24

8 minutes de lecture

Elle s’assied devant les livres et sent presque le monde se mettre en pause autour d’elle. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas pris le temps de flâner dans une librairie ou une bibliothèque ; elle avait oublié combien cela lui plaisait. C’est la mère qui lui a transmis ce goût de la lecture. Il y avait toujours un bouquin dans son sac à main, sur le siège passager de sa voiture, sur la table du salon, sur la poubelle des toilettes. L’ordre qu’elle faisait régner dans toute la maison ne s’appliquait plus en matière de livres. Sonia a appris à lire tôt, d’après ce que tout le monde lui a toujours raconté – bien avant le CP. Elle pouvait passer des heures à relire les albums des Belles Histoires, elle attrapait un Club des cinq dès son réveil et se perdait dans les pages jusqu’à ce qu’on l’appelle pour le petit déjeuner – elle préférait parfois rester bouquiner dans sa chambre plutôt que d’aller jouer chez des amies. Les passe-temps ont changé. La psy aurait certainement un avis sur la question, C’est normal à l’adolescence on prend souvent le contrepied des parents, Votre mère continuait à lire alors vous avez arrêté, Vous croyez avoir changé mais vous êtes toujours la même personne, vous savez. Elle trouverait son analyse pertinente mais ridicule, elle nierait en bloc, pour la forme, puis elle paierait ses cinquante balles et reviendrait le mois suivant pour entendre le même baratin. Elle a changé, oui. Elle n’est plus cette enfant de dix ans aux yeux pétillant d’imagination. L’idée la fait glousser autant qu’elle la désole. L’image de Lily s’imprime aussitôt dans ses pensées, Lily enfant, souriante, enjouée, virevoltante, puis Lily ado, renfrognée, grise, figée. Pourquoi ne reste-t-on pas éternellement entre les pages du Club des Cinq, de Oui-Oui, des contes de fées, Pourquoi vieillit-on, Pourquoi doit-on un jour enterrer ses parents, Pourquoi doit-on toujours le faire si tôt, trop tôt pour avoir eu le temps de savoir qui ils étaient vraiment ?

Son index se promène le long des titres des bouquins. Renouer avec soi, Croire en soi, Le chemin de la paix intérieure, La voix du cœur… Elle s’étonne, où sont passés les romans, pourquoi ne reste-t-il que ces niaiseries ésotériques ? La mère a-t-elle changé à ce point ? Elle se relève, fait le tour de la pièce à la recherche d’autres bouquins, peut-être qu’il s’agit là d’un lot reçu mais jamais lu, Sonia en doute mais elle aimerait y croire, c’est pourtant cohérent avec toutes les huiles essentielles et les artefacts hors de prix. Il n’y a rien le long des autres murs, pas de livres qui traînent, juste du matériel de peinture bien rangé, peut-être a-t-elle déjà tout débarrassé en prévision de son suicide, tout donné aux bonnes œuvres comme elle faisait avant, ou tout revendu à un bouquiniste pour gonfler un peu l’héritage. Ça ne la surprend pas, pourtant. La dernière fois qu’elle a parlé de la mère avec Paul, c’est le point de vue qu’elle tenait, justement : Maman plane complètement, elle ne lit que des trucs hyper bizarres – au fond d’elle, elle avait cherché à se rassurer : Peut-être que je ne lis plus de romans, mais Maman non plus. Ça ne la surprend pas mais elle aurait aimé constater l’inverse, elle aurait aimé se tromper. Elle aurait aimé que la mère reste celle qu’elle était avant, trente ans plus tôt, quand le père était encore là, quand Pierre et elle vivaient encore à la maison, quand ils formaient une famille, une famille imparfaite, certes, les deux enfants avaient toujours un reproche à faire à leurs parents et réciproquement, mais au moins ils étaient ensemble et Sonia pouvait se bercer dans l’illusion que ça durerait toujours, que même si à quinze ans ça la saoulait elle pouvait croire que le jour où elle voudrait retrouver ce confort, cette stabilité, rien n’aurait changé. Au contraire, tout a changé. Le père est mort, Pierre s’est enfui de l’autre côté de l’Atlantique, la mère a fait une première tentative de suicide, Sonia s’est faite violer, et puis de l’eau a coulé sous les ponts, chacun a mené sa vie de son côté. Maintenant qu’elle est forcée d’observer comment les choses ont évolué, elle est sidérée par l’ampleur qu’a pris l’accumulation de tous les imperceptibles changements survenus pendant ces trente ans. Maintenant, la mère lit les accords toltèques et fréquente un peintre qui pourrait être son fils, et il est trop tard pour s’y habituer parce que demain elle ne sera plus là, les livres partiront Dieu sait où et le peintre fera ses adieux à une petite fête champêtre au pied d’un arbre.

Sonia se frotte les yeux. Quand elle les rouvre, son regard accroche le dos d’un livre. Soyez acteur de votre vie jusqu’à la fin, proclame le titre en jaune sur fond verdâtre. Jusqu’à la fin. La fin. Un rire éclate dans la cuisine, le rire du peintre, un rire gras, gras au point de se coller sur les pensées de Sonia, de suinter sur le dernier mot du titre de ce livre, Fin, Hahaha, Fin, Hahaha, Fahaha, Hinhinhin. Tout s’emmêle alors, Bon Dieu mais c’est lui ! La fin, la mort, la faucheuse, la noirceur qui survient pour cueillir le dernier souffle, Il est arrivé maintenant, juste à la fin, Il devait être prêt, Il avait calculé son coup, Il savait, si ça se trouve les livres c’est Lui aussi, Krishnamurti, Les accords toltèques, Soyez acteur de votre vie jusqu’à la fin, squ’à la fin, tout s’éclaire, bien sûr, l’idée du poison c’est Lui aussi, Sonia s’en souvient, la mère lui a dit, c’était il y a longtemps mais les mots résonnent encore dans sa mémoire, J’ai rencontré quelqu’un, Quelqu’un, T’as rencontré qui ? Quelqu’un, Le psy organise des séances collectives avec d’autres gens qui ont tenté de se suicider, ider, On va peindre ensemble, Il fait de la peinture, C’est un peintre, Le psy dit que c’est très bien, Exorciser nos idées noires, Nos idées noires, Nos, Hahaha, Fin, Noires…

Sonia a déjà la main sur la poignée de la porte de l’atelier, elle l’ouvre, non, elle l’arrache presque, de tout son corps, elle se jette dans le couloir, se propulse dans la cuisine, sa haine ricoche sur tous les murs, atterrit sur le peintre, Putain c’est votre faute ! Elle l’accuse, les livres ésotériques, les huiles essentielles, les grigris hors de prix, C’est vous ! le bocal, la transparence, C’est vous ! l’héritage tronqué, le legs, C’est vous ! La petite fête de fu…

— Sonia, calme-toi, tu veux bien ? Tiens, prends plutôt ta tisane avant qu’elle refroidisse.

Sonia foudroie la mère du regard, comment ose-t-elle, est-elle aveugle, sénile, elle a l’air si vieille, ses rides, ses cheveux blancs, sa peau translucide, comment a-t-elle pu devenir si vite si différente ? Son poing se serre, se rouvre, se lève, saisit la tasse, en renverse la moitié, la porte à ses lèvres, le liquide tiède s’infiltre à travers mais au même instant dans le coin de son champ de vision, là, sur la droite, assis à la table, cet enfoiré ose un sourire, et en face la mère aussi semble sourire, Sonia abaisse la tasse, recrache sa demie gorgée, tourne la tête vers le bocal sur la table, Et si ces deux-là complotaient contre moi ? Et s’ils avaient profité que je sois dans l’atelier pour projeter de m’empoisonner ? Et si tout était calculé ? Mais le bocal n’a pas bougé, il est encore plein, le cœur de Sonia aussi, plein à exploser, elle ne sait plus où elle en est, tout est allé si vite.

— On avait fini, de toute façon. Il passait juste récupérer mes dernières toiles.

Sonia s’immobilise, la tasse revenue à cinq centimètres de ses lèvres, le sourcil droit courbé comme un point d’interrogation. La mère explique, par bribes : le peintre a un acheteur, il connaît du beau monde dans le marché de l’art, il signera les toiles en son nom et ça se vendra bien alors qu’avec son nom à elle ça ne vaut rien, Ce n’est pas la première fois tu sais, ce tableau-là s’est vendu deux cent mille, Il s’est engagé pour que tous les bénéfices profitent à des associations. Les paroles suivantes se brouillent, Environnement, Exorciser mes souffrances, Orphelins, Purger, Victimes de, Tirer un trait, Serve à quelque chose ; les mots se bousculent dans la tête de Sonia comme les électrons dans un nuage d’orage, et la colère jaillit soudain avec la force d’un éclair rencontrant un paratonnerre. Le peintre bascule de sa chaise sous l’impact de Sonia jetée sur lui, sa tête heurte le mur, des bras se lèvent, cognent, se croisent, protègent, une tasse tombe au sol, se brise, répand une flaque de tisane tiède sous les corps, des cris fusent, Connard, Stop, Comment t’as pu faire ça à ma mère, Non, Sac à, j’y suis pour…

— Assez !

Les deux se relèvent, s’écartent, lissent leurs vêtements sans se quitter du regard. Le peintre recule d’un pas vers la porte, puis d’un second, il baisse la tête, incline le buste en direction de la mère comme un guerrier japonais s’excusant avant de faire hara-kiri, puis il sort de la pièce. Sonia s’attend à entendre claquer la porte d’entrée, mais les pas se dirigent vers l’autre côté du couloir, vers les toilettes, les chambres, l’atelier, les toiles.

Dans la cuisine, mère et fille regardent par terre, la flaque de tisane, les bris de porcelaine, le temps figé, les paires de chaussures usées, le carrelage posé par le père cinquante ans plus tôt, le temps qui a filé. Sonia renifle, souffle un soupir saccadé.

— Sonia, je comprends que… On peut se calmer et…

Se calmer ? Après avoir appris que la maison recelait un trésor, que la mère dort depuis quinze ans au milieu de millions alors que Sonia galère pour joindre les deux bouts ? Après avoir appris que ces millions ne feront pas partie de l’héritage mais seront cédés pour un euro symbolique à un mec qui pourrait être le gigolo de la mère ? Alors qu’il reste à Sonia cinq ans de crédit à rembourser, que sa voiture rend l’âme faute d’entretien et qu’elle repousse depuis trop longtemps le moment d’en changer, alors que les gamins attaquent des études supérieures pour lesquelles il va falloir cracher de l’oseille jusqu’aux diplômes hypothétiques et peut-être même au-delà, alors que… Les yeux de Sonia se plantent dans ceux de la mère et la transpercent d’éclairs de rage. Elle se sent coincée, acculée, désespérée, elle sait que le moindre mot sonnerait déplacé, la mère lui a déjà fait remarquer quelques heures plus tôt, Tu n’en as qu’après le fric mais tu n’en as rien à faire de ta mère, elle aurait raison de le faire remarquer, sauf que ce serait la goutte d’eau de trop, ou le seau d’huile versé pour tenter d’éteindre le brasier de rage de Sonia. Sonia est de toute façon trop énervée pour reconnaître quoi que ce soit, pour admettre que la peur de perdre sa mère l’emporte sur la peur de manquer d’argent, mais que comme toujours, il lui est plus facile de porter l’attention sur le détail matériel pour ne pas affronter le vrai problème, celui du lien humain, du deuil à venir, de l’amour jamais verbalisé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Tocca ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0