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Elle en pousse la porte machinalement, se réveille à la moitié du geste. Elle comprend que bientôt, cette pièce qui a toujours été la sienne ne lui appartiendra plus. Elle secoue la tête, C’est ridicule ça fait trente que j’y dors plus, mais l’idée l’assomme avec une force surprenante. Bientôt d’autres gens pénètreront dans cette maison, des gens pour qui le passé des murs n’aura pas la moindre importance, des gens qui recommenceront à zéro. Les acheteurs sont peut-être des jeunes, un couple, comme le père et la mère lorsqu’ils ont fait construire voilà plus de cinquante ans. Ils y pondront un premier gosse qu’ils installeront dans la chambre de Pierre, la plus spacieuse, la plus lumineuse, la plus accueillante, puis un deuxième gamin suivra et il atterrira là, dans la chambre de Sonia, mais ce ne sera plus la chambre de Sonia ce sera la chambre d’Aloïs Léo Eva Gabin ou quel que soit son prénom, les traces de ses posters seront recouvertes par une couche de peinture verte jaune saumon lavande, le lit changera de coin, ce sera un lit bébé pour commencer, la grande penderie dans laquelle Sonia s’était enfermée pour fumer un joint lorsqu’elle avait seize ans sera remplacée par des étagères design fonctionnelles épurées et surtout la mère ne sera plus là tous les mardis soirs pour rappeler Pense à bien ranger je fais le ménage demain tout ce qui traîne partira aux bonnes œuvres.

Sonia se laisse tomber à plat ventre sur son vieux lit, comme ce jour en seconde où le garçon qu’elle aimait en secret avait embrassé cette pimbêche de Valérie, comme ce jour de la rentrée en sixième après avoir appris que Sandrine ne serait pas dans sa classe, comme ce jour de CE2 où le maître l’avait envoyée au coin alors qu’elle n’avait rien fait. Les larmes sortent, enfin, elles coulent comme un torrent de montagne en début de printemps lorsque les neiges commencent à fondre. La mère qui meurt, c’était abstrait jusque-là, parce que la mort ne signifie rien de précis quand on n’ose pas la regarder en face. Mais cette chambre lui confère une dimension matérielle, inéluctable, Maman va mourir et emporter avec elle tout un pan de passé.

Elle se retourne sur le dos, sèche ses larmes du revers de la main. Ses yeux se posent sur le plafonnier, une boule en papier achetée pour trois fois rien, elle avait vu ça chez une copine et avait réclamé la même chose pour remplacer le lustre qu’elle trouvait trop guindé. Elle renifle, hoquette un rire nerveux. Elle se demande ce que verront les acheteurs en visitant, d’ailleurs s’ils prennent en viager c’est qu’ils ont déjà dû visiter, elle plisse le nez à cette idée, des gens sont rentrés dans sa chambre en se disant C’est joli, vivement que la vieille crève pour qu’on puisse changer ce plafonnier ridicule. Les salauds ! pour eux au moins ce sera une belle surprise, ils penseront Ah bon déjà, elle avait l’air en bonne santé pourtant, Bon maintenant faut qu’on mette en route les gamins pour pas laisser vide cette jolie chambre ! Et clic, remise à zéro, comme un ordinateur dont un virus vient de bousiller le disque dur. Clic, fini le bureau sur lequel elle a griffonné tant de pages de journal intime ; clic, fini le fauteuil qui a connu sa première masturbation, ce jour où elle pensait être seule à la maison mais où elle a été interrompue par le frère faisant la grosse commission de l’autre côté de la cloison – quelqu’un conseillera-t-il aux acheteurs de mieux isoler avant d’y installer le bébé ? Non, bien sûr que non, personne n’y aura pensé, plus personne n’y pensera jamais, le passé n’existera plus, comme s’il n’avait jamais existé.

Sonia se lève et sort de la chambre, nauséeuse. Elle claque la porte dans son dos et le courant d’air lui gifle le visage. C’est que ses yeux ont continué de pleurer, ses joues sont humides, elle ne s’en rendait même pas compte – elle est au-delà, au-dessus de ça. Une citation lui vient en tête, un truc lu il y a longtemps dans un livre sur la Première Guerre Mondiale : On ne craint plus de mourir quand on est déjà mort. C’était un jeune de vingt ans qui proclamait ça, la clope au bec, la pose détendue, alors qu’un assaut était sur le point d’être lancé. L’image s’était imprimée dans son esprit ; elle l’avait envié, ce gamin, avec son côté surhumain, son imperméabilité au drame comme aux émotions. Sonia n’a pas la pose détendue, loin de là, ni la clope au bec, même si elle s’en grillerait volontiers une, ça fait cinq ans qu’elle a arrêté mais il n’est jamais trop tard pour reprendre, au point où elle en est ça ne serait pas une catastrophe, elle fera en sorte que Paul et la psy n’en sachent rien, elle en taxera une au peintre, si c’est un vrai artiste il a forcément du tabac – faut bien qu’il serve à quelque chose – elle lui demandera juste de pas cafter le jour de la petite fête – si elle se résout à l’inviter.

La discussion semble se poursuivre dans la cuisine, elle ne veut pas y retourner de suite, non par crainte d’interrompre mais par honte de ses yeux rougis. Elle poursuit sa visite de la maison, évite la salle de bains et ses miroirs, refuse d’ouvrir la porte de la chambre parentale que l’éducation a toujours érigé au rang de sanctuaire privé. Des souvenirs remontent, des émotions qui seront bientôt vendues, tout ça lui paraissait insignifiant avant, elle a vécu trente ans sans y penser – la distance est un remède merveilleux pour tenir le passé à l’écart. Elle allume l’interrupteur du fond du couloir. Ses doigts s’étonnent, le contact n’est pas le même qu’avant, le bouton a dû être remplacé, il a l’air neuf, l’ampoule aussi a été changée, la lumière est plus tamisée, même le papier peint a été arraché pour laisser place à une peinture blanche tristement ordinaire. Le cœur de Sonia se serre. La maison ne ressemble déjà plus à ce qu’elle était dans sa jeunesse. La mère non plus, d’ailleurs, comme le rappellent les voix qui se faufilent jusqu’à ce bout du couloir. Elle voit d’autres hommes, elle a des amis que Sonia ne connaît pas, comment les connaîtrait-elle de toute façon, elle ne voit la mère que pendant ce créneau hebdomadaire de deux heures. Il faut que l’imminence d’un suicide s’invite entre elles pour que Sonia prenne conscience que la mère existe le reste de la semaine, qu’elle n’est pas en veille comme un ordinateur inutilisé, qu’elle n’attend pas sur sa chaise jusqu’au vendredi suivant.

Devant l’entrée de la chambre de Pierre, transformée en atelier de peinture, le pied de Sonia bute sur une pile de cartons. Curieuse, elle entrouvre, supposant qu’il s’agit d’objets mis de côté en prévision, pour donner ou vendre à part. L’idée la dérange, la vue de ces paquets est pire que de tomber nez à nez avec un serpent ou une araignée : ils sentent la mort planifiée, calculée, organisée comme un départ en vacances avec deux enfants et un chat à faire garder, la date de fin cochée sur le calendrier des pompiers. À l’intérieur, elle ne trouve cependant que des vêtements, des trucs qu’elle n’a jamais vu la mère porter, d’anciennes tenues du père aussi, elle s’étonne que tout ça n'ait pas encore été jeté. Elle sort un pull, une chemise, une veste, elle se crispe, c’était la veste qu’il portait le jour où il avait rapporté un chaton à la maison, Mistigri ils l’avaient appelé, un nom à la con mais ça lui allait bien jusqu’à ce qu’un camion de livreur l’aplatisse devant la boîte aux lettres. La veste lui allait bien aussi, au père. Sonia trouvait qu’elle lui donnait un air invincible. Elle l’avait toujours connu avec, c’était comme si elle le rendait insensible au passage du temps.

Ses mains tremblent lorsqu’elle referme le carton. Elle entend des voix murmurées provenir de la cuisine, des rires contenus, de quoi peuvent-il bien se moquer ? Elle hésite à les interrompre, à demander pour la veste, elle voudrait bien la garder, ça et quelques autres babioles, en souvenir du bon vieux temps. Elle ignore ce qu’elle en ferait, probablement comme la mère depuis trente ans, elle la laisserait moisir dans un carton. De toute façon, ça ne se fait pas de demander ces choses-là, ce n’est pas le moment, y a-t-il seulement un moment pour ça ? Si ça se trouve les cartons sont pour elle, c’est pour ça qu’ils sont dans le couloir, la mère finira par en parler au moment du départ, Au fait j’ai mis des affaires de côté pour toi je te laisserai faire le tri c’est dans les cartons là-bas. Elle a cru voir la robe rouge que mettait la mère autrefois, une robe que Sonia trouvait magnifique, elle lui avait fait remarquer, alors oui, c’est sûrement pour elle qu’elle l’a réservée, elle compte lui en faire cadeau pour aider à faire passer la pilule du suicide – comme si ça pouvait faire la moindre différence. Elle s’abstient donc d’ouvrir les cartons du dessous, comme quand gamine elle trouvait la cachette des cadeaux de Noël et qu’elle s’efforçait de ne pas trop y regarder pour ne pas gâcher la surprise – elle déballera ça quand ce sera fini, quand elle sera prête, dans une semaine un mois vingt ans.

Les murmures provenant de la cuisine s’amplifient, le peintre semble s’énerver à propos de quelque chose. Sonia tend l’oreille mais les voix retombent aussitôt, ça l’agace, elle déteste les manigances, les secrets, les complots, ou pire, qu’on médise d’elle dans son dos. Elle rentre dans la chambre de Pierre, pardon, dans l’atelier de la mère, puis claque la porte derrière elle pour gagner un brin de tranquillité. Au pied du mur d’en face, d’autres paquets sont empilés ; à leur forme, Sonia devine des tableaux que la mère aurait enveloppés dans des couches de papier à bulles et de vieux draps : on devine parfois l’angle d’un cadre, une touche de noir sur une planche ou sur une toile. Elles semblent toutes prêtes à partir, Sonia pense Comme la mère et cela lui arrache un nouveau frisson. Elle souffle un grand coup, marche à pas décidés jusqu’à l’angle opposé, vers la fenêtre, celle qui donne sur la meilleure vue de toute la maison, en tous cas à l’époque, car maintenant ça donne sur un pavillon – le jardin des voisins a dû être viabilisé pour densifier le lotissement. De part et d’autre de la fenêtre, en piles parfaitement alignées, des bouquins. Sonia tend l’oreille. Personne ne l’appelle, elle peut bien se permettre de fouiner un peu.

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