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Sans cesser de marcher, la mère se penche pour ramasser une brindille au bord du chemin. Elle la triture entre ses doigts agités, la brise en confettis, un millimètre après l’autre. Lorsqu’il n’en reste que des miettes coincées sous ses ongles, elle souffle bruyamment et se lance dans un résumé de sa vie. Les galères du début, C’était pas si facile de devenir adulte à cette époque y avait personne pour nous tracer la route ; les études, l’école normale, elle a fait de son mieux, Instit c’est pas si mal quand on vient d’une famille rurale où personne ne sait lire ou compter ; la rencontre avec le père, Un coup de chance, un coup de foudre, appelle ça comme tu veux ; l’achat de la maison, Un crédit sur trente ans, je venais d’en avoir vingt, c’était fou de m’imaginer engagée jusque si loin ; l’enseignement où elle était arrivée par hasard et qui était devenu une passion, Malgré les bâtons dans les roues que mettaient en permanence les parents et l’encadrement c’était un métier de rêve : voir rentrer les gamins chaque matin avec un grand sourire et une telle soif d’apprendre, recevoir leurs mercis si particuliers chaque fin d’année…

— Pourtant, j’ai longtemps eu l’impression de ne servir à rien, surtout quand je voyais les parents ou les profs suivants détruire tout ce que j’avais cru bâtir. Mais je suis contente d’avoir continué. J’en suis fière même. Entre ton frère et toi et toutes ces générations de gamins, j’ai transmis tout ce que je pouvais, bien plus que ce qu’on m’a donné au départ. Je peux pas plus, Sonia. Je peux pas plus.

Les dents de Sonia se serrent, crispées par le réveil d’une antique rancune, une jalousie d’enfant, la frustration de voir la mère disparaître chaque matin après le petit-déjeuner pour consacrer son temps à d’autres enfants que sa fille, pour leur offrir plus que ce qu’elle donnait à ses propres enfants. Sonia a grandi depuis, elle est devenue mère elle aussi, elle a appris que cette jalousie était puérile, qu’on ne transmet pas la même chose à ses élèves et à sa progéniture, qu’enseigner et éduquer sont des choses radicalement différentes. Mais entendre sa mère mettre sur le même plan, dans le même bout de phrase, ce qu’elle a transmis à Pierre et elle et ce qu’elle a transmis à ces gamins inconnus, ça lui fait mal, aussi mal que de savoir que la mère a parlé de son suicide au frère bien avant d’oser le lui confier à elle. Elle s’était imaginée spéciale, unique. Pierre était l’aîné c’est vrai mais elle était une fille, elle avait beaucoup plus de ressemblance physique et génétique avec la mère, ça aurait dû compter, ça aurait dû la mettre au-dessus des autres, peut-être pas pour les questions d’héritage mais au moins pour l’amour, la proximité, l’intimité.

— Crois-pas que je mets mes élèves avant vous pour autant, hein. C’est pas ce que je voulais dire. Je suis fière de Pierre, je suis fière de toi. Vous avez une belle famille chacun de votre côté, chacun à votre manière. Bien sûr que tout n’est pas toujours parfait, mais c’est normal tu sais, c’est comme ça la vie, c’est ça qui la rend belle. Vous avez tout ce qu’il faut pour être heureux, ça me suffit pour partir fière et sereine.

Sonia voudrait cracher que non sa vie n’est pas belle, que non elle n’a pas tout ce qu’il faut pour être heureux, Pierre est riche c’est différent, c’est plus facile, non pas que l’argent fasse le bonheur, comme on dit, mais il y contribue, il le facilite, il établit un confort qui rend le bonheur possible, en tous cas il rend plus réceptif que lorsque chaque jour est une épreuve, chaque fin de mois une incertitude, Sonia a toujours l’impression de jouer sa vie comme une émission de télé-réalité, qu’à un moment donné un présentateur va venir la voir avec un sourire condescendant rivé aux lèvres, Désolé Madame mais vous avez perdu vous n’avez pas accumulé assez d’argent pour accéder au niveau suivant, Désolé Madame mais le public a voté en majorité contre vous, Désolé Madame mais vous n’avez plus le profil pour poursuivre vous n’intéressez plus notre audience. On lui offrirait alors un dictionnaire, un bon d’achat dans un magasin de bricolage ou une connerie dans le genre, un lot de consolation qui ne console rien du tout mais enfonce encore un peu plus la tête sous l’eau en affichant en gros caractères Vous avez perdu ! Comment la mère peut-elle prétendre être fière de ça ? Comment peut-elle être aussi fière de Sonia que de Pierre ? Qu’est-ce que ça veut dire, être fière de ses enfants ? Elle essaie d’appliquer ça à Jo et Lily : elle les trouve beaux bien sûr, mais elle n’est pas objective, elle le sait, elle le pense chaque fois qu’elle voit des ados vraiment charmants, avec des gueules sans acné et des looks tout droits sortis de magazines ou d’écrans télé – et avec des sourires, surtout ; elle les trouve intelligents aussi, mais avec la même dose de subjectivité, ils n’ont jamais été premiers de leur classe, ils n’ont jamais excellé nulle part, pas comme cette amie de Lily qui est à la fois une grande pianiste et une sportive accomplie tout en ayant les meilleures notes en classe et un physique à faire tomber n’importe qui – en plus, sans jamais donner l’air de s’en vanter, toujours humble, empêchant quiconque de la traiter intérieurement de salope, c’est peut-être ça qui fait le plus enrager Sonia. Alors oui, elle est fière d’eux. Ils ne s’en sortent pas si mal, c’est justement ce qui la rend fière : ils s’en sortent très bien compte tenu du peu qu’elle est capable d’accomplir pour les soutenir. Elle est déjà larguée pour les aider dans leurs devoirs, elle est dépassée par tous leurs problèmes psychologiques, et elle n’a même pas les moyens de les aider financièrement – ils devront tous les deux bosser à côté de leurs études s’ils tiennent à faire ce qui leur plaît. Que lui reste-t-il pour s’avouer fière de son rôle de mère à part de se montrer disponible pour la garde des hypothétiques petits enfants, manière d’avoir enfin un argument pour clamer Vous avez vu j’ai été là pour vous, hein ? Elle n’osera jamais leur sortir un tel Vous avez galéré, vos vies sont pas parfaites, faut vous en contenter, c’est ça qui les rend belles !

— Mon seul regret, c’est de ne pas avoir pu empêcher ce viol. J’ai tourné ça dans tous les sens pendant des années, mais qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ?

Ce qu’elle aurait pu faire d’autre ? S’abstenir d’avaler ces tablettes de médicaments, l’inscrire à des cours d’autodéfense dès douze ans, l’inviter à ne jamais sortir sans garder une bombe lacrymogène prête à dégainer, inventer un virus capable de décimer tous les hommes débordant de testostérone… Elle y a déjà réfléchi, bien sûr, tout en sachant que ça n’aurait probablement rien changé, rien évité. C’est le propre des drames. Sonia se rappelle d’une phrase sortie par sa mère, longtemps avant – elle était encore jeune, presque une enfant. Une fille de son école avait été fauchée par une voiture, un accident stupide. Elle allait avec sa mère au jardin d’enfants, comme chaque semaine, le même trajet, la même route à traverser, le même passage clouté. La gamine devait être distraite, la mère aussi peut-être, c’était le printemps, elle regardait peut-être vers le ciel, vers les arbres, les oiseaux, les papillons, ou peut-être a-t-elle simplement détourné le regard un instant pour lire un panneau publicitaire, en tous cas comme elle l’a raconté tant de fois après elle était en train de penser que c’était une belle journée, qu’elle avait de la chance d’être ici, de profiter de la vie et du soleil avec sa fille. Elle ne se doutait pas que la gamine allait traverser la route en courant, comme elle faisait d’habitude mais peut-être en faisant moins attention, il y avait si peu de circulation dans cette rue, elle avait peut-être regardé avant, peut-être pas, toujours est-il que la voiture était arrivée et ne l’avait pas vue à temps pour freiner. C’est le propre des drames, avait résumé la mère, C’est le propre des drames, oui : une seconde avant qu’ils surviennent, la vie semble aller pour le mieux et la seconde d’après tout a déjà basculé et on ne peut pas rembobiner. C’est à ces mots qu’avait pensé Sonia quand les mecs lui sont tombés dessus dans le parking, pendant qu’un des deux la retenait et que l’autre la déshabillait, elle avait d’abord nié que c’était en train de se produire, Mais non c’est pas possible c’est un cauchemar ça peut pas m’arriver à moi surtout pas le jour où ma mère a essayé de se suicider. Puis elle avait pensé à sa mère qu’elle avait quittée quelques minutes plus tôt, aux larmes qu’elle avait vues couler sur ses joues, des larmes qu’elle n’avait pas su interpréter autrement que par un J’ai pas réussi à me tuer, et au moment où le premier homme commençait à la pénétrer elle avait eu l’image de la mère de cette gamine, celle que la voiture avait fauchée, cette pauvre femme qui, quelques années plus tard, s’était suicidée. Elle avait réussi, elle, personne ne s’y attendait mais elle l’avait fait, elle s’était jetée sous une voiture, manière de dire au destin Prends-moi et rends ma fille en échange, manière de sécher ses larmes qui n’avaient jamais cessé de couler. Comme avait dit sa mère, C’est le propre des drames, en un instant tout avait basculé, l’instant d’avant tout allait bien et là le deuxième homme était en train de la déchirer à son tour.

Qu’est-ce qu’elle aurait pu faire d’autre ? Sonia l’a déjà tournée mille fois dans sa tête, cette question, qu’est-ce que la mère aurait pu faire pour éviter le viol, elle avait qu’à se retenir d’avaler toutes ces pilules ou bien en prendre assez pour réussir son coup, elle aurait évité l’hôpital, Sonia ne se serait jamais retrouvée dans ce parking en cet instant, ce serait tombé sur une autre, chacun sa merde après tout, mais peut-être le drame serait-il survenu ailleurs, autrement, peut-être ailleurs au même moment, dans le fond la mère n’y était pour rien, même si Sonia lui en avait toujours voulu, c’était plus facile pour elle d’accuser une personne donnée plutôt qu’une obscure fatalité, c’était d’autant plus facile que la mère ne s’offusquait pas d’être ainsi accusée, au contraire, elle semblait se réjouir de porter le fardeau, s’enorgueillir d’en partager le poids avec sa fille, et plus Sonia lui en voulait et plus la mère redoublait d’efforts pour la défendre et la consoler. La mère s’était battue à sa place, le mérite lui revenait si le procès avait été remporté et les deux hommes condamnés. Ça n’avait rien réparé, certes l’affaire était close mais la plaie dans l’esprit de Sonia restait béante, seuls le ressentiment envers sa mère et la culpabilité s’étaient anesthésiés.

— Tu n’imagines pas l’impuissance et la douleur qu’on ressent en tant que parent. L’impression d’avoir échoué à protéger, de ne rien pouvoir faire pour réparer.

Les larmes dans la voix, sans oser se tourner vers Sonia, la mère avoue alors sa fierté que sa fille soit aussitôt venue la chercher, qu’elle ait osé venir en parler malgré toutes les difficultés qu’elle traversait alors. À la sortie de l’adolescence, le décès du père l’avait faite sombrer dans un profond mutisme, c’est qu’elle était beaucoup plus proche de lui que de sa mère, sa mère qu’elle disait chaque jour détester.

— Je m’en veux encore d’avoir pensé ça, mais ça m’a donné l’impression d’avoir réussi mon boulot de mère : je t’inspirais assez de confiance pour que tu m’appelles à l’aide. J’aurais tout donné pour t’éviter ça, tu sais, j’aurais été prête à prendre ta place ce jour-là, mais je ne pouvais rien faire d’autre que rester à tes côtés, rester assez droite pour t’aider à te relever.

La mère ralentit soudain. Ses pas deviennent lourds, son dos semble ployer, comme si l’aveu l’autorisait enfin à tomber le costume d’invincibilité qu’elle revêtait. Une chape de silence s’abat sur elles, les oiseaux semblent s’être arrêtés de chanter, les branches de bruisser, les pas de crisser. C’est la voix de Sonia qui la brise, une voix ténue, à la limite du murmure, une voix qui confie une douleur jamais apaisée, une plaie jamais cicatrisée, Il se passe pas un jour sans que ça fasse mal, des fois il suffit d’un rien, d’un regard dans la rue, d’une pensée, d’un mouvement, c’est comme s’ils étaient prêts à me sauter dessus une nouvelle fois au moindre instant où je baisserais la garde et ça m’épuise Maman, j’en peux plus. Elle se mord l’intérieur de la joue, ferme les yeux, retient sa respiration. Elle ne comprend pas comment elle a pu lâcher ça, livrer une information aussi intime comme elle aurait commenté l’envolée du prix du pain. La mère n’a pas l’air d’avoir relevé, ou bien elle fait semblant ; elle continue de marcher, le regard se baladant d’un côté à l’autre de la forêt. Sonia espère qu’elle n’a rien entendu, ce serait plus simple, elle se demande même si elle a vraiment prononcé ces mots, elle les a peut-être seulement imaginés. Devant, la mère renifle ; son bras se lève, essuie les yeux d’un revers de manche.

— Je sais ce que c’est, oui, malheureusement. Je m’en suis toujours voulu que tu aies eu à vivre ça. Si j’avais pas… Si j’avais été… C’est quand même ma faute, tu vois.

Sonia s’arrête, soufflée. La mère poursuit sa foulée, prend une dizaine de mètres d’avance avant que Sonia ne reprenne le pas. Elle s’est laissée convaincre depuis longtemps que ce n’était qu’un coup de pas de chance – elle a même adopté les mots du psy. Ça aurait pu arriver n’importe quand, n’importe où, malheureusement ; personne n’aurait pu prévoir et éviter ça – à part les deux coupables et leur entourage, mais c’est peut-être trop demander. Pourtant, les mots de la mère la soulagent. Elle sent un poids s’envoler de ses épaules, une boule se dissiper dans ses tripes. Elle rattrape la mère, ces quelques pas l’essoufflent encore plus que le kilomètre qui les a précédés mais elle parvient néanmoins à reprendre la parole, à prononcer des phrases dont elle ne se serait jamais crue capable, Mais non Maman, t’y es pour rien, il n’y avait rien à faire pour éviter ça, et puis t’avais déjà ton drame à gérer, c’est moi qui aurais dû être plus présente avec toi à ce moment-là.

Les graviers du sentier continuent à crisser sous leurs pas, métronome à peine déréglé par le ralentissement et le poids des foulées. À aucun moment les regards ne se croisent ; les yeux se contentent d’explorer les feuillages, la terre des sous-bois, les irrégularités du sol. Sonia souffle par le nez. Une idée étrange vient de la frapper : dehors, les barrières s’abaissent, les murs qu’on avait érigés autour de soi s’écroulent. La parole et les pensées se libèrent. Elle regrette de n’avoir pas plus souvent marché avec sa mère. Elle avait toujours une excuse, quelque chose de plus important à faire, une urgence qui lui imposait de rentrer chez elle. Sottises. Rien n’avait plus de sens qu’un tel bol d’air, loin des rancœurs qui macéraient entre les murs de la maison et les empêchaient de se parler librement.

— Je suis fière de toi, tu sais. J’ai été lâche, moi, à l’époque. J’ai été stupide de croire que partir règlerait mes problèmes. Toi, tu as eu la force de rester debout malgré tout. Je sais que tu en doutes, mais crois-moi : tu es une belle femme, Sonia.

Le bruit des pas ponctue les confidences ; ceux d’un autre promeneur s’y ajoutent, un criss criss qui va croissant tandis qu’il vient d’en face, Bonsoir, beau temps pour se promener, hein ? Elles répondent poliment, des mots automatiques qui sortent sans qu’elles n’aient besoin d’y penser, et déjà le criss criss s’éloigne derrière elles avant d’être avalé par la forêt.

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