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Tu dois reconnaître. Les mots résonnent dans l’esprit encombré de Sonia. Les lieux lui sont familiers, familiers comme le serait n’importe quel recoin de verdure en périphérie de n’importe quelle ville. Un large chemin que pourraient emprunter promeneurs du dimanche, cyclistes ou véhicules. Des arbres, tous les mêmes, un tronc des branches des feuilles mortes au pied, c’est la fin de l’hiver, déjà qu’au printemps ou en été tous les arbres sont si semblables, en cette saison comment Sonia pourrait-elle s’émerveiller de reconnaître un chêne, un hêtre ou un érable, et qu’est-ce que ça pourrait bien lui faire que ce soit l’un plutôt qu’un autre ? À ses yeux, tout se vaut, ici ou ailleurs c’est du pareil au même. Comme le prétend la mère, elle s’y rendait probablement à vélo quelques décennies plus tôt. Qu’est-ce que ça change ? L’endroit n’en ressort ni plus beau ni plus laid, la végétation et la friche urbaine qu’on aperçoit au travers restent inchangés.

La mère poursuit ses commentaires, deux pas devant sa fille. Dans sa voix, Sonia croirait entendre la description d’un lieu différent, plus champêtre, plus féérique, comme si les Avant ou Dans le temps lui conféraient une autre dimension. Avant les bois s’étendaient jusqu’ici, c’était beaucoup plus dense, on y croisait souvent des lièvres, des chevreuils, parfois même des sangliers ; dans le temps ton père venait y cueillir ses champignons, il lui est même arrivé de se perdre alors qu’on est qu’à deux pas de la maison ! Sonia écoute d’une oreille, tandis que d’un œil elle observe à travers la végétation clairsemée. Point d’animaux sauvages mais, à moins d’une centaine de mètres, des grillages, des engins de chantiers, des tas de matériaux de construction, comme dans une gigantesque chambre d’enfant où l’on s’apprêterait à bâtir un château en Lego.

— C’était ma jeunesse, tout ça. C’est pour ce recoin de nature en bord de ville qu’on a eu le coup de cœur ton père et moi. C’était il y a une vie… C’est fou quand on y pense, une vie, il s’y passe à la fois tant de choses et si peu. Les premières fois on s’était promis de venir se promener ici tous les jours jusqu’au dernier et on s’y est presque tenus, autant qu’on a pu, t’as l’air essoufflée ma chérie, tu veux qu’on ralentisse un peu ? Tu fais peut-être pas assez d’exercice, c’est important pourtant tu sais, tu devrais marcher tous les jours aussi sinon quand t’auras mon âge…

Un joggeur les dépasse en les frôlant, sans même dévier sa trajectoire. Il disparaît presque aussitôt dans un virage du chemin, sa foulée légère et pressée appuyant les mots de la mère. Sonia soupire, les yeux levés au ciel. Elle préférait l’entendre rabâcher le passé plutôt que de subir ces leçons de vie. Elle estime avoir passé l’âge des sermons maternels. Elle croirait entendre Paul, son mari, qui s’acharne à vouloir la dynamiser, la forcer à bouger pour retrouver l’énergie qui lui fait tant défaut depuis… depuis… Elle essaie de remonter en pensée jusqu’au moment où a commencé cette lassitude, mais l’exercice la fatigue déjà. Balayer tant de souvenirs usants et prendre conscience de la lourdeur qu’a pris sa vie l’abat encore plus. Peut-être depuis les enfants, conclut-elle simplement. L’excuse facile, les enfants. La cause de tous les maux, le bouc émissaire tout trouvé. Tous ceux qui ont été parents opinent benoîtement à ce genre d’argument. Pour répondre aux autres, il suffit de rouler des yeux en marmonnant, au choix, un T’imagines pas la chance que t’as ou De toute façon tu peux pas comprendre. Elle s’était pourtant dit que ça irait mieux après. Que ça irait mieux quand Lily, la deuxième, rentrerait à l’école : avec la propreté et le temps libéré, Sonia avait imaginé regagner un semblant de vie et d’énergie, mais c’est alors le travail qui avait pris le relais pour l’accabler. Que ça irait mieux quand les enfants seraient assez grands pour s’occuper seuls, à partir de dix ans, à vue de nez, mais quand l’aîné avait cet âge la petite réclamait encore trop d’attention, puis le grand était devenu ado et là les problèmes avaient changé de nature. Que ça irait mieux quand les enfants seraient dans leurs études supérieures, émancipés, loin du dos de leurs parents à part lorsqu’il leur faudrait réclamer un complément d’argent. Sonia y était presque : Lily était au lycée et Jo préparait sa rentrée universitaire. Pourquoi les choses ne s’orientaient-elles pas encore vers le mieux ? L’excuse des enfants ne tenait plus qu’à moitié, par le brin magique du C’est toute la fatigue cumulée, tu comprends, de l’énergie perdue à les élever, une énergie qui ne reviendra jamais.

Voilà pourquoi Paul essayait d’autres voies, des moyens de la persuader qu’il ne tenait qu’à elle de retrouver un élan. La marche, l’exercice. Lui allait faire son footing deux fois par semaine, le mardi midi avec les collègues, et le vendredi soir avec un ami – il allait faire la gueule si Sonia rentrait trop tard ce soir, ça chamboulerait son habitude. Comme la mère, il revenait avec les joues rougies par l’effort mais le sourire agrandi, comme s’il s’était rempli d’une nouvelle source de joie alors qu’il n’avait fait que courir. Sonia trouvait la pratique affligeante : à quoi bon suer une heure entière en malmenant son corps à ce point ? à quoi bon tourner en rond sur des routes bitumeuses, au milieu des pots d’échappement – ou pire, sur un tapis roulant, dans une salle, comme un vulgaire hamster ? Paul revenait à la charge régulièrement, Juste dix minutes de marche, rien que ça, je t’en demande pas beaucoup, mais Sonia savait bien que ce serait dix minutes pour commencer, puis qu’il pousserait toujours plus loin. Dix minutes. Paul prétendait que c’était pas grand-chose, dix minutes. Mais dix minutes, c’est le temps de faire la vaisselle, c’est le temps de plier le linge, c’est le temps de ranger la cuisine, c’est le temps de passer l’aspirateur dans les chambres, c’est le temps qui manque pour un sommeil à peine meilleur… C’est considérable, dix minutes, dans une journée ! On pourrait rajouter autant de fois dix minutes que l’on voudrait et on trouverait toujours mieux pour les occuper que d’aller marcher devant chez les voisins ! Dix minutes, combien de fois dix minutes reste-t-il dans la vie de la mère ? Et dans la sienne ?

Elle détourne les yeux du chemin et de l’enchaînement des arbres pour les poser sur la silhouette de sa mère. À nouveau, elle croit distinguer comme une transparence sur les mains et la tête, là où les vêtements laissent la peau libre. On devine légèrement les formes et contrastes du paysage à travers elle. Sonia secoue la tête. Une illusion, tâche-t-elle de se convaincre, C’est juste une illusion, les gens ne deviennent pas transparents comme ça à l’aube de la mort, c’est n’importe quoi. Par méfiance, elle garde néanmoins le regard de côté, s’efforçant d’éviter d’avoir la mère dans son champ de vision. Juste avant que la piste bifurque pour s’enfoncer dans une végétation plus dense, elle aperçoit une grue en cours d’assemblage, des sols fraîchement terrassés, la pancarte d’un promoteur immobilier vantant les mérites d’un nouvel Eden.

— Finalement, je suis presque contente qu’ils construisent ces lotissements. J’ai encore moins de regrets à partir.

Le ton de la mère a changé. Sa légèreté s’est envolée, laissant place à une étrange gravité. Quelques mètres plus loin, une rivière ajoute son clapotis au crissement de leurs pas. Hormis la ligne du sentier et deux traits de peinture jaune sur un arbre, les traces d’activité humaine s’estompent d’un coup. Sonia s’étonne du moment choisi par la mère pour exprimer ces regrets. Elle aurait imaginé l’effet inverse en franchissant la frontière entre nature et monde urbanisé : une ode à la vie, à l’optimisme, aux lendemains qui chantent comme les petits oiseaux guillerets qu’on voit dans les dessins animés. Elle se permet de le signaler à la mère, à sa manière, C’est toujours bien ici Maman, regarde, on voit plus les futurs lotissements, T’es assez en forme pour marcher jusque-là, tu pourrais rester encore un peu pour en profiter. Mais la mère ne l’entend pas de la même oreille. Le nez levé vers les branchages nus, elle exhale un bruyant soupir ; elle reconnaît qu’il reste de la beauté dans le monde et se réjouit que sa fille soit capable de l’admettre mais souffle que cela ne la concerne plus.

— J’ai eu ma dose, peut-être. Je n’arrive plus à apprécier les choses comme avant, ni ces promenades, ni les gens, ni rien d’autre. Je n’arrive plus à aimer la vie comme elle le mérite et ça me rend triste.

La voix semble venir de loin, comme si la transparence du corps de la mère y ajoutait une résonnance supplémentaire, une profondeur insondable. Au-delà des mots, c’est l’intonation qui indique à Sonia que la décision est sans appel, qu’il ne s’agit pas d’un caprice, d’un coup de mou passager. La mère a fait son choix, un choix réfléchi depuis longtemps, assez pour en avoir parlé avec le frère, pour avoir organisé la vente en viager, la répartition de l’héritage, et combien d’autres détails que Sonia ne découvrira qu’après. Elle pince les lèvres, consciente qu’aucun de ses arguments ne peut peser dans la balance, d’autant plus si elle est incapable de les formuler avec conviction. Elle est sa fille, certes, elle lui livre les courses toutes les semaines, mais ça ne lui donne pas la moindre autorité pour s’opposer. Elle baisse la tête, regarde le sol, remarque la couche de poussière qui recouvre ses chaussures – il faudra les laver avant de retourner au boulot lundi, elle aurait dû prévoir une autre paire, mais la mère ne lui a pas laissé présager cette promenade, elle n’a rien pu prévoir, là elle sait juste qu’elle a deux jours pour nettoyer les chaussures avant son entretien avec le chef, ça ferait mauvais genre, peut-être n’y aura-t-il pas de rendez-vous mais une veillée funèbre, un truc comme ça, si c’est le cas elle portera d’autres chaussures, lesquelles seront les plus appropriées, et avec quelle tenue, sa robe noire doit être froissée et puer le renfermé depuis le temps qu’elle traîne dans les placards, est-ce qu’il faut prévoir une lessive exprès, est-ce que ça aura le temps de sécher, est-ce que Paul et les enfants auront ce qu’il faut, d’ailleurs comment va-t-elle leur annoncer la nouvelle, ce soir demain matin ou le moment venu, comme si de rien était ou avec un discours bien préparé, Lily est en plein bac blanc elle peut pas sécher une journée comme ça, elle va pas lui pourrir ses révisions avec un Mémé est morte, elle ne va pas non plus lui cacher pendant deux semaines, et si elle demandait un délai à la mère ? Tu pourrais au moins penser aux autres, si t’attends la fin du mois ce sera plus facile pour l’annoncer aux enfants pour prévenir mon chef pour poser une semaine de congés pour laver ma robe et choisir les chaussures les plus appropriées.

Elles parviennent à une bifurcation ; sans l’ombre d’une hésitation, la mère prend à droite, le sentier qui longe la rivière, Sonia lui emboîte le pas, trébuche sur un caillou – ou bien s’est-elle seulement pris les pieds dans l’entrelacs de fils de ses pensées. Elle se redresse, comme si de rien était, tandis que la mère, elle, n’a pas bronché. Ce n’est qu’un détail sans rapport mais Sonia comprend à quel point le choix de la mère est irrévocable, à quel point elle sera impuissante pour l’infléchir. Elle croit même entendre le vent dans les branchages lui souffler Va falloir faire avec.

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