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Le regard de Sonia retombe sur l’étagère du bas, se pose sur le crucifix noyé au milieu des bibelots. L’objet est minuscule, à peine plus grand que le majeur de Sonia, mais la taille suffit à réveiller une gêne ancienne, une honte jamais digérée qui revient lui tordre les entrailles. La mère n’est pas croyante – pas en ces choses-là, en tous cas. Elle a pu y croire dans sa jeunesse, une époque trop lointaine pour y accorder encore du crédit. De l’eau a coulé sous les ponts, depuis. Dieu et Jésus se sont vus remplacés un temps par un syndicat d’instituteurs, puis par les divinités égyptiennes, et enfin par des croyances ésotériques. La mère a pris ses distances avec les dogmes pour se construire une idéologie bien à elle, piochant les ingrédients à droite à gauche au gré de son expérience plutôt que d’ânonner des textes périmés. Pourtant, le crucifix est resté là. La mère y tient, elle l’évoque parfois, au grand dam de Sonia, On ne t’a jamais baptisée mais je te souhaite d’avoir un jour quelque chose qui porte le sens de cette croix.

Le sens de cette croix. La mère a sauvé des vies, voilà. Elle ne s’en est jamais vantée. D’ailleurs, l’histoire, Sonia la tient du père. C’était juste après la fausse couche, au début des années 1970. Le Nicaragua venait d’être secoué par un violent tremblement de terre, et la mère, en quête d’un nouvel air à respirer, s’était portée volontaire pour aller au secours des victimes. Beaucoup d’enfants, apparemment, le père n’en savait rien mais c’est ce qu’il répétait, Beaucoup d’enfants et c’est ta mère qui les a sauvés. Elle aurait rencontré la dame Somoza, Une femme de dictateur mais une grande dame quand même. Les yeux du père brillaient à cette évocation : sa femme avait rencontré une célébrité, il devait estimer que la gloire ruisselait jusque dans ses mains d’ouvrier. C’est cette dame Somoza qui aurait remis le crucifix à la mère, en guise de remerciement. L’intéressée secouait la tête lorsque le père racontait, l’air de dire N’importe quoi c’est juste une broutille ramassée dans une rue du quartier, mais sans pour autant nier les propos.

Sonia a fait de son mieux pour se montrer à la hauteur des espoirs maternels, mais sans jamais s’élever assez. On ne sauve pas des vies comme on achète des pâtes au supermarché. Comme sa mère, elle s’était envolée sur un autre continent pour oublier un drame subi. Mais construire des écoles et enseigner les mathématiques à des gamins illettrés, ça ne méritait pas le moindre crucifix. L’histoire s’était terminée sitôt Sonia rentrée en France ; la mère, elle, continuait à recevoir des courriers d’outre-Atlantique, des lettres de remerciement, de reconnaissance, de Si j’en suis là aujourd’hui c’est à vous que je le dois. Sonia le sait, c’est elle qui relève le courrier chaque vendredi. Elle s’est permis d’ouvrir un pli, par curiosité, qui donc pouvait bien s’adresser à sa mère d’une si douce écriture manuscrite ? Elle avait imaginé un amant, un confident caché, quelque chose qui écorne la perfection de l’image qu’elle renvoyait, mais non, ce n’était qu’un Gracias d’un gamin étranger devenu grand. Les petits béninois de Sonia n’avaient jamais rien envoyé. Le courrier leur coûtait peut-être trop cher, leur écriture manquait peut-être d’assurance, ou leurs préoccupations étaient ailleurs que sur cette enseignante blanche qu’on leur avait imposée. Pendant la durée de sa mission, elle avait bien reçu des poulets, vivants ou vidés, des bijoux, en bois ou en os, des sourires, avec ou sans promesse de mariage à la clé, mais rien qui ne se conserve ni ne s’expose comme ce crucifix au milieu des photos de famille. Son bénévolat avait duré bien plus longtemps que celui de sa mère, et les seuls fruits qu’il avait donnés avaient un goût amer : dix ans de perdus sur la retraite, une carrière impossible à démarrer, un CV toujours dénigré malgré l’expérience accumulée depuis. Parmi les photos de l’étagère au crucifix trône un cliché du pot de départ de la mère, où elle pose entourée de nombreux personnels de l’Education Nationale et d’anciens ou récents élèves, auréolée d’un papier de félicitations semi-officiel. Sonia se mord la lèvre inférieure ; elle sait que quelle que soit sa volonté, elle n’aura jamais droit à une telle cérémonie professionnelle.

Aussi, à chacune de ses visites, elle prend toujours soin de tourner le dos à cette étagère, pour éviter de voir le crucifix, de subir sa gifle silencieuse, son implicite mais certain Tu vaux moins que ta mère, tu resteras à jamais dans son ombre. La mère s’en fichait, pourtant. Elle l’avait maintes fois répété, à Sonia comme à son frère, Je vous aime comme vous êtes, quoi que vous fassiez. Elle disait sûrement vrai, ainsi va l’amour maternel. Sonia pense aimer ses enfants de la sorte, encore que l’amour qu’elle leur témoigne n’est pas aussi inconditionnel, elle tient trop à les voir réussir selon ses critères plutôt que selon les leurs, c’est la psy qui lui a fait remarquer. Preuve que même en tant que parent, elle n’égale pas sa mère.

Elle se tourne, adresse un regard noir à la mère faussement affairée au-dessus de l’évier. Ce n’est pas de la jalousie qu’elle ressent. C’est de la rancœur. Elle regrette d’avoir eu pour modèle cette perfection inatteignable. Elle déteste que ce modèle s’étende aujourd’hui au domaine de la mort. Car les rares fois où Sonia a osé mentionner le sujet, au cours de discussions tardives avec Paul, c’était pour esquisser des idées similaires : Paul et elle s’étaient jurés de ne pas se laisser devenir des légumes, de ne pas faire souffrir inutilement les autres autour d’eux. Ils s’étaient promis de s’aider à partir s’il le fallait. Au moment d’en parler, Sonia avait senti un vide dans ses entrailles, elle s’était discrètement appuyée à la table pour calmer un vertige ; elle sentait qu’elle n’aurait pas le cran de passer à l’acte, elle espérait que son tour vienne avant celui de Paul pour que ce soit à lui de l’aider et non à elle de gérer les deux morts. Et voilà que la mère arrivait avec son bocal de plantes magiques, voilà qu’elle la devançait encore une fois en clamant en silence J’ai été digne toute ma vie et je le reste jusque dans la mort, pourras-tu en dire autant, ma fille ? Sonia se sent aussi rabaissée que la fois où, dans leurs jeux d’enfants, son frère avait profité d’être plus grand et plus costaud pour la narguer en sautant par-dessus une large flaque de boue, Nanani nanèreuh, toi tu peux pas y arriver euh ! Pierre avait raison, elle ne pouvait pas, ce n’était pas sa faute, mais elle avait essayé quand même, piquée dans son orgueil. Elle s’était étalée de tout son long dans la flaque, la boue lui avait rempli la gorge le nez les oreilles, la mère avait demandé ce qui s’était passé et Sonia avait refusé d’avouer. Les mêmes larmes la submergent aujourd’hui sans vouloir couler, des larmes au goût de terre.

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