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Elle n’a pas particulièrement envie, mais tout prétexte lui semble bon pour glaner quelques instants de calme. Malgré ses fesses à l’air sur la cuvette et malgré l’exiguïté de la pièce, elle se sent moins nue et moins vulnérable qu’auprès de la mère, de son bocal, de cette histoire. Elle fait durer les dernières gouttes, attarde son attention sur le papier peint décollé dans un coin près du plafond et sur les grésillements de l’éclairage. Les secondes s’égrènent, trop lentement à son goût – il lui tarde d’être rentrée de cette promenade puis de retour chez elle –, trop vite, aussi – elle préfère repousser encore le moment de rejoindre la mère. Elle tend enfin la main vers le dérouleur de papier hygiénique, éclate aussitôt d’un rire sonore. L’objet est du plus mauvais goût, un truc en bois surmonté d’une photo, un coucher de soleil avec comme légende La vie est un cadeau, et le rouleau juste en-dessous, offrant gracieusement ses feuilles double épaisseur d’un rose presque assorti à la ligne d’horizon sur l’image. La mère a dû l’acheter sans se préoccuper de l’aspect, ça devait être le moins cher dans un bac de promotions, c’était fonctionnel et ça lui suffisait, sinon pourquoi aurait-elle opté pour une telle horreur ? D’autant que la légende ne colle pas à l’image, un coucher de soleil, c’est la lumière qui s’en va, la vie qui s’éteint, tout sauf un cadeau. À moins qu’il ne s’agisse d’un lever de soleil, mais les lumières de l’aube n’ont pas une teinte si vive, ou bien Sonia n’a jamais été assez bien réveillée pour s’en émerveiller. Elle se rhabille, hésite à taquiner sa mère, Ton PQ prétend que la vie est un cadeau et toi tu le refuses, c’est pas sympa ! Elle se dépêche de sortir, son temps aux toilettes s’est étiré au maximum, au-delà ça aurait éveillé des soupçons, soulevé des questions. Elle ouvre la porte, s’attend à trouver la mère sur le seuil, chaussures aux pieds et manteau sur les épaules, en train de piétiner dans l’attente du départ, les lèvres prêtes à reprocher à Sonia son éternel retard. Mais le vestibule est vide, le manteau toujours suspendu, les chaussures rangées. Sonia revient dans la cuisine. La mère y est assise, plongée dans un livre ; elle lève à peine les yeux en percevant le retour de sa fille.

— Tu permets, j’ai pas pu résister à replonger dedans, je finis mon chapitre et on y va ?

Sonia se demande s’il en va de la fin de vie comme de la grossesse, si on est frappé d’envies bizarres, manger des fraises, lire un livre. Elle n’ose pas contester, hoche la tête, meumeume son assentiment résigné. Elle se sent comme face à une handicapée ou une convalescente : elle laisse passer des choses qu’elle n’accepterait pas en temps normal, même de sa mère. S’il s’était agi de Jo ou de Lily, elle aurait confisqué le bouquin, reproché l’impolitesse. Elle hésite un instant à feindre l’agacement, voire l’indignation, Maman, t’abuses, c’est peut-être la dernière fois qu’on se voit et tu préfères te mettre à lire ? Elle s’abstient, ce serait de la mauvaise foi, et dans les faits, la situation l’arrange. Elle sait que dehors, elles seront obligées de parler, pas comme ici où la mère peut feindre être occupée à autre chose, ranger les courses, nettoyer l’évier, commenter des vieux clichés. Elle se figure déjà la promenade : elles partiront par la gauche, il y a un grand parc à deux rues, c’est la limite de la ville on peut même pousser jusque dans la forêt même si, avec l’urbanisation, l’orée s’est éloignée. Elles parleront d’abord du quartier, de comment les choses ont changé en cinquante ans, puis la mère répètera que le monde est beau, que la vie est belle, c’est ce qu’elle ressasse chaque fois qu’elle sort marcher. Il n’y a qu’après sa première tentative qu’elle s’était abstenue – suite à la mort du père et au viol de Sonia, ç’aurait été malvenu – pour ne renouer avec cet enjouement de façade qu’un mois plus tard. Mais cet après-midi les mots prendront un autre sens. Ils seront sûrement suivis d’un long silence. Et ensuite… Comment parler d’autre chose que de la mort dans ces circonstances ?

Le regard de Sonia se pose sur le bocal. La mort est là depuis son arrivée, comme un troisième larron silencieux, un invité de luxe que l’on ne peut ni ignorer ni mentionner. Elle est invisible mais remplit tout l’espace. La mère a raison, l’air extérieur leur fera du bien, la sortie mettra de la distance avec ces herbes et ce qu’elles représentent. Sonia s’avance vers sa chaise, ramasse sa veste restée le dossier et commence à l’enfiler pour hâter le départ.

— Tu vas sûrement trouver ça bête, mais c’est un livre que j’ai déjà lu plein de fois et je me suis dit que… Je voulais le relire une dernière fois avant de… quand j’aurai plus rien à lire, je pourrai… Attends, il me reste un paragraphe et je suis à toi !

Ce n’est pas le genre de la mère de laisser des phrases en suspens. Sonia l’a toujours connue volubile et précise, aussi exigeante sur ce point envers les autres qu’envers elle-même, Va jusqu’au bout de ta pensée, c’est malpoli de s’arrêter en route, ton interlocuteur va se faire de fausses idées. Du coin de l’œil, Sonia l’observe lire. Les yeux restent fixes, sans même balayer la page de gauche à droite au rythme des lignes. La mère est perdue, Sonia le devine, le sent, le voit, et ce constat la gêne ; elle boutonne sa veste, se baisse pour relacer ses chaussures, sort attendre dans le vestibule. Ses angoisses l’étouffent, elles bouillonnent, s’infiltrent dans les moindres recoins de la conscience, des entrailles, des muscles, Qu’est-ce que je vais faire sans elle ? Elle aurait pas pu faire ça avant ? Elle aurait pas pu choisir un bon cancer comme tout le monde, une maladie qu’on peut reprocher à la fatalité, une mort pour laquelle on peut inculper des causes extérieures et blâmer des coupables invisibles ?

La cuisine reste silencieuse. La mère ne bouge toujours pas – le paragraphe doit être interminable. Sonia regrette de ne pas être restée plus longtemps aux toilettes, la mère n’aurait rien pu lui reprocher. Elle aurait même pu y emporter un livre, elle aussi. L’idée l’amuse un instant, elle se demande aussitôt quel bouquin elle lirait à l’aube de sa mort. Elle passe en revue ses dernières lectures, mais cela fait si longtemps qu’elle n’a pas lu pour le plaisir, elle n’ouvre les bouquins que pour s’assommer deux minutes avant de s’endormir. Le contenu des pages importe si peu, d’ailleurs cela fait des mois qu’elle est sur le même livre, peut-être le même chapitre, peut-être le même paragraphe aussi, quelle différence ça fait ? Au moins, tant qu’elle ne finit pas le bouquin, elle n’a pas à affronter la mort, comme sa mère, Finir ce livre et mourir : quelle idée à la con ! Au moins, c’est un livre qu’elle connaît, elle n'aura pas la déception d’une conclusion mi-figue mi-raisin, le regret d’un Si j’avais su j’en aurais choisi un autre ou je me serais suicidée avant. Sonia grimace, écœurée à l’idée qui germe dans son esprit, S’il fallait se tuer avant de vivre une déception, j’aurais dû mettre fin à mes jours dès le départ, et quelque chose au fond d’elle lui souffle que cela n’a rien d’ironique.

La mère reste perdue dans son livre, et il devient de plus en plus évident pour Sonia qu’elle fait semblant pour ne pas avoir à évoquer la mort avec elle, elle fait semblant de lire pour repousser le moment d’affronter la dernière page puis le poison, mais n’est-ce pas là une triste métaphore de la vie ? On ne remplit celle-ci que dans l’attente de la mort, on travaille on joue on rencontre on échange on s’occupe pour ne pas voir l’inéluctable imminence de la fin, comme Jo et Lily gamins, quand ils négociaient l’heure du coucher, Steuplé Maman je finis ce jeu d’abord et après je me couche, comme si leur loisir suffisait à tenir le sommeil à distance.

Sonia prend une longue inspiration avant de passer la tête par la porte de la cuisine. En pensées, elle tisse l’air en mots, les assemble en phrases, Prends le temps que tu veux pour finir ce livre Maman, tu verras qu’au final c’est pas toi qui décideras du moment de partir. Mais elle connaît l’esprit de contradiction de sa mère, elles ont toujours été comme ça ensemble, à agir parfois de manière stupide juste pour prouver à l’autre qu’elle a tort. Elle serait bien capable d’avaler ses herbes sur le champ si Sonia lui sortait un truc pareil, juste histoire de prouver que c’est elle et elle seule qui décide.

— C’est bon, j’ai fini mon chapitre. Je m’en lasse pas de ce livre. On y va ?

Elle se lève enfin, s’étire ; son pull se soulève, révélant la transparence de son ventre. Elle frôle Sonia dans le passage de porte et le contact est si léger qu’on croirait un fantôme, Pardon, sourit-elle, et Sonia ignore de quoi elle s’excuse. Du temps d’attente imposé, du coup d’épaule éthéré, de sa mort imminente ou de toutes ses erreurs passées ?

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