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— Pierre doit arriver dans deux jours. Le tarif des billets était pas trop mal, je crois qu’il reste jusqu’au samedi suivant, tu verras avec lui.

Sonia grogne pour la forme, par habitude, comme elle grognait enfant quand on la chargeait d’aider son frère à mettre la table, à ranger la vaisselle, à trier les jouets. La mère continue de détailler ses souhaits pour les funérailles, avec le même détachement que s’il s’agissait d’un enterrement de fiction, d’une histoire vue à la télé ou dans un livre, Avec des fleurs mais pas trop, pas des fleurs coupées mais des fleurs en pot, comme ça tu pourras les planter après, J’ai acheté des bulbes de jonquilles elles devraient éclore tous les ans vers cette date-là. À l’entendre, Sonia croirait que la mère a l’intention de revenir chaque année pour s’émerveiller de la floraison, qu’elle assistera aussi à l’incinération, à la dispersion des cendres, à la petite fête, à la fois actrice et spectatrice, au premier rôle et en première loge. Sonia trouve ça glauque mais comment pourrait-elle lui dire, comment pourrait-elle décliner la mission, surtout, elle qui détourne le regard lorsque les films montrent des scènes d’enterrement ne peut pas être en charge de ces funérailles, la mère a pensé que Pierre irait au plus simple mais a-t-elle pensé à Sonia ?

Alors que le chemin reprend sa boucle dans les bois, un chien déboule en courant d’entre deux fourrés. Il court vers elles, la gueule ouverte. Sonia se fige, le temps d’un pas, le temps de se placer derrière la mère, un bien maigre rempart si le chien voulait les attaquer mais c’est plus fort qu’elle. La mère l’a senti, elle rigole, pas bien fort mais elle rigole quand même, c’est peut-être pour de faux, peut-être pour faire croire qu’elle est en confiance alors qu’elle aussi a peur, mais ce rire vexe Sonia.

— Il a pas l’air méchant, il veut juste jouer !

Et en effet, le chien est déjà sur elles, il bondit à leurs pieds, renifle leurs cuisses, sautille autour de leurs jambes, souille leurs chaussures de ses pattes sales. Il n’est pas aussi grand que ce que Sonia craignait en l’apercevant de plus loin, pas aussi imposant non plus. Elle se demande de quelle race il peut s’agir, est-ce que ça mord ces chiens-là, est-ce qu’il pourrait nous faire mal sans le vouloir, ou prendre peur pour rien et nous attaquer vraiment, elle n’en sait rien, elle ne s’y est jamais connu en matière de chiens.

L’animal continue de tourner quelques secondes, puis voyant qu’aucune des deux femmes ne daigne jouer avec lui, il repart comme il était venu, quoiqu’avec moins d’entrain, déçu que ces deux-là refusent la bonne humeur qu’il s’était imaginé leur prodiguer. Mère et fille reprennent leur marche, un pas après l’autre, ceux de Sonia plus tendus, une démarche de proie aux aguets. Dans le silence qui les accompagne soudain, Sonia devine déjà comment la mère reprendra la parole, d’autant qu’il n’y a pas de discussion à reprendre, elle semblait avoir déroulé tous les détails de ces étranges funérailles : elle évoquera le chien, lâchera un Ça me rappelle cette fois où…, tu te souviens ?

— Tu as toujours peur des chiens ? Je me rappelle cette fois où tu nous avais fait une crise de panique face à un petit toutou de rien du tout, tu te souviens ?

Le cerveau de Sonia se brouille, hésitant entre plusieurs réactions : la satisfaction d’avoir anticipé les mots de la mère, preuve qu’elle ne la connaît finalement pas si mal que ça ; le dépit de constater à quel point leur relation n’est qu’une étroite suite de codes maintes fois répétés ; la lassitude d’entendre pour la millième fois cette anecdote de son enfance. Bien sûr qu’elle se souvient de l’épisode. Une promenade dans les bois, tout comme ici. Elle, gamine, assez petite pour que la différence d’âge avec son frère paraisse un gouffre irrémédiable, six ans, peut-être sept, ou bien quatre, la mère ne précise jamais quand elle raconte, elle précise juste T’étais petite mais beaucoup plus grande que ce pauvre roquet. Le roquet en question s’était jeté sur elle en aboyant comme un forcené. Ça devait être la première fois qu’elle était confrontée ainsi à un chien en liberté, ceux qu’elle avait croisés avant étaient plus calmes, ou bien en laisse, en tous cas aucun ne l’avait marquée. Pour être plus juste, il conviendrait de dire qu’aucune de ses réactions n’avait marqué sa mère au point qu’elle érige l’anecdote en pilier fondateur du caractère de sa fille. Car dans les faits, Sonia ne se souvient pas réellement du chien. Elle s’en souvient comme d’un conte qu’on lui aurait narré plusieurs fois dans la jeunesse, elle s’en souvient comme des Trois petits cochons ou du Petit chaperon rouge : elle connaît l’histoire par cœur mais les images fluctuent. Le chien a tantôt l’allure d’un caniche, tantôt celle d’un pitbull ou d’un rottweiler – bien que Sonia ignore à quoi ressemble l’une ou l’autre de ces races, elle les associe en imagination à divers degrés de douceur ou d’agressivité auxquels elle calque des images de chiens croisés à la télé. Les bois non plus n’ont jamais la même exacte densité, ni le jour la même clarté. Seul demeure dans le souvenir un sentiment de honte. Le rire moqueur du frère, les mots blessants du père – lesquels exactement, elle l’ignore, C’est bon tu vas pas te mettre dans tous tes états pour un clébard de rien du tout, quelque chose comme ça, alors qu’au fond d’elle il y avait une peur d’enfant, une peur irrationnelle, même pas vraiment une peur du chien mais de ce qu’il représentait, un élément perturbateur, une bouche pleine de crocs, le Attention à pas te faire mordre que lançaient parfois les parents au frère lorsqu’il jouait avec les animaux. Toujours est-il que Sonia avait peur des chiens, depuis. La faute autant au chien lui-même qu’à la manière dont avaient réagi le frère et les parents. La mère ne se faisait jamais prier pour répéter l’histoire, comme si Sonia avait pu l’oublier d’une fois sur l’autre, comme si la mère avait elle-même oublié qu’elle l’avait tant racontée, ou comme si c’était finalement la mère qui avait été la plus affectée par ce non-drame.

Sonia écoute en silence, ponctuant les phrases de la mère de hochements de tête nerveux, manière de dire C’est bon Maman abrège, mais on ne dit pas Abrège à quelqu’un qui est sur le point de se suicider alors elle garde les lèvres pincées, après tout si c’est sur ce souvenir que la mère a choisi de partir, si ça lui donne le sourire de se remémorer une dernière fois l’histoire, ça la regarde. Une boule lui noue la gorge tandis qu’elle prend conscience que c’est la dernière fois qu’elle entend cette histoire, il n’y aura plus personne pour lui répéter après, plus personne pour se moquer de la taille du chien, pour transformer quelques larmes d’enfant en torrents, le cri de surprise en hurlements, les secondes en éternités. Alors elle décide d’écouter religieusement, d’enregistrer cette dernière version du souvenir comme si c’était la vraie, celle qu’elle avait vraiment ressentie et enregistrée et non celle déformée par les multiples répétitions, elle se dit même qu’elle pourra la raconter elle-même lors de la petite fête. Et soudain une phrase lui vient en pensée, une phrase sortie de sa bouche mais avec une voix d’enfant, une voix fluette d’enfant de six ans, peut-être sept, voire même quatre. Mais je voulais pas mourir, avait dit la voix, sa voix, probablement pour répondre aux parents qui ne comprenaient pas la peur démesurée par rapport à la taille du chien qui l’avait causée.

Ses lèvres s’ouvrent alors. La bouche est sèche, la gorge encore serrée, et la voix qui s’en extrait a probablement le même timbre qu’autrefois, les mêmes tremblements, la même émotion. Depuis plus de quarante ans que le souvenir est rabâché, c’est la première fois que Sonia se permet d’interrompre le récit qu’en fait la mère pour apporter sa version, pour reconnaître que oui, elle se souvient, elle avait eu peur de mourir, et elle lâche dans un long souffle Je vous ai dit Mais je voulais pas mourir et aucun de vous ne semblait comprendre et vous avez continué à minimiser ce que je ressentais et je crois que c’est ça qui m’a le plus fait hurler.

La mère arrête de marcher et se tourne vers sa fille. Sonia s’éloigne encore de quelques pas avant de s’immobiliser à son tour, dos à la mère. Les oiseaux ponctuent le silence de leurs chants, dont les tonalités joyeuses sonnent comme une insulte aux oreilles de Sonia en cet instant. Alors elle ajoute, d’une voix râpeuse comme un cri chuchoté, que ce ne sont pas les chiens qui l’effraient mais l’idée de la mort et tout ce qui peut la provoquer.

Le chien revient, un bâton dans la gueule, l’air démesurément joyeux, les yeux criant Allez je vous ai apporté un jouet pour vous dérider, on va bien s’amuser ensemble ! Une femme arrive juste après lui, la maîtresse sûrement, elle l’appelle, Poukie, quel nom à la con pour un chien, elle insiste, Poukie arrête d’embêter les…

— Oh, tiens, salut, je t’avais pas reconnue ! Ça fait longtemps qu’on s’est pas vues ! Qu’est-ce que tu deviens ?

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