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Aucun mot n’est prononcé durant la fin de la promenade. Le sentier reboucle avec la piste empruntée à l’orée des bois, et le décor urbain remplace vite la nature, au point de presque effacer le souvenir des arbres et des chants d’oiseaux. À l’horizon, à travers les courbes des lignes électriques, le ciel se teinte de vagues couleurs orangées. Elle pense Voilà, c’est la fin. La fin d’une promenade, la fin d’une conversation, la fin d’une journée, la fin d’une semaine de boulot. La fin d’une vie.

Les terrains en friche apparaissent. La grue se dresse au milieu, enfin assemblée. Déjà assemblée. Sonia pense Les choses vont si vite, et ce mot, Choses, se réfère autant à l’assemblage de la grue qu’à la transformation du paysage ou à la vie en général. L’instant d’avant, la mère lui apprenait à marcher, à tenir une cuillère, à lire, à compter ; voilà déjà qu’elle s’en va, le relais transmis dans une telle continuité que Sonia ne s’en est pas rendue compte. Elle se tourne vers la mère tous les vingt à trente pas, tâchant de sonder son visage, d’y lire le contenu des pensées. La fissure dévoilée l’instant d’avant laisse présager la possibilité d’en savoir plus, de découvrir sous la carapace du bien-paraître des bribes de regrets, de secrets, de rêves enfouis. Mais la mère n’affiche rien d’autre que son âge – elle semble avoir vieilli de vingt ans depuis leur départ de la maison. Sonia ne l’a jamais vue ainsi, les épaules affaissées comme un pneu dégonflé, la démarche engourdie comme un jouet usé, le teint pâle comme une fleur fanée. Son regard se déporte sur l’enchaînement des pylônes à l’arrière des lotissements, sur les câbles qui s’étirent au loin pour s’enterrer au bout de la zone résidentielle, dans le bloc de béton d’un transformateur. Elle a à peine le temps de reconsidérer le choix de sa mère d’être incinérée pour ne pas finir scellée sous une pierre que déjà leur chemin se faufile entre les deux maisons. Avant qu’elles ne débouchent sur le trottoir, une main se lève à quelques mètres sur leur droite ; le propriétaire du carré de pelouse qu’elle traverse les salue, Bonjour, vous avez fait belle promenade ? Sonia se tourne vers la mère, attendant qu’elle réponde. Celle-ci redresse les épaules ; ses lèvres, en revanche, semblent manquer de force pour former un sourire et formuler une réponse. Elle se contente d’un hochement de tête, laissant Sonia bafouiller un Oui merci et vous désolée pardon bonne soirée.

Dans la dernière ligne droite vers sa maison, la mère reprend contenance et presse le pas, comme si une main invisible était venue lui changer les piles ou la regonfler. Sonia s’en étonne d’abord ; elle accélère pour ne pas se laisser distancer, puis remarque une voiture grise collée à la sienne, une belle bagnole, elle n’y connaît pas grand-chose en marques mais elle sait distinguer ce qui coûte cher de ce qui tombe en miettes, et ce véhicule-là tombe clairement dans la première catégorie – en outre, elle est bien garée, elle. À deux pas des voitures, un homme attend, et c’est vers lui que les pas de la mère semblent se diriger, se précipiter. Sonia croit assister à la transformation d’un superhéros : la mère a ôté la tenue de vieille femme en fin de vie qu’elle portait à la sortie des bois et elle se pare maintenant d’une armure invincible, d’un costume étincelant, elle marche droit, prête à clamer une victoire sans même avoir besoin de combattre, prête à recueillir les lauriers des mains de l’homme qu’elle rejoint.

Bien qu’essoufflée, Sonia concentre son attention sur ce dernier. Elle essaie de deviner de qui il peut s’agir, peut-être un témoin de Jéhovah, non, ils se déplacent toujours par paire, peut-être un représentant de quelque chose, mais ce serait bizarre, un vendredi et si tard, ou bien l’agent immobilier en charge de la vente, mais il n’a pas le look de l’emploi, peut-être plutôt un ami, quelqu’un qui serait au courant du projet de suicide, quelqu’un qui en aurait été informé avant elle, avant la fille, avant celle qui sera en charge de l’organisation des funérailles, avant la première concernée. Tandis qu’elle réduit l’écart avec sa cible, elle essaie de déterminer s’il a la gueule d’un ami ou d’un intrus, d’un voisin venu remercier pour un service ou d’un quidam atterri là par erreur. Le visage lui est vaguement familier, mais ça ne veut rien dire, il ressemble à tous les hommes ayant passé un certain âge. D’après les rides au coin de ses yeux et le gris sur ses tempes, Sonia lui donne autour de cinquante ans, peut-être un peu moins qu’elle, ou bien peut-être plus, peut-être a-t-il la chance d’être un peu moins conservé, d’avoir été épargné par les effets de l’âge – lui n’a pas à subir les coups de la ménopause, et le jugement d’autrui est moins cruel envers les hommes d’expérience qu’envers les femmes défraîchies. Il semble enfin l’apercevoir derrière la mère qu’il n’avait pas encore quittée des yeux. Il lui adresse un sourire, un sourire de séducteur, un sourire faux, hypocrite, à la limite de la condescendance, un sourire qu’on accorderait à un gamin demeuré en présence de ses parents qu’on n’oserait pas vexer, un sourire appuyé d’un regard qu’elle juge déplacé, le même regard qu’elle pose sur une barquette de viande en se demandant si c’est encore mangeable malgré la date de péremption un peu dépassée, C’était bon jusqu’au dix-huit mais ça va on est que le vingt, ou peut-être le vingt-et-un, c’est limite mais ça mérite de goûter avant de jeter. Alors que la mère n’est plus qu’à cinq mètres, il fait un pas de côté, non pas pour la laisser passer mais pour se mettre sur son passage, les bras écartés. Sonia court les dernières foulées pour les rattraper, elle ouvre la bouche pour cracher un Pardon on voudrait passer mais la mère coupe net à ses intentions.

— Oh, je t’attendais pas si tôt !

Sa voix déborde d’enthousiasme. Elle pose une main sur l’épaule de l’homme, dépose une bise sur sa barbe mal taillée et se laisse passer un bras autour de la taille pour une étreinte dont la brièveté n’occulte pas la tendresse. Sonia la trouve rajeunie, comme si les vingt ans s’étaient évaporés d’un coup : le buste si droit que la poitrine semble pointer vers l’avant, une teinte de rose sur les joues transparentes, une allure d’adolescente prise en faute. Sonia s’arrête à deux pas, assez loin pour témoigner son mépris face à cette soudaine intimité, mais assez proche pour dévisager l’intrus. Il a l’âge d’être son frère, son cadet plutôt que son aîné, clairement pas l’âge d’un partenaire pour sa mère, ça l’écœure, autant l’idée d’imaginer que le père soit remplacé par un amant si jeune que le fait de ne s’être doutée de rien, que la mère n’ait pas eu assez confiance pour en parler, pour faire les présentations. Sonia aurait compris, pourtant : le père est mort depuis trente ans ç’aurait été normal que la mère refasse sa vie, Bien sûr Maman tu as ma bénédiction, voilà comment elle aurait accueilli la nouvelle, mais pas en l’apprenant comme ça, pas lorsque l’homme en question vient de lui adresser un sourire et un regard aussi dégueulasses, peut-être qu’elle l’a surinterprété, elle était un peu loin, mais quand même, on croirait un gigolo, un mec uniquement attiré par l’appât du gain, un mec qui n’attendrait que de la voir crever pour récupérer un bout de pactole, d’ailleurs comment se fait-il qu’il ait l’air si heureux en cet instant à l’aube du suicide, comment se fait-il qu’il apparaisse ce jour-là plutôt que n’importe quel autre vendredi ? Sonia voudrait le gifler mais il a déjà le dos tourné, il marche déjà bras dessus bras dessous avec la mère sur l’allée de la maison, elle pense Pour la peine je l’inviterai pas à la petite fête mais elle trouve aussitôt l’idée ridicule, puérile, qu’est-ce que ça pourrait bien changer, ça ne l’empêcherait pas de récupérer ce qu’il est venu chercher s’il est là pour ça, ça ne l’empêcherait pas d’être triste s’il est sincère, ça n’empêchera pas la mère d’être morte, incinérée et dispersée au pied d’un arbre.

— Ah mince, pardon, j’oubliais que vous vous étiez jamais rencontrés ! Sonia, c’est mon ami peintre, tu sais, celui dont je t’ai déjà parlé plein de fois !

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