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— Tu aimerais lire un bouquin dont les cinquante dernières pages n’offrent aucun relief, aucune action, aucun intérêt ? Non, si tu savais qu’il s’achève sur un tel ennui, tu le fermerais avant.

La mère semble nerveuse, sur la défensive. Elle brandit des C’est comme…, C’est comme… qu’elle n’achève pas, aucune analogie ne semblant mieux la satisfaire que son histoire de livre. Un mouvement vif la secoue, une torsion qui part du regard et se propage jusqu’à ses hanches. Elle se détourne de quelque chose, comme si elle s’était brûlé les yeux sur un détail du paysage. Sonia ralentit l’allure, circonspecte. Elle observe les sous-bois autour d’elles. Rien d’anormal. Aucun animal ou voyeur embusqué. Aucun déchet abandonné – c’est assez rare pour être souligné, mais ça ne justifie pas l’attitude de la mère. Rien que des arbres et arbustes d’hiver. Quelques feuillages persistants entourés de branchages encore dans leur tenue d’hiver – nus. Des points plus clairs attirent néanmoins son attention. Elle dévie sa trajectoire, se rapproche du bord du chemin pour observer plus finement. Des bourgeons.

Les prémisses du printemps.

Aussi loin que Sonia se souvienne, la mère a toujours apprécié cette saison. Pendant son enfance, les parents les emmenaient en goguette chaque week-end, et la mère ne cessait jamais de s’émerveiller du spectacle de la nature reprenant vie. Bourgeons, vert tendre des jeunes feuilles et mille couleurs de fleurs, chatoiement d’ailes de papillons et symphonies de chants d’oiseaux… Chaque fois, elle répétait C’est une nouvelle année qui commence, une nouvelle vie, j’ai hâte de voir ce qu’elle nous réserve !

La mère pivote vers Sonia, ouvre la bouche ; ses lèvres frémissent. Aucun son ne sort. Elle se ravise, détourne le visage. Trente ans plus tôt, le cancer avait choisi un mois d’Avril pour emporter le père. Au matin de la chasse aux œufs de Pâques, qu’ils ne pratiquaient plus dans la famille – Pierre et Sonia étaient assez grands pour se contenter d’un paquet de chocolats dont le contenu disparaissait en quelques heures. Occupée à son chevet, la mère n’avait pas eu le temps de prononcer sa maxime cette année-là. Le deuil l’avait privée de ce printemps, comme si les saisons avaient sauté une année. Peut-être cela avait-il joué dans sa précédente tentative de suicide. L’année suivante, elle avait commencé à marcher plus fréquemment. Juste avant le départ de Sonia pour le Bénin, elles étaient venues arpenter ce même chemin, dans un silence que la mère avait tardé à rompre. Sonia s’en souvient maintenant. Elle reconnaît. Les mots de la mère renvoient toujours leur écho, C’est une nouvelle année qui commence, une nouvelle vie. Cette année-là, elle avait attendu de nombreuses foulées avant de formuler la suite de sa pensée. Il avait dû lui falloir du temps pour assimiler les idées : son fils était parti aux Etats-Unis, sa fille fuyait à son tour, son mari ne reviendrait plus ; cette nouvelle année – cette nouvelle vie – allait être marquée du sceau de la solitude. Elle ne se sentait probablement pas encore prête pour l’affronter, pour en porter le poids sur ses épaules. C’est seulement vers la sortie des bois qu’elle avait osé formuler son espoir ; J’ai hâte de voir ce qu’elle nous réserve.

Elle s’en était remarquablement bien sortie. Elle avait continué à enseigner avec la même passion, le même amour des gamins et de son boulot ; elle avait rempli son temps avec une foule de loisirs. Elle avait repris goût à la vie, une année après l’autre, comme si aucun printemps n’avait jamais manqué.

Sonia ralentit encore. Elle laisse quelques pas d’avance à la mère, pour mieux observer sa démarche. Fière et droite, mais les épaules à peine courbées. Fatiguée. Les forces lui manquent pour le dissimuler. Elle pourrait très bien voir ce printemps aussi, et certainement l’année qui suit. Mais quelles pensées pourraient vibrer dans son esprit avant de prononcer son habituel J’ai hâte de voir ce qu’elle nous réserve ? Quel espoir pourrait-elle nourrir pour ce printemps et cette année à venir, sinon celui de ne pas trop dépérir ? Sonia s’interroge, encore ; a-t-elle décidé d’accélérer les choses pour ne pas voir ce printemps ? Pour ne pas se retrouver face à l’évidence que les printemps et les années continueront de défiler sans elle, indifférents à son sort, comme si elle n’avait jamais existé. Peut-être préfère-t-elle partir en hiver.

Sonia trottine trois pas, rattrape son retard. Une phrase lui démange la langue mais elle n’ose pas la prononcer. La marche et le plein air ont beau être propices aux confidences et à l’intimité, elle craint encore de brusquer. Et puis merde, qu’est-ce que ça change ? se décide-t-elle finalement. Elle s’approprie alors la maxime de sa mère. Elle désigne un bourgeon et se lance, s’il reste encore une chance de retenir la mère c’est à l’aide du fil ténu de cette phrase, Tiens, voilà le printemps, c’est une nouvelle année qui commence, une nouvelle vie. Mais Sonia s’arrête là ; à la différence de la mère les années passées, elle n’a pas hâte de voir ce qu’elle lui réserve, et n’est pas prête à mentir à ce sujet. Elle anticipe déjà les problèmes au boulot, les études de Jo, les problèmes d’adolescence de Lily, la faillite de son couple, et maintenant l’imminence d’un deuil. Non, elle n’a absolument pas hâte d’assister à ça. Elle veut simplement montrer à sa mère qu’il reste du beau dans le monde, comme chaque printemps. Elle veut simplement lui montrer que la nature est toujours là, et qu’elle aussi, sa fille, reste présente. Elle veut simplement lui montrer qu’elle n’oubliera pas, qu’elle est prête à prendre le relais. Voyant la mère se raidir, elle renifle un coup, se frotte le nez, et achève la phrase : Je me demande ce qu’elle nous réserve. Elle n’a pas hâte, mais elle veut bien laisser la porte ouverte à d’heureux hasards.

— Elle te réserve des moments merveilleux avec tes enfants, pourvu que tu te donnes la peine de les cueillir.

La voix de la mère est humide, son élocution saccadée. Il lui faut de nombreuses foulées pour poursuivre.

— Et si tu veux un peu de moi, je serai là aussi. Quand Jo cuisinera les recettes que je lui ai apprises, quand Lily peindra avec les techniques que je lui ai montrées, quand Paul lira les romans que je lui ai conseillés, et quand tu… et chaque fois que tu…

Un écureuil descend d’un arbre dix mètres devant, leur coupe la route et la parole avant de s’effacer dans un buisson. Sonia grimace, se crispe aussitôt. C’est une mimique qu’elle déteste quand elle la croise dans le miroir : la commissure de ses lèvres se plisse d’une manière qui lui rappelle sa mère. Elle comprend très bien l’insinuation, la mère prétend qu’elle sera toujours parmi eux dans les gestes du quotidien, mais il y a certaines formes de présence dont elle se dispenserait, certaines manières de se souvenir ou de ressusciter le passé qui dérangent plus qu’ils ne réjouissent. Garder la mère chez elle, cantonnée à son créneau du vendredi après-midi, c’est beaucoup plus simple que de subir le hasard des réminiscences qui frappent quand on les attend le moins, le plus souvent au mauvais moment. Elle se rend alors compte que cela fait longtemps qu’elle n’a pas invité la mère chez eux, qu’elle l’a éloignée de leur vie, résumée à un créneau dans son agenda, au même niveau que la corvée des courses ou qu’un rendez-vous à la banque. Ainsi mise à l’écart, la mère a perdu le fil de leur quotidien. Elle ignore que Paul ne lit plus, ou si peu, et encore, il s’agit uniquement d’ouvrages techniques ; elle ignore que Jo, s’il aime cuisiner, ne daigne jamais se mettre aux fourneaux pour sa propre famille ; elle ignore que Lily a bien d’autres occupations et préoccupations que la peinture ces derniers temps, et que ses toiles et pinceaux prennent la poussière dans un placard. Et puis les gosses, qu’en ont-ils à faire de cette présence abstraite, de retrouver leur grand-mère dans l’héritage si flou que sont les gestes et les idées ? Ils veulent du concret, du tangible, de l’argent de poche qui tombe toutes les semaines, des cadeaux utiles, pas du souvenir, pas des histoires, pas du Mémé est auprès de toi quand tu cuisines ou quand tu peins, pas une foutue transparence ! Rien que ce détail, comment pourrait-elle leur raconter ? Vous auriez dû voir ça, c’était joli, elle est morte par transparence, elle n’a pas souffert elle s’est juste évaporée, comme ça, comme un fantôme, voilà, d’ailleurs elle est toujours là, elle est avec nous, à table, faites attention à ce que vous dites elle vous entend, n’invitez pas n’importe qui dans votre chambre elle le saura, d’ailleurs vous pourriez ranger un peu pour lui faire de la place ! Ces boniments ne fonctionnent plus pour eux, maintenant, ils sont grands ; le Bon Dieu, le Père Noël, la Petite Souris, toutes ces conneries ils n’y croient plus. Le dernier mythe à s’être évaporé c’était celui du Prince Charmant : il a perdu toute crédibilité depuis que Lily a… depuis que Lily s’est…

Sonia pose sur sa mère un regard embué. Elle la revoit trente ans plus tôt, sur son lit d’hôpital. Elle se revoit se jeter dans ses bras, faisant fi des tuyaux du cathéter. Malgré sa fraîche tentative de suicide, la mère était restée ce qu’elle était aux yeux de Sonia : un roc inébranlable, le socle de la sécurité. Elle ne s’y était pas trompée : la mère s’était remise sur pieds en une journée, investie d’une responsabilité suprême – consoler sa fille, la panser, la protéger, la venger. C’est la mère qui l’a poussée à porter plainte quand tous les autres murmuraient dans son dos que c’était bien fait ; c’est la mère qui a transmis sa dignité quand le monde et les espoirs de Sonia venaient de s’effondrer.

Sonia essuie la larme qui roule sur sa joue. Une évidence se matérialise dans ses pensées : elle n’est ni le meilleur modèle, ni le meilleur soutien pour sa fille. Lily a besoin d’une femme comme la mère. Les mots lui échappent, elle s’entend les prononcer malgré sa volonté ; C’est vraiment une décision égoïste.

— Bien sûr que c’est égoïste ! C’est de ma mort qu’il s’agit, Sonia.

La réponse fuse, sèche comme un coup de fouet. La mère avoue n’avoir pensé qu’à elle, non pas à sa mort mais à la vie qu’elle ne souhaite plus. Elle invoque néanmoins l’exemple du père, tétanisé pendant des jours sur son lit d’hôpital, les yeux débordant de souffrance comme dernier souvenir légué : malgré cet égoïsme que lui reproche Sonia, elle a pensé aux autres en refusant de leur infliger une telle épreuve.

Sonia voudrait rétorquer qu’elle est prête à supporter cette épreuve si cela signifie qu’elle garde sa mère encore un peu ; elle se retient. Non seulement la mère lui retournerait son argument de l’égoïsme, et elle n’est pas convaincue d’être si prête. Elle n’ose pas lui intimer de rester pour elle, mais elle hésite à le réclamer pour Lily : Lily a besoin d’une figure protectrice. Il y a Paul bien sûr mais en ce moment Paul est occupé par son boulot et Lily a des soucis qu’un homme n’entendrait pas comme il se doit. C’est d’une femme dont elle a besoin, une femme qui a surmonté des épreuves, une femme dont elle puisse être fière, une femme à laquelle elle puisse s’identifier, une femme capable de l’écouter sans fuir et de l’épauler sans pleurer, une femme sur qui elle puisse compter. Sonia le pense fort, Reste au moins pour Lily ; la mère le sent, dans la forêt il y a moins de bruit on entend tout même les pensées, bien que le crissement des pas dans les graviers et les feuilles mortes couvre le silence.

— Ce sera pareil si je le fais dans un mois ou maintenant, dans une semaine ou dans un an. Tous les matins je me réveille en me disant que j’aurais dû le faire la veille. J’attendais juste de réussir à t’en parler. Je suis contente que tu sois là, Sonia.

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