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La mère ouvre la porte tout en enfilant sa veste, comme si elle était soudain pressée, pressée de rattraper le temps perdu dans son livre, pressée de prendre l’air, pressée de profiter de la promenade pour parler autrement à sa fille, pressée d’être rentrée pour en finir. Elle referme derrière elles et court presque vers le portillon. Sonia reste un instant immobile sur le perron, la main levée, la bouche entrouverte sur une question qu’elle n’ose pas formuler – Tu ne fermes pas à clé ? Mais elle craint d’entendre la réponse, À quoi bon ? Après tout, la mère aurait raison, demain tout ça ne sera même plus à elle, et tout ça c’est déjà pas grand-chose, quelle valeur ça peut bien avoir à côté de la vie qu’elle a déjà choisie de perdre ?

— Bah quoi, tu viens pas ? On sera pas parties longtemps, t’inquiètes pas, personne va venir voler toutes les pâtes que tu viens de me rapporter !

Sonia se mord la lèvre, doublement gênée, gênée d’avoir des craintes aussi matérialistes à l’aube du décès de sa mère, gênée surtout que sa mère lise en elle comme dans un livre ouvert. Elle baisse les yeux, traîne ses pas jusqu’au trottoir et suit l’ombre de sa mère. Elles partent vers la gauche, et Sonia sourit intérieurement, juste un peu, Ça fait un partout, elle se console d’avoir elle aussi deviné les intentions de sa mère même si c’est pas grand-chose. Elle devine le rideau de la vieille Perbal s’entrouvrir sur les fenêtres d’en face ; la mère accélère le pas, comme si elle souhaitait impressionner sa voisine – T’as vu, soixante-quinze ans et je sors marcher deux heures quatorze minutes et vingt-huit secondes ! La vitesse ne l’empêche pas de badiner pour autant, Les Durand sont partis au fait, tu te rappelles, c’est eux qui te gardaient quand t’étais bébé, T’as vu comment ils ont défiguré la maison des Lafargue avec cette véranda immonde, c’est dommage, Y a un nouveau voisin à côté, il est sympa il m’aide pour des petits travaux mais je le trouve un peu concon quand même, Je t’avais dit qu’ils avaient changé tous les arbres de la rue ? je m’y fais pas encore, j’aimais bien les vieux platanes mais apparemment leurs racines faisaient des dégâts, tu parles, c’est plutôt nous qui faisons du mal aux arbres si tu veux mon avis mais bon chacun son point de vue sur la question, même si je doute qu’on ait demandé aux pauvres platanes ce qu’ils en pensaient. Sonia s’étonne de la voir soudain si volubile, si légère, si insouciante, comme si elle n’avait pas conscience de vivre là sa dernière promenade avec sa fille, peut-être sa dernière promenade tout court. Ou peut-être au contraire en a-t-elle pleinement conscience, peut-être cette légèreté est-elle feinte et accentuée pour mieux dissimuler son trouble – elle a toujours été douée à ce jeu-là, mais à ce niveau-là c’est de la virtuosité tant sa voix déborde de joie enfantine.

Les maisons défilent à leurs côtés et Sonia se demande combien de fois elle a vu sa mère craquer, à combien d’occasions elle l’a surprise en train d’exprimer des émotions négatives. Même à la mort du père elle ne laissait rien paraître, que ce soit à son chevet à l’hôpital ou sur sa tombe à l’enterrement, elle n’avait peut-être pas l’air aussi enjouée qu’en cet instant mais sa mine était neutre, impassible. Certes, il y a eu cette tentative de suicide peu après, comme sortie de nulle part, sans le moindre signe avant-coureur, et là ce serait pareil, si la mère n’avait rien annoncé Sonia ne se serait doutée de rien, elle serait rentrée chez elle le soir, Comment va ta mère ? aurait demandé Paul, Comme d’habitude, très bien, peut-être même encore mieux, et ce encore mieux aurait pu lui mettre la puce à l’oreille mais elle n’y aurait pas prêté attention, elle aurait déballé les courses et commencé à préparer le dîner pour la famille et quelqu’un aurait appelé le lendemain, Votre mère est morte tout laisse penser à un suicide, et comme trente ans plus tôt elle n’aurait pas compris. Cette joie qu’elle affiche en montrant un couple d’oiseaux dans un jardin voisin – Regarde, des fauvettes, elles reviennent, ça faisait un moment que j’en avais pas aperçu dans le coin ! – est peut-être un symptôme que tout ne va pas si bien, mais comment faire la différence entre bonheur et abattement, comment savoir si elle se sent légère d’avoir vécu cette vie et satisfaite de la fin qu’elle lui a choisie ou bien si elle est désespérée, déçue, résignée ?

Ce doute lui fait l’effet d’une gifle : elle ne connaît pas sa mère. Elle la connaît depuis cinquante ans mais elle se sent toujours comme une étrangère, mise à l’écart de l’intimité. Peut-être est-ce le propre d’une relation parent-enfant, a fortiori d’une relation mère-fille, en particulier avec une mère comme ça : on se fréquente au quotidien pendant les vingt ans de l’enfance mais on ne se dévoile jamais vraiment, pire, on s’isole, on se barricade derrière des non-dits et des faux semblants, on ne partage pas l’intimité mais on la construit, on l’érige, on la consolide. Avec son mari, avec ses amies, voire même avec certains collègues, elle parle de sujets personnels, elle se confie autant qu’elle écoute leurs confidences, elle se livre avec ou sans mots autant qu’elle apprend à lire leurs sentiments dans leurs comportements. Mais avec sa mère, non. Elles n’ont jamais parlé de mecs, d’états d’âme, de doutes, de peurs, de rêves – Sonia l’a peut-être fait quand elle était gamine mais la mère, jamais, elle est restée enfermée dans sa posture maternelle et tout ce qu’elle incarnait. Elles n’ont jamais rien partagé comme deux égales, comme deux femmes, à part une ou deux fois peut-être, une virée shopping assez malaisante et une sortie chez le coiffeur qui a frisé le ridicule. Le confort, la stabilité, la sécurité : tout ça ne laisse pas de place aux troubles de l’intimité, aux confidences dans le bac à shampooing du coiffeur – ce serait comme révéler des failles dans les murailles d’un château-fort, on ne s’y sentirait plus à l’abri le jour où l’ennemi montrerait son visage. Il semble alors à Sonia que la mère connaît tout d’elle, elle a assisté à ses premiers bobos, à ses premières règles, à ses premiers chagrins d’amour, elle était présente pour apaiser le traumatisme du viol, pour accueillir Paul dans la famille, elle a été la première informée des deux grossesses, avec tout ça elle n’a plus besoin de mots ni d’explications pour deviner les émotions de sa fille. En revanche, Sonia n’a jamais eu le parallèle, la mère n’a jamais parlé de ses bobos, de ses règles, de la ménopause, d’ailleurs Sonia sait que ça va bientôt la concerner et elle voudrait demander comment ça se passe, comment la mère l’a vécue, à quoi elle doit s’attendre, elle précipite quelques foulées pour se mettre au niveau de la mère et ouvre déjà la bouche pour l’interrompre, c’est maintenant ou jamais, la mère ne sera plus là pour la rassurer le moment venu, lui dire que c’est normal les nausées les bouffées de chaleur la fatigue, pour lui confirmer tout ce qu’elle aura lu sur le web et dans les magazines, sauf que ça a bien plus de valeur dans la bouche d’une mère. Elle prend une inspiration avant de parler, s’étouffe presque avec sa salive, mais elle se reprend aussitôt, elle connaît déjà la réponse : un regard incrédule, Mais pourquoi tu demandes ça maintenant, puis une diversion, on change de sujet, Oh regarde un papillon ! Imperméable, voilà. La mère est imperméable, si imperméable qu’elle demeurera à jamais une étrangère, et la stèle du cimetière abritera une étrangère encore plus imperméable que cette femme qui marche d’un pas trop vif en se vantant d’avoir trouvé un nouveau raccourci pour arriver plus vite dans les bois.

Sonia la suit à travers un étroit passage entre deux maisons, non sans jeter des œillades de part et d’autre, par crainte de se faire reprocher de piétiner ce qui lui semble être une propriété privée. La mère se retourne, l’invite à se dépêcher d’un geste de la main, Te préoccupe pas, tout le monde passe par là, en plus moi je les connais et en ce moment ils sont pas chez eux. Dans le ton de la voix, celui qu’emploierait un gamin pour en convaincre un autre de commettre une bêtise, Sonia devine autre chose, de l’ordre du Je m’en fous, d’ici à ce qu’on vienne me reprocher quoi que ce soit je serai déjà morte. Elle en revient à s’interroger sur l’attitude de sa mère : peut-être son apparente légèreté ne cache-t-elle rien de particulier, peut-être est-elle en effet contente à l’idée de partir comme s’il s’agissait d’un simple départ en vacances, son bocal faisant office de billet aller simple.

Elle considère alors la chose sous un autre angle et s’imagine à la place de la mère. Lorsque la mort est ainsi planifiée, réservée, organisée, on a peut-être le temps de s’y préparer. Dresser des listes de détails à vérifier, d’actions à accomplir, d’éléments à ne pas oublier ; couper le gaz, écrire un mot pour les voisins, laisser un tas de croquettes pour les chats, sortir la poubelle, etc. Oui, vue sous cet angle-là, la mort lui parait presque rassurante. Elle marche quelques pas supplémentaires en se mettant dans les bottes froides d’une presque-morte et elle construit dans sa tête son rétroplanning pré-mortem. Laisser un mot aux enfants pour leur dire qu’elle les aime – peut-être la mère a-t-elle la même intention à son égard, ce serait bizarre, elles viennent de se voir, de quoi pourra-t-il être question dans ces lignes ? Sonia hésite presque à demander, à rester avec sa mère pendant qu’elle écrit, même s’il n’y aura peut-être rien, elle en serait presque déçue. Couper le gaz et l’électricité, c’est con, mais ce serait dommage que la maison prenne feu avec un court-circuit ou une connerie du genre avant qu’on trouve son corps, les secours ne découvriraient peut-être même pas les mots écrits à l’intention des enfants, les explications sur son geste, ils concluraient à un bête accident plutôt qu’à un suicide – si elle était croyante, ça pourrait l’arranger, il paraît que le bon Dieu n’accorde pas aux suicidés leur place au Paradis, alors qu’un court-circuit, il peut pardonner, Bien sûr Madame vous pouvez rentrer, vous avez votre rapport d’autopsie avec vous pour attester des causes de la mort ? Un ricanement lui échappe, ce serait trop con d’être refoulée de l’eden sur la base d’une telle formalité. Elle espère que la mort échappe aux contraintes administratives qui encombrent une portion si significative de la vie. Elle se voit ensuite errant d’une pièce à l’autre en se demandant si elle n’oublie pas une ligne à consigner sur ses listes, un truc important, et le mot important revêt alors une toute autre signification : qu’est-ce qu’il peut bien y avoir d’important lorsqu’il est question de fin de vie ? Couper le gaz, non mais quelle ineptie vraiment, porter ses plus beaux vêtements, prévenir les voisins, vérifier que le robinet est bien fermé ou que les chats ont à manger, qu’est-ce que ça peut bien foutre, ça ne changera rien à la mort, ça ne l’empêchera pas de passer dans l’au-delà quoi qu’il y ait là-bas. Mais cela ne l’empêcherait pas pour autant d’errer sans but dans la maison, peut-être pour se rendre compte que sa vie fut belle et qu’elle part heureuse d’avoir fait de son mieux, peut-être pour croire l’inverse. De toute façon, quelques minutes ou quelques heures plus tard et ce sera comme un ordinateur qu’on débranche sans le redémarrer : écran noir, le ventilateur s’éteint, et puis voilà.

— Et voilà ! C’est peut-être pas aussi sauvage qu’avant, mais à partir d’ici, tu dois reconnaître, non ? C’est la piste qu’on prenait à vélo quand t’étais jeune.

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