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Dans son emportement, entre deux hurlements, Sonia s’empare d’une sculpture en plâtre échouée entre deux tableaux, un essai de sa mère à l’époque où elle voulait varier les plaisirs, comme elle disait, essayer autre chose que la peinture, autant pour tuer le temps que pour extérioriser ses passions, et elle porte la sculpture devant ses yeux pour mieux en constater la laideur, toutes les marques d’amateurisme, le plâtre de mauvaise qualité, les fissures dues au séchage bâclé, les empreintes de doigts encore visibles, les différences de texture d’un côté à l’autre de la sculpture, toute la laideur qui dégueule de l’objet, cela rend Sonia folle, folle de savoir que les toiles qu’elle trouvait plus laides encore puissent s’estimer à des millions pour la seule signature qu’apposera le gigolo, soi-disant ami de sa mère, rien d’autre qu’un connard avec des pinceaux et un réseau dans le monde de l’art. Sonia se doute qu’il suffit de savoir faire des ronds de jambe aux bons endroits pour être exposé, vu la gueule de ces toiles il est évident que le talent n’y est pour rien, et pour prouver le peu de crédit qu’elle accorde à ces prétendues œuvres, Sonia rassemble toutes ses forces pour balancer la sculpture contre un mur, plâtre d’artiste contre plâtre de cloison, cloison qui se troue tandis que la sculpture vole en éclats, l’art est KO et le travail du plaquiste portugais qui a monté les murs de la maison soixante ans plus tôt sort vainqueur, bravo Maman, preuve que ton truc c’était vraiment de la merde, tu vois ! Elle attrape une boîte cette fois, un beau coffret en bois, gros comme un épais bouquin, une relique de l’époque où la mère collectionnait les vieilleries égyptiennes. Il a l’air plein mais tant mieux ça fera plus de dégâts, c’est qu’elle compte le balancer sur le peintre cette fois, le peintre qui passe dans le couloir les bras chargés de tableaux, sera-t-il plus solide que la jolie boîte ?

Elle rate son coup d’un bon mètre. La boîte se fracasse contre le mur du couloir, des feuilles volent au milieu des éclats de bois, elles planent un instant avant de couvrir le sol. Quant au peintre, il a laissé tomber les toiles pour courir se réfugier dans l’atelier, effrayé par la violence ou conscient qu’il n’est pas à sa place dans cette histoire entre mère et fille, cette histoire d’héritage, cette histoire de deuil, cette histoire d’amour, cette histoire de haine, cette histoire de non-dits, d’ailleurs la mère s’est écartée elle aussi, elle s’est tue, elle a renoncé à sa voix d’institutrice qui s’efforce de rester calme et posée quel que soit le volume sonore à affronter, mais non elle était juste allée chercher une chaise, chaise qu’elle pose près de Sonia avant de reculer, avant de faire un geste du menton pour dire Assieds-toi deux secondes, je te demande même plus de te calmer mais de t’asseoir, pour ta sécurité, pour notre sécurité, assieds-toi s’il-te-plaît.

La première intention de Sonia est de saisir la chaise à pleines mains et de la fracasser contre une des toiles, la plus grande, la mère prétendait que ses toiles exorcisaient ses souffrances, peut-être que celle-là parle de viol, du viol de sa fille dont elle s’est rendue complice avec sa tentative de suicide ratée. Sonia voit là une belle manière de faire son exorcisme à elle, de résoudre symboliquement le trauma de son viol : violer la toile, la transpercer sans aucun consentement, la défoncer avec toute la violence dont elle est capable et la laisser en lambeaux pour le reste de sa vie, mais rien qu’à cette idée elle se sent abattue et ne peut rien faire d’autre que de s’échouer sur la chaise.

Sitôt assise, elle sent ses épaules s’affaisser. Son menton retombe sur sa poitrine, ses jambes se liquéfient, son corps devient caoutchouteux. Même à son arrivée en Afrique, après trois semaines d’insomnie sous une chaleur suffocante, elle ne s’était pas sentie aussi épuisée, aussi abattue. Même après son premier accouchement, le plus compliqué, la péridurale mal posée, les contractions violentes mais insuffisantes pour faire sortir Jo, elle n’avait pas ressenti une telle fatigue. Elle revoit son fils jouer à ses jeux vidéo, lorsqu’il était ado, des jeux de combats pour la plupart, Street Fighter, des conneries comme ça. La barre d’énergie des combattants descendait au fil des coups reçus. Dans son emportement, Sonia ne s’était pas rendue compte que sa barre d’énergie à elle s’était vidée, qu’elle était depuis longtemps dans le rouge, voire au-delà si le jeu acceptait la triche et les points de vie négatifs.

Elle éclate en un torrent de larmes muettes. Le silence qui l’enveloppe est lourd, gluant comme une nappe de pétrole. La mère laisse filtrer un timide murmure, Je comprends que…, puis un suivant, Ça fait peut-être beaucoup d’un coup, encore un autre, Laisse-moi juste t’expliquer. Sonia se tourne vers le mur et ferme les yeux, elle veut bien écouter mais elle n’est plus en état de regarder, encore moins de répondre, elle ne saurait pas par où commencer, Comment tes croûtes peuvent-elles valoir autant, dire que je ne les ai jamais regardées, Pourquoi tu nous en as jamais parlé, Tu nous tronques l’héritage et tu laisses des millions à un inconnu, Tu nous l’as jamais présenté, Est-ce qu’il a quelque chose à voir avec ce bocal, Est-ce que votre relation allait au-delà des tableaux, Est-ce que Pierre sait ?

Entre deux tirades, le peintre repasse dans le couloir, la tête basse et les bras chargés de tableaux qu’il s’empresse de porter jusqu’à sa voiture. La mère profite qu’il soit dehors pour répondre, les mains tendues vers l’avant dans une vaine tentative d’apaisement, la voix pas plus forte qu’un murmure, Il n’est au courant de rien et j’aimerais que ça reste le cas. Elle précise que seuls ses deux enfants sont au courant pour le suicide, ça ne regarde personne d’autre, à part le notaire, elle lui a transmis une enveloppe la semaine passée avec tous les détails techniques concernant l’héritage, la maison, les dernières volontés, tous ces trucs-là. Sonia frémit, Ces trucs-là, elle croirait qu’on parle d’un ensemble de vaisselle dépareillée et de cartons de livres d’occasion. Pourtant la mère précise, Il y a quelques trucs pour vous dedans, j’ai fait deux copies du dossier pour ton frère et toi, D’ailleurs avant que j’oublie…

Elle manque de se télescoper avec le peintre tandis qu’elle sort de la cuisine et qu’il repart vers l’atelier, ils font de leur mieux pour éviter de piétiner les papiers les éclats de plâtre les bris de bois, Sonia les entend prononcer de ridicules Oups pardon dignes d’adolescents hormoneux dont les mains se seraient effleurées. Leurs trajectoires se séparent au milieu, le peintre continue vers le bout du couloir tandis que la mère ouvre la porte de sa chambre. Elle y reste moins de dix secondes, dix secondes pendant lesquelles Sonia continue de fixer le mur à dix centimètres de son nez, le papier peint recouvert d’une couche de peinture par la mère vingt ans plus tôt parce ça lui rappelait trop la présence du père et que c’était plus simple que de recoller un nouveau papier peint, mais on distingue encore la jonction entre les lés, on devine des motifs floraux en léger relief, Sonia n’avait jamais remarqué que ça avait été si mal réalisé, elle se mord la lèvre, elle voulait proposer à Paul de repeindre les murs de leur salon dans l’été mais ça risque d’être encore pire que ça, ça l’ennuie, elle tenait à entreprendre un truc manuel dans la maison, se la réapproprier, se prouver qu’elle aussi était capable de faire des menus travaux comme certaines de ses collègues qui se vantaient de retaper une vieille ferme ou…

— Tiens, normalement y a tout ce qu’il faut dedans. Je préfèrerais que tu ne l’ouvres pas avant que…

Sonia arrache des mains de sa mère l’enveloppe kraft qu’elle lui tend. Déjà ses doigts déchirent le papier avec frénésie et se glissent à l’intérieur. Son geste se fige. Elle se replie en boule, le torse contre les genoux, l’enveloppe entre les bras, les larmes plein les yeux. Elle ne connaît pas le détail de Ces trucs-là, elle suppose une lettre d’adieu, des dispositions à prendre pour la petite fête, des explications sur la succession, des souhaits de dernière minute. Elle ignore ce qui sera écrit, mais elle devine ce que tous contiendront entre leurs lignes : Ta mère est morte, Ta mère est morte, Ta mère est morte, Ta mère est morte.

La mère, justement, s’installe sur une chaise à côté, un coude sur la table, sa tasse de tisane à la main. Elle laisse couler une poignée de secondes, le temps qu’il faut au peintre pour sortir déposer un nouveau chargement dans sa voiture, le temps qu’il faut à un téléphone pour cesser de sonner – Sonia a reconnu le sien, resté dans la poche de sa veste, mais elle n’a pas esquissé l’ombre d’un mouvement pour aller répondre. Dans le calme retrouvé, la mère raconte sa rencontre avec le peintre. Ils se sont connus à la sortie de l’hôpital, dans un groupe de parole, Les suicidés ratés, comme ils s’appelaient entre eux. Ils ont eu une affaire au début, ses joues rosissent à cet aveu, J’étais paumée tu comprends, mais ça n’a pas duré. C’est elle qui a voulu essayer, elle qui a coupé très vite. Ils se sont revus, pourtant. Il sortait d’une formation aux Beaux-Arts, elle voulait créer, il a proposé de la guider. Ils travaillaient à partir de pas grand-chose, c’était son souhait à elle, des chutes de bois, de la cendre et du charbon surtout, elle voulait du noir, dessiner avec du bois carbonisé sur du bois vivant pour symboliser comment la mort fait partie de la vie, J’avais besoin d’extérioriser toutes ces souffrances qui me bouffaient au fond de moi mais que je ne pouvais pas vous montrer. Il la trouvait douée, il la poussait à faire quelque chose de ses tableaux, elle refusait, ce n’était qu’une catharsis pour elle, hors de question de tirer un bénéfice de ses traumatismes d’enfance, de la mort de son mari ou du viol de sa fille. Mais lui avait de l’ambition, il commençait à se faire un nom. C’est lui qui a proposé, revendre les toiles en son nom. Elle marque une pause tandis que le téléphone sonne à nouveau, elle en profite pour avaler une gorgée de tisane puis elle avoue, gênée, que la plupart des œuvres qui figurent sur les photos de vernissage sont de sa main. Sonia grince des dents à l’idée que sa mère aurait pu être millionnaire, vivre ailleurs que dans une maison dont les fenêtres donnent sur des murs, payer à sa fille une bagnole digne de ce nom, à ses petits-enfants les études dont ils rêvent.

— J’en aurais pas voulu, de cet argent. Encore moins du succès, j’ai toujours préféré rester discrète, tu le sais. Et de toute façon, sans lui, tout ça serait resté dans l’ombre, comme les croûtes que tu dois considérer que c’est. Je comprends que ça puisse te déranger, mais pour moi, sa démarche a neutralisé le contenu que j’y ai mis. En les signant, il a blanchi la noirceur de mes souffrances. Je pars légère, maintenant. Je n’ai plus ce… Je n’ai plus ce passé à porter.

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