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Belle femme. La profondeur des bois lui renvoie l’écho de ces deux mots, Belle femme, c’est gentil mais ça ne suffit pas à couvrir le sentiment d’être nulle, moins que rien, insuffisante, ça ne suffit pas à effacer les rides, les cheveux blancs, les articulations douloureuses, ça ne suffit pas à diluer la peur qu’elle ressent chaque jour, la peur qu’il arrive encore quelque chose de mal à Lily, une fois c’était déjà bien trop, d’ailleurs il faudrait pas qu’elle tarde trop pour la récupérer ce soir, il serait temps de rentrer, il ne peut rien lui arriver chez son amie mais on ne sait jamais, et puis Belle femme, franchement, ça veut dire quoi ?

Sonia pense à tout ce qu’elle doit encore expliquer à Lily pour l’aider à ne pas faire les mêmes erreurs, comment la convaincre qu’il n’y a pas que la beauté dans la vie, qu’elle ne doit pas se sentir inférieure à ses amies pour ce seul prétexte, qu’il y a plein d’autres choses pour bâtir son équilibre et être heureuse, plein d’autres choses que Sonia elle-même n’a pas encore trouvé mais elle fera semblant de savoir, c’est son rôle de mère, non ? Et puis à la différence de la mère, elle lui expliquera tous les petits riens qui facilitent la vie, elle insistera pour que Lily utilise des crèmes pendant la grossesse pour ne pas regretter tout le reste de sa vie ces putains de vergetures sur le bas du ventre, elle la forcera à faire des exercices pour garder les seins fermes aussi, et tant pis si c’est bizarre face à une adulte de trente ans, d’ailleurs elle lui conseillera peut-être d’avoir ses enfants avant, voire même de ne jamais en avoir, et dès demain elle l’inscrira à des cours d’autodéfense, elle lui parlera des erreurs à ne pas commettre dans un couple marié, dans une carrière, dans un foyer, même si elle ne révèlera pas tout d’un bloc, ça paraîtrait anxiogène, déjà que Lily a tendance à s’angoisser pour pas grand-chose, mieux vaut y aller au compte-gouttes, mais y aller vraiment, pas comme la mère qui ne lui a rien appris de tout ça, visiblement ça ne l’a pas empêchée de devenir une belle femme à ses yeux mais ça aurait simplifié certains aspects pratiques. D’ailleurs, elle ne serait pas contre quelques conseils, même maintenant, sur le tard, même dans ces derniers instants. C’est que la mère ne l’a pas prévenue non plus sur les effets de l’âge, sur la libido qui fout le camp, sur les humeurs qui vont et viennent encore plus fort qu’avant, sur ce qui se passe après la ménopause, est-ce qu’il y a autre chose qui se dérègle dans le corps, dans la tête, est-ce que les envies de suicide font partie du processus ? elle ne va quand même pas parler de ça à ses collègues du même âge, ni à la coiffeuse ou au toubib, peut-être à la psy, et encore, il faudra qu’elle songe à s’inscrire à un club du troisième âge, il doit bien y avoir une raison pour que les vieux se regroupent toujours en troupeaux, si c’est pas pour aborder ces questions-là c’est pour quoi ?

Malgré l’obscurité de la fin d’après-midi, le chemin s’éclaire. Il débouche sur une clairière que Sonia croit reconnaître, la piste fait une boucle ici, avant de revenir par l’autre côté du ruisseau. L’endroit annonce l’imminence du retour, ce sera bientôt le moment d’aller chercher Lily, de laisser la mère derrière, seule dans sa maison, seule avec son bocal. Ce sera déjà le moment d’affronter la suite. Sonia n’aura pas toutes les réponses à ses questions, à ses angoisses, ce sera tout comme avant lorsque la mère était là mais ne livrait rien d’utile à l’intime, mais avant il y avait la possibilité de décrocher le téléphone pour demander, même si tout ne se demande pas par téléphone, Allô Maman ? Lily vient de se faire violer qu’est-ce que je peux faire pour la consoler ? Allô Maman je me sens déprimée je gueule sur tout le monde toi aussi ça t’a fait ça la ménopause ? De toute façon bientôt ce téléphone ne sonnera plus.

Se sentant sur le point de se noyer dans un océan d’incertitudes, Sonia se raccroche à ce qu’elle peut. Elle lance un On fait comment, après ? sans bien savoir ce qu’elle entend par aucun des mots de la phrase. La mère renvoie une bouée sur l’après, elle évoque ce qui suivra immédiatement, avec un empressement dans la voix qui laisse penser qu’elle attendait depuis le début une occasion d’en parler. Elle explique ses souhaits pour l’enterrement, J’en ai touché deux mots à ton frère mais j’aurais plus confiance en toi pour ces détails-là, comme si la manière de disposer de son corps n’était qu’un détail, Ton frère est trop pragmatique, il irait au plus simple, un beau cercueil aux poignées dorées sous une belle pierre en marbre, mais la mère refuse qu’on lui inflige ça, elle ne veut pas finir enfermée, Toi je sais que tu comprendras. Sonia n’écoute que d’une oreille, elle se demande si la mère lui témoigne vraiment plus de confiance ou si elle la charge de cette mission seulement pour compenser, comme on occupe un bambin avec une responsabilité sans conséquence pour ne pas qu’il vienne déranger les autres. Elle enregistre des bribes, Cendres au pied d’un arbre, Petite fête sans prétention, Coffret mis de côté avec des trucs pour se souvenir d’elle. L’idée décuple son angoisse, elle ne se sent pas prête à ajouter ça à la liste des choses à penser, la responsabilité l’accable, si c’est mal fait elle s’en voudra toute sa vie, même si mal fait c’est un bien grand mot, la mère ne sera plus là pour juger si c’était bien comme elle voulait. Sonia se demande qui elle invitera, comment, où, un soir ou en journée, en journée personne ne viendra mais un soir d’hiver il fait trop froid, sous quel arbre, est-ce que la mère a laissé des directives à l’écrit pour si jamais elle oublie un détail, est-ce que Pierre viendra, ça se trouve il a déjà ses billets, c’est l’avantage de prévoir, est-ce qu’elle pourra demander des jours de congés d’avance, Ma mère va se suicider je peux poser la semaine qui vient ? De toute façon, d’ici lundi, ce sera fait, le contenu du bocal sera consommé, qui la préviendra, combien de temps après, avertira-t-elle son chef en plein week-end, ira-t-elle bosser le lundi matin pour régler les trucs urgents, elle a son point mensuel, dans le bureau vitré au milieu de l’open space, le bocal, comme l’appellent les collègues, et à la lumière des événements du jour ça sonne funeste. Elle sursaute, ses doigts sont tellement nerveux qu’elle vient de s’arracher un bout d’ongle, mais ça la fout mal de reporter son point mensuel avec le chef, il n’a jamais de dispo pour replanifier, et puis Ma mère est morte ça sonne comme une excuse de lycéen qui veut sécher les cours, le chef va demander où elle est enterrée, qu’est-ce qu’elle répondra ? Elle s’est suicidée avec un bocal de poison que je lui ai acheté, des herbes bio hein, et on va jeter les cendres dans la nature, on fera une petite fête, vous voulez venir ? ambiance décontractée garantie !

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