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Dans l’encadrement de la porte d’entrée, l’homme se retourne avec une expression de triomphe accrochée au visage. Dans ces traits, Sonia reconnaît en effet l’homme qui trônait au centre de toutes ces coupures de journaux conservées par la mère, ces articles vantant le talent d’un futur Soulages ou d’un nouveau roi du noir. Elle revoit la joie enfantine de la mère chaque fois qu’elle commentait une nouvelle page, Regarde là c’était une expo dans une des meilleures galeries de Paris, tandis qu’au second plan de l’image on la voyait sourire béatement telle une vulgaire groupie. Sonia feignait l’émerveillement comme elle le faisait devant les dessins de ses enfants entre trois et six ans, Mais oui Maman c’est très bien Maman, elle ne regardait qu’à moitié, n’écoutait même pas, elle n’allait pas non plus s’extasier comme au premier spectacle d’école de Jo où il avait si magnifiquement interprété le rôle d’un arbre. Tout ce qui comptait c’était que sa mère ait l’air heureuse, épanouie, qu’importe que cela soit dû à sa présence derrière un obscur artiste à une expo dont la majorité de la population se contrefout, à l’époque ça valait toujours mieux que les tablettes de médicaments et le lit d’hôpital. Elle se contente d’un hochement de tête, un muet C’est bon j’ai reconnu Bonjour quand même, puis elle se faufile à ses côtés, le bouscule presque d’un coup d’épaule pour rentrer dans la maison avant lui. Là, elle prend son temps dans le couloir, accroche sa veste au portemanteau, hésite même à retirer ses chaussures – mais non, le carrelage est froid et cela fait longtemps qu’elle n’a plus de chaussons qui l’attendent ici, ce serait un coup à choper la mort, comme avertissait la mère dans leur enfance, Choper la mort : le bocal est déjà suffisant, inutile d’en rajouter.

Tandis que la mère les installe dans la cuisine et met une bouilloire à chauffer, Sonia pose sur l’homme un regard chargé d’animosité, Tu as peut-être évité à ma mère une rechute il y a vingt ans mais t’as vu où on en est maintenant ? Plus ses yeux s’attardent, plus elle s’étonne du manque de ressemblance avec les photos des journaux. Le nez est le même, en effet, si gros et informe qu’il serait difficile de s’y tromper, mais le reste ne suit pas l’image que Sonia s’en était dessinée. Il a vieilli, certes, même si cela se voit moins que sur elle. Surtout, d’après le peu qu’elle avait vu et entendu à propos du bonhomme, elle se serait attendue à un air mystérieux et passionné, à une attitude bohème et ténébreuse, à n’importe quoi qui colle au cliché de l’artiste assez torturé pour peindre des toiles aussi noires et déprimantes, plutôt qu’à cette allure lambda de mâle alpha, plutôt que cette aura malsaine qu’elle sent émaner de lui, ce truc indéfinissable qui lui évoque un pilier de bar ou un clochard, le genre de personnes dont son inconscient la pousse à s’écarter, voire à ne pas regarder, de peur qu’un simple contact, un simple coup d’œil, ouvre la porte à une situation embarrassante. Tous les hommes ne sont pas des violeurs Sonia vous savez, aurait tempéré la psy, Toutes les situations imprévues ne se terminent pas dans le recoin sombre d’un parking d’hôpital, et elle a certainement raison, Sonia a croisé dans sa vie plus d’hommes qui ne l’ont pas dérangée que de violeurs ou de simples gros lourds, mais malheureusement l’effet des importuns est tel qu’ils font passer les autres pour de simples figurants, des êtres inexistants, alors comment s’étonner que son instinct la pousse ainsi à fuir les hommes inconnus, juste au cas où, on ne sait jamais, il y a tellement plus à perdre qu’à gagner. Et cet homme, si peintre soit-il, si proche de sa mère soit-il, tombe dans la catégorie des hommes à éviter. Alors non, c’est décidé : Sonia ne l’invitera pas à la petite fête, la mère n’en saura rien, il n’y a plus qu’à attendre qu’il dégage et l’affaire sera pliée.

Sonia s’installe sur la chaise dos à la fenêtre, la place du maître, comme le père l’appelait quand ils étaient gamins, la place d’où le regard englobe presque toute la cuisine, la place d’où l’on ne se lève jamais en premier. Elle se tient droite, les paumes posées sur la table, la gauche à moins de cinq centimètres du bocal, et elle s’efforce d’exprimer dans son attitude toute l’assurance dont elle est capable, Ici c’est chez moi plus que chez toi, C’est ma mère plus que ton amie ou amante. Très vite, pourtant, ses yeux se dérobent. Car le peintre la dévisage lui aussi, encore, de son regard en coin, son regard sournois, elle déteste ça, on le croirait en train de l’évaluer, de la juger, d’estimer qu’elle vaut moins que lui, que le comportement de dominante ne lui sied pas, et que d’ailleurs elle non plus ne ressemble pas à ce qu’il s’était imaginé. C’est qu’il l’a vue en photo, c’est évident, surtout s’il est déjà venu ici. C’est qu’il a l’air familier des lieux, Tiens je t’ai mis ta tasse, vient de lui dire la mère, et les lèvres de Sonia crachent un muet Putain, il a droit à une tasse attitrée comme s’il habitait ici, comme elle pendant les vingt ans qu’elle a passés sous le toit, et s’il a droit à Sa tasse ça veut dire qu’il est venu assez souvent dans cette cuisine, et dans cette cuisine, n’importe qui, même un clampin dépourvu de curiosité, finit par se lever, par faire le tour de la pièce, par s’approcher de la fenêtre pour en déplorer l’absence de vue – ou feindre l’émerveillement par politesse hypocrite – et ce n’importe qui s’arrête alors devant les étagères à photos, s’y attarde avec plus ou moins d’intérêt et de discrétion. Et Sonia figure sur ces photos ! Même si sa gueule n’est pas la plus représentée dans la collection, on l’y voit bel et bien, en plein milieu, avec une gueule qui invite justement le n’importe qui à s’exclamer C’est votre fille, c’est fou ce qu’elle vous ressemble ! L’idée fait frémir Sonia, le nombre de n’importe qui qui a dû fouler cette pièce, poser des yeux sales sur ces cadres vieillis et cracher cette remarque, C’est fou ce qu’elle vous ressemble. Bien sûr qu’elles se ressemblent, comme n’importe quelle mère et sa fille, et alors, vous voyez pas qu’elles sont différentes, que derrière ces ressemblances elles n'ont pas la même identité, la même personnalité, le même caractère, la même vie ? Et ce peintre, là, c’est sûrement ce qu’il est en train de rêvasser sous son regard torve, En fait elle ressemble pas tant que ça à la mère, En fait elle est moins bien en vrai ou alors elle a salement vieilli ! Sonia ignore ce que la mère a pu raconter à son sujet, mais il est évident qu’il s’est fait des films, qu’il l’imaginait plus ceci ou moins cela, ça se lit dans son attitude, ça transpire dans son regard, il est déçu, quel connard ! qu’est-ce qu’il s’imaginait aussi ?

Sonia serre les poings et se tourne vers la mère, espérant l’implorer du regard de faire dégager l’intrus, Maman c’est notre dernière soirée, ta dernière soirée, on va pas la gâcher avec ce con quand même, ou alors choisis, c’est lui ou moi. Mais non, surtout pas, elle ne peut pas lui imposer ce choix, que ferait-elle si la mère affirmait l’avoir déjà assez vue dans l’après-midi, si la mère admettait vouloir passer les instants suivants avec ce peintre, Je ne voudrais pas t’embêter plus longtemps t’as ta famille à retrouver, elle n’aurait pas tort, d’ailleurs Sonia était elle-même pressée de partir quelques instants plus tôt, elle songeait à abréger sa visite plutôt qu’à s’attarder, elle a même prétexté un empêchement pour décliner l’invitation à dîner, et la voilà maintenant en train de jalouser un inconnu !

Un clac annonce l’ébullition de l’eau mais la mère ne se précipite pas sur la bouilloire comme d’habitude, au contraire, elle laisse traîner, elle regarde tour à tour l’homme et sa fille, elle regarde l’homme avec des yeux pleins de tendresse puis Sonia avec un air de pitié, un air implorant, un air de S’il te plaît ma chérie ne me fais pas honte devant un invité. Devant ce manège, Sonia se demande laquelle de ces deux expressions sera la dernière à se figer sur son visage, laquelle elle affichera au moment d’ingurgiter le bocal ou lors de l’incinération, laquelle s’imprimera dans son souvenir, laquelle il faudra encadrer pour l’accrocher à l’arbre au moment de la petite fête : la tendresse ou la pitié ? Est-ce que les cendres garderont l’empreinte de ces sourires, est-ce que les plantes qui pousseront dessus les prolongeront ? Non, bien sûr que non, Sonia se raisonne, les morts ne sourient pas, le sourire c’est une émotion, l’émotion c’est la vie, les morts ont une expression neutre, la même expression vide qu’un salarié un mardi en milieu d’après-midi. D’ailleurs, Sonia calcule, si la mère avale son bocal le lendemain, samedi, le temps de gérer les funérailles, l’incinération aura peut-être lieu un lundi en milieu d’après-midi. Elle imagine alors l’employé des pompes funèbres l’accueillir avec ce même vide sur le visage, ce vide de mort, il est bien obligé, il ne peut pas se permettre d’avoir l’air content devant les défilés de familles en deuil, il ne peut pas non plus leur faire l’affront d’avoir l’air plus mal en point qu’eux, alors il reste neutre, évidemment, et il l’accueille avec sa gueule neutre, Bonjour vous êtes la fille de… Lui aussi se fait la réflexion, C’est fou ce qu’elle ressemble à sa mère, sauf que l’image de la mère qu’il a en tête est celle d’un corps froid sur une table en métal, pas une expression de tendresse ou de pitié, non, juste un corps prêt à recueillir les derniers visiteurs avant d’être incinéré, et il aura cette pensée-là, C’est fou ce qu’elle ressemble à sa mère, il la comparera avec une morte, un cadavre, un tas de viande. Il ne le prononcera pas à voix haute, bien sûr, c’est son métier de garder pour lui ce genre de remarque, mais Sonia s’en offusquera tout autant. C’est con, elle se dit, l’homme sera peut-être charmant, elle aurait pu vouloir le séduire dans un autre contexte, une autre vie, une vie où on ne rend pas visite à sa mère aux pompes funèbres, une vie où les hommes sont tous des princes charmants qui n’oseraient jamais agresser une femme sans défense dans un parking d’hôpital. Alors quelle que soit sa gueule et son avis sur la ressemblance mère-fille, ils se contenteront d’échanger les trois mots d’usage, Bonjour Merci Au revoir, et sur ce dernier, Sonia esquissera un sourire amer, c’est ridicule de dire Au revoir au mec des pompes funèbres, la prochaine fois qu’on le verra ce sera peut-être…

— Sonia, tu veux bien nous laisser cinq petites minutes s’il te plaît ? On a juste une affaire à régler et je suis à nouveau toute à toi.

Sonia ouvre la bouche comme une carpe à la surface d’un étang. Elle sait qu’elle devrait refuser, s’offusquer, s’insurger, mais son cerveau semble soudain vide, incapable de formuler une réponse appropriée ; face à la mère, la femme de cinquante ans a laissé place à l’enfant qu’elle était, à l’enfant qu’elle reste encore pendant quelques heures, quelques jours peut-être. Alors elle obéit, et ses pas la conduisent en silence sur le chemin de sa chambre.

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