estomac. Elle était moins bien que les autres parents. Tout juste pouvait-elle se consoler avec l’idée qu’elle faisait de son mieux, qu’elle leur offrait une éducation solide ; elle ne voyait pas d’autre levier pour les aider à gravir l’échelle sociale que d’être stricte sur les études, de s’assurer qu’ils ne lâchent rien tant qu’ils n’auront ni confort ni certitudes.

— Passé un certain âge, les parents ne sont plus responsables du bonheur de leurs enfants, Sonia.

La mère semble lire les doutes de Sonia dans son regard fuyant et ses épaules tombantes. Elle s’approche dans une posture de réconfort, tend le bras pour caresser l’épaule de sa fille ; Sonia esquive, encore. Tenue à distance, la mère se retrouve avec la parole pour seule arme, alors elle poursuit. Elle croit comprendre ce qui chagrine sa fille, la réussite sociale avec l’argent comme seul étalon pour la mesurer, Mais il n’y a pas que ça dans la vie, tu sais, avance-t-elle platement avant de bafouiller une liste maladroite – une famille aimante et des amis fiables valent tout l’or du monde, les valeurs qui t’animent à l’intérieur te rendent plus belle que n’importe quel vêtement ou bijou, les actions les plus dignes de respect ne sont jamais rémunérées. Elle évoque ensuite le parcours de sa fille, le courage qui en a été le moteur, son choix de bénévolat humanitaire qu’elle a toujours admiré, Ça ne t’a peut-être pas apporté le confort matériel auquel tu aspires mais ça me rend toujours aussi fière de toi, comme tout ce que tu fais dans ta vie et avec Jo et Lily.

Sonia entend les larmes monter dans la gorge de la mère et interrompre son monologue. Du coin de l’œil, elle la voit entrouvrir gauchement les bras comme dans l’attente d’un câlin ; elle se détourne, mal à l’aise, incapable de décider comment répondre. Son regard s’accroche à nouveau sur les étagères de photos d’où la toise son frère, héros de sa famille parfaite. C’est juste une façade, a-t-elle souvent cherché à se persuader, une perfection qui ne dure que le temps du cliché mais derrière laquelle se camouflent à coup sûr mille misères et désagréments quotidiens. Il n’empêche que le frère est là, omniprésent. Elle compte mentalement, un, deux, cinq, huit clichés de Pierre pour à peine deux d’elle, et encore ce sont deux photos où elle pose avec les enfants ça ne compte qu’à moitié. D’imperceptibles mouvements du menton trahissent son calcul du score, la mère renifle ses larmes pour tenter de justifier.

— Ton frère se laisse photographier, Sonia, c’est la seule différence. J’aimerais avoir autant de photos de toi à afficher ici, mais… à choisir, je préfère t’avoir à la maison toutes les semaines.

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