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Sonia déglutit avec peine, ravale ses larmes et sa rancœur. Elle s’en veut de penser ainsi à sa mère dans un tel contexte : elle se sent coupable d’éprouver des émotions si négatives alors qu’elle devrait au contraire témoigner amour et reconnaissance, qu’elle devrait afficher une expression de bonheur qui justifierait la fierté de la mère, qu’elle devrait lui donner envie de rester. Sa tête se relève, à peine ; ses yeux cherchent un élément positif auquel s’accrocher. Ils se posent sur une photo de jeunesse de la mère. Elle était belle, pense Sonia, elle l’a toujours été. L’âge et son veuvage lui ont creusé des rides, terni le teint ; ils n’ont pas écorné son allure. Paul a toujours prétendu que mère et fille se ressemblaient. Sonia se force à sourire, à en tirer une certaine fierté. La mère avance dans son dos ; Sonia jette un nouveau regard à la photo, puis se tourne vers elle, pour comparer. Elle avait meilleure mine sur le cliché, c’est vrai. Elle n’avait pas cet air mélancolique, cette larme à l’œil à peine plus transparente que le reste du visage.

— J’ai eu une belle vie, quand même, tu sais.

Juste avant de détourner le regard, Sonia distingue le visage de sa mère se baisser, au moment où elle prononce ce Quand même, comme si elle doutait, qu’elle cherchait à se persuader d’avoir eu la vie qu’elle souhaitait. La mère avance encore, se fraie un passage entre le mur et sa fille. Leurs pieds se frôlent à peine, leurs épaules s’effleurent. Sonia se décale, juste un peu, assez pour fuir le contact, pas trop pour éviter de vexer. La mère tend la main vers l’étagère, saisit un cadre qu’elle approche de son nez. Sonia n’a pas eu le temps de voir duquel il s’agit. Elle observe les étagères, essaie de deviner quelle photo manque mais elle ne connaît pas l’étagère par cœur, elle remarque juste un vide dans les clichés du haut, ceux des grands-parents, de la jeunesse. Du coin de l’œil, elle regarde dans les mains de la mère, n’aperçoit que la tranche d’un cadre en bois doré. Peut-être sa photo de mariage, ou une photo du père, ou une de sa maison d’enfance, mais pourquoi l’aurait-elle choisie parmi toutes les autres ? Peut-être faisait-elle écho avec son Quand même, peut-être symbolisait-elle au contraire ce que sa vie avait eu de plus beau, si c’était sur l’étagère du haut ce n’est donc pas Pierre, ce n’est donc pas elle non plus, c’était sa vie d’avant, sa vie sans les enfants. Peut-être l’a-t-elle choisie au hasard, comme un prétexte pour se rapprocher de sa fille, chercher un contact tout en ayant un prétexte pour s’occuper les mains. Sonia sent ses doigts la démanger à cette idée, elle a besoin d’un objet à tripoter, C’est un tic nerveux dont vous apprendrez à vous débarrasser en prenant conscience que ça vous dérange, lui a un jour expliqué la psy. Elle tourne la tête vers la table, remarque le bocal toujours au milieu, se dit qu’il vaudrait mieux jouer avec une photo qu’avec ce truc de mort, mais la mère risquerait elle aussi de se demander pourquoi tel cliché plutôt qu’un autre, d’interpréter à tort.

Sonia effectue trois pas de côté, reprend place sur sa chaise. Dans un long soupir, ses doigts reviennent se serrer autour du bocal comme un bébé retrouve sa tétine. La mère reste perdue dans la contemplation de son cadre doré ; Sonia se demande à quoi elle songe, à qui elle pense, quel endroit et quelle époque elle rêve de retrouver. Le bocal tourne entre ses mains, les pensées dans sa tête. Sur quel souvenir, sur quelle image, sur quelle idée la mère partira-t-elle à l’instant où le poison fera effet ? Un soulagement, une souffrance ? De la gratitude, des regrets ? Sonia ferme les yeux, se projette à sa place. Elle s’imagine un oubli de dernière minute mais trop tard, le cocktail fait effet, sa bouche se remplit d’écume, elle ne pourra pas couper le gaz, rappeler aux enfants que la clé du garage est cachée sous une pierre du jardin, avouer à Paul l’avoir trompé même si ce n’était qu’une seule fois juste pour tester, d’ailleurs elle l’a toujours regretté tellement c’était mauvais sur tous les plans, mais est-ce que ça se fait d’avouer ça sur un dernier souffle ? C’est cruel, l’autre voudrait sûrement en parler, relativiser, réclamer des détails, peut-être voudrait-il profiter de l’occasion pour passer lui aussi aux aveux, ce serait encore plus mal venu mais un élan d’égoïsme pourrait le conduire à dévoiler ses secrets, qu’importe le mal qu’on fait à celui qui meurt, c’est uniquement pour soulager sa propre conscience. Paul l’a certainement trompée, elle s’en doute, elle l’a beaucoup soupçonné à l’époque où il traînait avec cette Sylvie, ou Sophie, ou Nathalie, elle a oublié le prénom, d’ailleurs peut-être qu’en cet instant il est avec elle plutôt qu’au boulot, elle pourrait l’appeler pour voir, elle ne l’appelle jamais pendant la journée, il ne s’en douterait pas, ça le prendrait par surprise, elle saurait tout de suite, au ton de sa voix, s’il a quelque chose à se reprocher. Machinalement, sa main lâche le bocal pour glisser dans sa poche et se refermer sur son téléphone. Elle le relâche aussitôt, Tu passes ton dernier moment avec ta mère et voilà à quoi tu penses, tu devrais avoir honte ! lui gifle sa conscience.

— Les experts n’ont pas compté les photos dans l’inventaire du mobilier, je me suis dit que ton frère ou toi voudrez peut-être les garder.

Un frisson secoue Sonia, la tire de sa rêverie. Pourquoi s’encombrerait-elle avec des photos ? Elle jette un regard circulaire à la pièce, détaille le mobilier. Des bibelots sans valeur, de la vaisselle usée par le temps, une reproduction d’un tableau de Monet, un vieux coffret supposément égyptien. Plus jeune, elle aimait traîner dans les vide-greniers. Elle n’y achetait jamais rien, mais la curiosité la poussait toujours à imaginer le genre de vie qu’avaient les gens d’après les affaires dont ils se débarrassaient. La mère n’a pas précisé le sort réservé aux petits objets après la vente en viager, ou bien Sonia n’écoutait pas assez, mais elle suppose que les acheteurs s’en débarrasseront, que tout finira sur un marché aux puces. Ça la gêne de s’imaginer flâner et tomber sur des affaires de son enfance, sur des babioles qui révèlent l’intimité de sa mère. Est-ce que les gens sauraient, en voyant ici une casserole, là une poupée en porcelaine, là encore une reproduction de Monet, est-ce que ces gens devineraient qui était sa mère, comment elle les avait élevés, pourquoi elle s’était ainsi suicidée ?

Elle aurait aimé que sa mère la prévienne plus tôt, qu’elle lui laisse le temps de digérer l’information. Ça n’aurait pas été plus simple, mais dans l’intervalle, Sonia aurait pu dégager du temps pour venir fouiner dans la maison, se remémorer des souvenirs d’enfance, mettre de côté des objets à garder. Se connaissant, elle aurait rempli plusieurs cartons qui se seraient entassés dans le grenier, aux côtés d’autres reliques empoussiérées de son passé. La mère le sait, elle lui a déjà reproché d’accumuler trop d’affaires inutiles. Oui, sa mère la connaît assez bien pour avoir ainsi décidé de tout vendre sans laisser une chance à Sonia de se torturer l’esprit avec, dans l’idée que l’argent de la vente lui serait plus utile que des bibelots. Le nom des acheteurs ou de l’agence en charge du viager figurera bien dans les papiers, Sonia pourra les contacter après la… après le… lorsque le moment sera propice. Elle simulera le chagrin et tentera de troquer quelques objets contre ses larmes avant que tout disparaisse.

— Tu te rappelles cet été-là ? Notre dernière fois à la plage tous ensemble.

Sonia regarde la photo tendue par sa mère. L’image lui est familière mais le souvenir lui est étranger, les vacances en famille finissaient par toutes se ressembler. Elle s’attarde néanmoins sur le cadre de l’image, en bois ouvragé d’assez bonne facture bien que le doré ne soit pas à son goût. Le cadre de sa photo de mariage commence à se fendre, le bois a dû travailler, tout s’est déformé : elle se dit qu’elle pourrait le remplacer par celui-ci, la taille a l’air semblable, il n’y aura qu’à décaper et repeindre. Elle laissera la photo à son frère, elle lui enverra de son côté de l’Atlantique avec quelques autres, accompagnées d’un mot, Tu te rappelles de cet été-là ? Notre dernière fois à la plage tous ensemble. Ce sera plus léger sans les cadres, il ne va pas venir se plaindre d’une injustice dans le partage de l’héritage à cause de ça, ils ont passé l’âge de se chamailler pour de telles futilités. D’après la revue de psychologie, il suffirait d’un rien pour déchirer les fratries. Elle espère qu’un cadre sera moins que rien. De toute façon, la distance complique les engueulades, au pire ils en viendront à s’ignorer, ne s’appelleront qu’une fois l’an pour les vœux, ce qui ne changerait pas grand-chose à la situation actuelle. Oui, elle récupèrera le cadre. Peut-être un couvercle de casserole et quelques verres à pied, tant qu’elle y est : personne ne devrait remarquer si ça manque, elle demandera à la mère si elle peut les prendre en partant.

— Ça te dit de sortir marcher un peu ? Ça… J’ai besoin d’un peu d’air, ça nous changera les idées.

Sonia regarde l’heure, il est déjà tard, elle doit récupérer Lily chez une copine, et puis la route, la cuisine, la vaisselle, les… Elle secoue la tête, honteuse de considérer ces tâches ménagères comme plus importantes qu’une promenade avec sa mère, peut-être leur dernier moment ensemble – et elle se demande si c’est une chance ou un fléau d’avoir conscience de vivre les choses pour la dernière fois. Elle enverra un message à Lily pour avertir de son retard, ça l’arrangera plus qu’autre chose, un autre message à Paul pour prévenir de ce qu’il faut préparer pour dîner, après tout il faut bien qu’il contribue lui aussi aux corvées. Elle force un sourire, se lève. Ses jambes chancellent sous ses émotions. Elle souffle un long coup, Bien sûr, bonne idée, je passe juste aux toilettes et j’arrive.

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