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Sonia tressaute. Dans le silence qui s’était installé et dans le désordre de ses pensées, les mots de sa mère résonnent d’un écho malaisant. Le ton nonchalant qui les enrobe lui procure l’effet d’une gifle assénée avec un gant de velours : la douceur n’atténue pas la douleur. La main de Sonia se resserre sur le bocal, son regard se fige sur une des baies à l’intérieur. Tu resteras dîner ? Sonia se demande ce que cache l’invitation : la mère aurait-elle l’intention d’empoisonner sa fille ? L’idée paraît aussi sordide qu’invraisemblable, pour quel motif la condamnerait-elle, pourquoi l’aurait-elle chargée de la commission, on ne tue pas ses propres enfants, surtout quand ils ont cinquante ans ! Sonia s’imagine mal empoisonner Jo ou Lily après avoir tant sacrifié et galéré pour les élever, quel gâchis de temps, d’argent, de vie ! Et puis il y aurait eu des signes avant-coureurs, la mère aurait montré des marques d’agacement ou de colère lors des précédentes visites, mais non, elle était comme toujours, souriante, paisible, il est vrai qu’elle dissimule bien ses émotions mais là ce serait trop gros ! Elle essaie de se remémorer les semaines passées, la mère parlait un peu moins, elle semblait plus réservée, peut-être était-elle déjà en train de ruminer cinquante ans de frustration, de préparer son coup pour y mettre fin, peut-être…

— De toute façon, avec tout ce que tu m’as acheté, il va y avoir des restes, alors autant cuisiner pour deux.

Le sous-entendu horripile Sonia, bien plus que cette stupide idée que la mère ait pu vouloir la tuer. Alors elle a vraiment décidé d’en finir ? Ça lui paraît absurde, elle a déjà testé une fois, ça aurait dû lui servir de leçon ! À moins qu’il ne s’agisse d’une diversion, d’un prétexte pour obliger sa fille à lui consacrer plus de temps. Tu resteras dîner ? Sonia la sent prête à sortir le numéro de la pauvre petite vieille esseulée, abandonnée par ses enfants dans son pavillon miteux. Elle qui ne s’est jamais lamentée de rien, dans cinq minutes elle va enfin arrêter de fouiner dans ses placards pour se tourner vers sa fille, elle lui adressera un regard de chien battu pour supplier qu’on lui accorde un zeste de compagnie, un regard qui dira allez, juste une fois, tu as décliné les vingt-sept précédentes, j’ai pas compté, hein, je suis pas désespérée à ce point-là, mais ça doit être à peu près ça puisque tu viens toutes les semaines et que notre dernier dîner ensemble c’était le 12 juin, il y a exactement trente-et-une semaines – sachant qu’il y a quatre fois où tu n’es pas venue depuis, à la Toussaint et pendant tes vacances d’été. C’est d’un air lourd de dédain que Sonia voudrait lui répondre non Maman je ne resterai pas dîner, un dédain qui égale la démesure de ce bocal. Ses doigts se crispent autour du récipient, autour de ces satanées herbes dont le poison pollue déjà leur relation. Il lui semble à présent évident que sa mère, maîtresse incontestée de l’implicite, utilise l’argument du suicide comme un chantage affectif. Son tu resteras dîner ?, lifté par-dessus le bocal, retombe dans le camp de Sonia en clamant si tu ne restes pas je me tue et tu garderas ma mort sur la conscience !

Sonia aussi sait manier le non-dit : tu sais très bien que je peux pas, Maman ! Une excuse creuse mais formulée avec aplomb plutôt qu’un argument, une justification, ou n’importe quoi que la mère finirait à coup sûr par retourner contre elle. Les fois précédentes, elle a utilisé les prétextes des gamins, du mari, du boulot, même de l’arrosage du jardin, tous les trucs traditionnels y sont passés. La mère saurait tous les rattraper à la volée pour lui smasher à même le corps, tu les verras pendant le reste de ta vie alors que ta mère n’en a plus pour aussi longtemps qu’eux, et puis je suis ravie de passer après ton travail que tu détestes… Le flou a le mérite de ne laisser aucune prise à la répartie. Cacher son jeu plutôt que de bluffer. Tu sais très bien que je peux pas, c’est le coup en douce, le jeu sur le revers alors qu’elle attendait un coup long de ligne, l’amortie alors qu’elle se préparait à réceptionner au fond du court. Ainsi, avec un regard fermé comme un point final, Sonia sous-entend qu’elle a un impératif de la plus haute importance, qu’elle en a déjà fait part à sa mère qui est censée s’en souvenir, que si ce dîner doit célébrer l’idée d’un suicide il vaut mieux le reporter. La mère se retourne un instant, les lèvres pincées. Sonia croit distinguer un voile brillant d’humidité sur ses yeux ternes. Elle n’a pas le temps de s’en assurer, la mère replonge déjà dans les sacs de courses, comme si rien n’avait été échangé durant les dix dernières minutes.

— Ah, tu m’as pris de la crème pour les mains, c’est sympa, fallait pas.

Sonia tique, surprise par le brusque changement de ton dans la voix de la mère. Elle regarde celle-ci en coin, la voit ouvrir le tube de crème et en étaler une épaisse noisette sur sa peau si peu ridée pour son âge. Elle l’observe comme un animal à l’affût d’une proie chipée par un congénère dominant. La hargne densifie son souffle ; elle a compris que la mère faisait diversion, qu’elle n’abdiquait pas sur la question du dîner mais attendait un moment plus propice pour relancer, qu’elle préparait déjà le terrain pour la suite. Son agacement est d’autant plus fort que la crème n’était pas destinée à la mère mais à elle-même : elle a dû se tromper de sac au moment d’emballer les courses, ou bien elle l’aura balancé du mauvais côté du caddie, peu importe, c’est maintenant sa mère qui l’utilise et pas elle, la mère et sa peau bientôt morte, à en croire ce foutu bocal. Quelle intérêt peut-elle avoir d’une crème dont les effets s’étalent dans la durée ? Surtout, celle-ci est de première qualité, Sonia n’aimerait pas la voir gâchée. Elle a beau surveiller les prix pour tous ses achats, comparer valeurs nutritionnelles et prix au kilo de toutes les denrées alimentaires, pour les produits de beauté elle ne compte plus, elle prend le meilleur, le plus cher, presque toujours. La faute à Paul, quelques années plus tôt. À Lily, aussi, plus récemment. À leurs remarques qui se voulaient innocentes, peut-être même bienveillantes, mais dont l’effet ne fut rien d’autre que blessant. Le miroir suffisait pour renvoyer l’image d’une femme déjà âgée, elle a vieilli si vite, trop vite, le cap des cinquante ans franchi avec un peu d’avance en l’espace de quelques mois, des rides, des taches sur la peau, des cernes qui ne s’estompent plus, des articulations qui grincent et qui tirent. Oui, la crème, c’était pour elle, c’était pour ça, pour qu’au moins ses mains soient belles, ou du moins pas trop moches, pas trop usées, le moins possible. Les mains, c’est quand même la première chose que les gens remarquent si l’on excepte le visage ou les vêtements, les mains qu’on tend pour saluer, pour payer, pour récupérer un paquet, c’est la carte de visite que l’on distribue cent fois par jour, or l’âge des mains c’est factuel, ça ne se discute pas, mieux vaut donc en prendre soin. La mère peut se permettre des mains âgées : elle est vieille, presque mourante si on l’écoute, voire déjà morte puisque c’est l’intention qui compte, comme on dit, alors inutile de gaspiller une si bonne crème sur des mains de future morte, non ? D’autant qu’elle a forcé la dose, c’est le début du tube, certes, ça a tendance à couler un peu fort, mais si on s’y prend bien on arrive à aspirer le surplus à l’intérieur, or la mère s’est contentée d’étaler en souriant, de tartiner jusqu’au milieu des avant-bras, de la crème hors de prix sur des avant-bras fanés, sur une peau si transparente qu’on n’en voit pas l’effet, à presque deux euros la noisette de crème c’est une hérésie, deux euros aujourd’hui c’est le prix d’un pain, de vingt kilomètres de route, quand on termine les mois si proche de zéro ce n’est pas anodin !

Sonia s’interroge soudain sur l’héritage, est-ce que la mère a juste commandé ce bocal sur un coup de tête sans réfléchir au reste ou est-ce qu’elle a déjà pris des dispositions ? Qu’est-ce qu’il adviendra du mobilier des bibelots de l’argent de la maison ? Elle connaît la mère, elle envisage toujours tout ce qu’il faut, si son projet est sérieux elle aura fait appel à des experts pour évaluer ses biens, mais si c’est le cas la crème ne sera pas comptabilisée, de toute façon des experts en succession n’y connaîtraient rien dans la valeur de ces produits, ça doit tous être des mecs, ils l’auraient sous-estimée, ils auraient appliqué un rabais, Sonia y aurait forcément perdu. Au moins, comme la crème est arrivée après ces éventuels experts, elle pourra peut-être récupérer le tube après la mort de sa mère, elle gardera le ticket de caisse au cas où il y ait besoin d’un justificatif, mais non, s’offusque-t-elle, c’est ridicule, on ne donne pas des justificatifs pareils pour toucher un héritage ! Quoi qu’il en soit, d’ici à ce que la mère avale son bocal, elle aura déjà liquidé la crème. Sonia espère que non, ça l’embêterait de devoir en racheter, mais elle espère que oui, ça voudrait dire que la mère ne se suicide pas tout de suite, qu’elle fait durer encore un peu, même si avec des doses comme elle vient de mettre ça ne durera pas bien longtemps, surtout si elle l’étale aussi loin, sur les bras le torse la nuque le dos les jambes et pourquoi pas les pieds tant qu’on y est, on aura tout vu, de la crème de luxe sur des pieds calleux et prémourants !

Elle hésite à ouvrir la bouche pour expliquer, oups, désolé Maman, je me suis trompée de sac, cette crème était pour moi, si elle te plaît vraiment la prochaine fois je pourrai t’en prendre. Mais encore une fois les mots la prochaine fois lui écorchent les pensées : la mère n’est quand même pas sérieuse avec cette idée de poison, si ? Elle ne peut pas non plus se permettre de demander à la mère de rembourser, ça ne se fait pas, même s’il serait peut-être temps de parler d’argent, parce que la mère ne rembourse pas d’après le ticket de caisse mais préfère effectuer un virement régulier censé couvrir les frais, ça fait deux ans que le montant n’a pas changé, trente euros par semaine, en moyenne ça allait très bien au début, mais il a fallu racheter des petits trucs pour le mobilier, des ampoules de la vaisselle des conneries comme ça, ça fait gonfler la note à chaque fois, et puis les prix ont augmenté depuis, sans parler du prix de l’essence et du coût de l’aller-retour hebdomadaire, Sonia aurait dû aborder le sujet plus tôt mais elle n’a jamais osé, elle avait peur de paraître vénale, que la mère se mette à croire qu’elle n’en avait que pour l’argent, qu’elle voulait s’enrichir sur son dos, qu’elle lui reproche de lui coûter cher, un parent ne voit pas les choses comme ça mais peut-être qu’au moment de répartir un héritage on raisonne différemment, peut-être que…

— Fallait pas ma chérie. J’aurai jamais besoin de tout le tube, tu sais, j’aurai pas le temps de… Tu pourras repartir avec, si tu veux.

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