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Sonia regarde tour à tour sa mère, dont les traits affichent une joie de vivre retrouvée, et l’intruse, une femme aux cheveux grisonnants et à la tenue négligée. Cette dernière ne lui accorde qu’une brève attention, un hochement de tête qui doit signifier Bonjour je te connais pas et c’est très bien comme ça, et un mouvement des yeux qui la détaillent de la tête aux pieds, semblant murmurer Je ne vois pas pourquoi je m’abaisserai à accorder plus d’attention à quelqu’un comme ça. Sonia souffle par le nez, avance de quelques pas, se retourne pour voir si la mère est disposée à la suivre. Mais la mère ne bronche pas, elle semble déjà lancée dans une discussion aussi vitale que divertissante. Les poings de Sonia se serrent, qu’est-ce que l’autre peut bien lui raconter qui mérite une telle attention, de qui peut-il s’agir pour justifier une telle interruption de leur dernier moment mère-fille ? Elle se rapproche à nouveau, repousse le chien pour ne pas qu’il s’imagine qu’elle vient jouer avec lui, s’immobilise les deux pieds sur l’ombre de l’inconnue, ce n’est pas fait exprès mais c’est parfait, de là elle leur indique sa présence, Ohé ne m’oubliez pas, Je ne suis pas qu’une putain de figurante je suis la fille de la mourante ! Les deux femmes pivotent un peu, l’excluant d’une discussion dont Sonia perçoit des bribes : il est question de météo, de travaux dans une maison, de ce que deviennent Serge, Marie-Hélène et Daniel – ou bien est-ce Danièle ? Sonia piétine, se racle la gorge, se mord la lèvre, ouvre la bouche et la referme sur des mots qu’il lui semble inconvenant de prononcer, Je vous dérange peut-être ? Vous parlez de quoi, de qui ? C’est qui cette grognasse ? On y va maintenant, t’as ton bocal de remèdes à prendre ! Elle en veut à l’autre, qui qu’elle soit, une collègue, une ancienne amie, une voisine, qu’est-ce que ça peut faire, elle croyait qu’il n’y avait rien de plus important qu’un enfant, elle pensait même trôner en haut des priorités de sa mère, juste à côté de Pierre – juste un peu en-dessous. Voilà ce qu’elle dira à la mère dès que cette conversation sera finie : Si tu l’apprécies tant que ça, cette vieille avec son chien, t’as qu’à la charger de l’organisation de tes funérailles plutôt que de me le refiler comme une basse besogne, d’ailleurs puisque c’est comme ça je l’inviterai pas à ta petite fête, de toute façon j’aurais pas pu je connais ni son nom ni son adresse pour les faire-part !

Elle regarde sa mère du coin de l’œil et son cœur se serre. Si l’autre est une totale inconnue, la mère ne lui est pas beaucoup plus familière : à nouveau, cette interruption lui révèle à quel point elle ignore tout de sa vie privée, de ses amis, de ses passions. Elle n’a jamais rien vu d’autre que le rôle de mère qu’elle interprétait en sa présence, qu’une femme qui incarnait l’autorité autant que la sécurité, l’effort autant que le confort – elle ne s’est jamais intéressée à la personne tapie derrière. Quelles étaient ses peurs ? Qu’est-ce qui la faisait rire, qu’est-ce qui la rendait triste, qu’est-ce qui l’émouvait réellement en dehors de son travail de mère ? Peut-être la mère l’a-t-elle déjà exprimé en sa présence, mais Sonia n’y était pas attentive, elle restait fermée, enfermée dans sa posture de fille, incapable de voir autre chose que l’étroitesse de la relation entamée à la naissance, un lien certes indestructible mais si ténu à la fois.

Elle essuie une larme au coin de son œil, puis perd son regard dans la profondeur des sous-bois. Il reste quoi ? Vingt minutes de marche jusqu’à la maison, quelque chose comme ça, puis elles resteront un peu dans la cuisine, le temps d’une autre verveine, vingt minutes de plus, trente peut-être, il faudra bien ça si la mère compte lui transmettre une liste de directives pour la petite fête – ce sera l’occasion d’avoir l’identité de cette intruse, peut-être – puis ce sera le moment de partir, le moment des adieux, des vrais adieux. Moins d’une heure à passer ensemble, c’est si peu, bien trop peu pour espérer rattraper le temps perdu pendant ces cinquante dernières années, toutes ces occasions manquées pour se connaître réellement. Elle inspire un grand coup, lève le nez vers le ciel. Elle se promet que ce soir, après avoir récupéré Lily chez sa copine, elle se livrera, elle mettra un peu de transparence dans cette opacité qui règne sur son intimité, dans l’espoir naïf de ne pas s’éteindre comme une étrangère. Elle confiera ses peurs, peut-être la peur de mourir, ce serait tout à fait à propos, les parents ne parlent jamais de ça aux enfants, on veut croire et faire croire à tort que la mort est quelque chose de lointain, si lointain qu’on aura bien le temps d’en parler plus tard, alors que pour Sonia, consciemment ou non, il s’agit d’une angoisse qui la travaille au quotidien. C’est une facette de son caractère qui mérite bien d’être partagée, non ? Montrer à Lily qu’une mère n’est pas infaillible, qu’une mère peut avoir peur aussi, qu’une mère pleure, échoue, se sent nulle, nulle en tant qu’humaine, nulle en tant que femme, nulle en tant que mère. Peut-être que Lily trouvera ça bizarre sur le moment mais ça lui servira pour plus tard, pour le jour où Sonia devra lui annoncer sa mort imminente, Ma chérie c’est la fin mais je suis heureuse de t’avoir confié tout ce qu’il y avait à savoir sur moi et sur la vie. Alors Lily pourra la regarder avec un autre regard que celui que Sonia porte en cet instant sur sa mère, un regard qui dirait J’ai connu cette femme et je l’ai aimée malgré ses défauts, plutôt que cet horrible Mais qui était-elle ?

L’inconnue continue de parler à la mère. Sonia montre quelques signes d’agacement, elle se racle la gorge, adresse des signes de tête qui indiquent clairement son empressement de partir, un muet Merde Maman, c’est notre dernier moment ensemble je veux pas te partager avec n’importe qui ! Elle remarque qu’à leurs pieds le chien a la même attitude envers sa maîtresse, il tourne en rond, cherche à capter son attention, s’éloigne l’air de rien puis revient l’air chargé d’impatience. Voilà : Sonia se comporte avec sa mère comme un chien avec son maître. Elle s’en veut aussitôt. C’est la dernière soirée de la mère, elle est bien libre de choisir comment elle la passe, avec qui elle s’attarde. D’autant plus que c’est l’égoïsme qui pousse Sonia à la presser, la hâte d’en finir avec cette histoire, la hâte de voir le bocal vidé la mère incinérée les cendres éparpillées les convives évaporés, la hâte de retrouver le chemin de son morne quotidien où les gens ne se suicident pas tous les quatre matins, la hâte de retrouver Lily aussi, de retrouver Lily et de lui raconter qui sont ses amis, qui sont les gens à inviter à son enterrement, ça ira vite, ils ne sont pas bien nombreux, alors elle se dit que le départ peut bien attendre cinq minutes de plus, que la mère peut rester discuter encore un peu, d’ailleurs elle pourrait en profiter pour appeler Lily dès maintenant. Elle glisse la main dans sa poche, sort son téléphone, prépare ses mots, Coucou ma chérie je vais arriver un peu en retard au fait le jour de mon enterrement c’est pas la peine d’inviter les Martin je les ai jamais vraiment blairés je fais semblant pour faire plaisir à ton père voilà bisous je t’aime à tout à l’heure !

Elle range le téléphone et ferme les yeux, elle doit avoir l’air ridicule mais tant pis, c’est moins ridicule que tout ce qu’elle pourrait dire. Le chien s’assoit sur sa chaussure, elle retire aussitôt son pied, recule d’un pas, prête à prendre la fuite, et jette à l’animal un regard aussi violent qu’un coup de fusil : C’est pas parce qu’on est dans la même situation qu’on est pareils toi et moi, mais l’animal lui répond de son air souriant, insouciant, On est bien ici, hein, on est bien, hein ? Sonia pince les lèvres, puis approche une main tremblante de la tête de l’animal. Le contact est doux, c’est peut-être la première fois qu’elle caresse un chien, et le bestiau se frotte comme si c’était le premier câlin qu’il recevait, il grapille chaque miette d’affection comme si c’était la dernière qu’il savourait, et Sonia s’entend lui murmurer T’as raison, va. Elle lève les yeux vers la mère et lui adresse un sourire. Elle attarde son regard sur chaque détail de son visage, les cheveux aux reflets argentés, le front si peu ridé, les sourcils clairsemés, le grain de beauté sur l’aile du nez, la fossette sous la pommette, la peau des joues si lisse, si fine, si transparente… Après tout, chaque seconde grapillée dans ces bois auprès de la mère est une seconde de plus en sa présence, une seconde de plus où elle respire. Autant considérer ça comme le chien, Youpi, une promenade, ça faisait si longtemps, Oh, un écureuil, Oh, une feuille morte qui vole, Oh, que la vie est belle, Oh, je voudrais ne jamais rentrer tellement on est bien ! Car une fois rentrées, le bocal reprendra son emprise, les mâchoires de la mort se resserreront et plus rien ne pourra les ouvrir. Sonia prend une profonde inspiration, sent les parfums d’humus, entend de discrets chants d’oiseaux. Oui, au moins, dans ces bois, le temps s’est arrêté et la mère reste encore suspendue au fil de la vie.

L’intruse semble enfin sur le départ. Sonia le sent d’abord au chien, qui s’écarte de sa jambe pour courir au loin. Puis viennent les habituelles hypocrisies de fin de conversation, Je suis contente de t’avoir revue, Bonjour chez toi, On se rappelle bientôt pour s’organiser un petit quelque chose ? Oui bien sûr avec plaisir, à très vite ! Sonia se fige, regarde la mère et son sourire tandis que l’autre s’éloigne déjà, la mère qui se remet en chemin l’air de rien vers la maison et son bocal. Elle voudrait râler, reprocher l’interruption, exiger des précisions ou des excuses, demander s’il y a lieu de reporter les funérailles jusqu’à l’organisation de leur petit quelque chose, mais elle ne sait pas par où commencer alors elle se contente d’accélérer la foulée jusqu’à doubler la mère. Celle-ci se maintient à son niveau sans dire un mot, un pas, dix pas, cent pas, jusqu’à la sortie des bois. Le silence pèse, pèse, pèse, pèse et la mère le fend soudain d’un tranchant soupir.

— J’en ai marre de faire semblant. J’en ai marre des gens. J’ai jamais réussi à dire merde, tu sais. T’imagines pas à quel point ça me fatigue de devoir sourire aux gens que j’arrive pas à éviter.

Les yeux de Sonia s’écarquillent de stupeur, comme si la mère venait de se dévêtir intégralement. L’espace d’une seconde, son visage s’éclaire d’un sourire tandis qu’elle raye en pensée l’inconnue de la liste des invités à la petite fête. Puis la révélation l’éblouit. Bien sûr qu’elle imagine cette fatigue : c’est ce qu’elle ressent au quotidien. Mais jamais elle n’aurait cru que la mère, toujours si avenante en toute situation, était ainsi elle aussi. Cet aveu révèle enfin une fissure sur sa façade restée parfaite. Sonia le reçoit comme la plus belle déclaration d’amour que sa mère ait pu lui faire : elle lui démontre qu’elle est humaine, imparfaite, faillible. Bien sûr que non elle n’est pas toujours contente, bien sûr qu’il y a des moments où elle craque, où elle déteste tout le monde y compris elle-même : elle est juste plus douée que la moyenne pour dissimuler ses moments de faiblesse. Ces mots font voler en éclats le modèle de perfection qu’elle a toujours incarné. Sonia souffle un long soupir de soulagement, les yeux au bord des larmes, les genoux sur le point de flancher. Pour la première fois depuis l’adolescence, elle se sent un peu moins nulle, presque normale. Comme tout le monde, elle essaie la vie, elle essaie les gens, elle essaie ces choses-là, elle se donne du mal pour y réussir, mais ça ne fonctionne jamais aussi bien qu’elle voudrait. Elle repense alors à la sensation du bocal entre ses mains, et le contact avec le verre ne lui semble plus si froid.

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