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Sonia hausse un sourcil. La confession de la mère refroidit peu à peu sa colère, tandis que les derniers mots piquent sa curiosité : Ce passé. Elle n’a jamais eu connaissance que la mère ait vécu quoi que ce soit de si difficile. Il y a eu la mort du père, bien sûr, les difficultés dans son boulot d’institutrice – des parents violents ou complètement cons, une Education Nationale qui mettait des bâtons dans les roues en permanence, des directeurs d’établissements manipulateurs ou dépressifs – le viol de Sonia dont elle a voulu partager le poids des conséquences, mais en dehors de ça, rien de si critique. Sonia avait déjà considéré tout le passé qu’elle connaissait à l’époque de la première tentative de suicide sans rien voir qui ait pu justifier l’acte, et elle s’en étonne toujours : la mère ne s’est jamais plainte de sa vie, n’a jamais semblé en souffrir. Elle se mord une lèvre, essaie de remonter plus loin dans le passé, la jeunesse de la mère, elle n’en connaît rien, elles n’en ont jamais parlé. Ça n’a pas manqué à Sonia, elle n’a pas la curiosité qui pousse certains à construire un long arbre généalogique, à tout connaître de leurs secrets de famille. Elle sait à quel point c’est naïf, mais elle a toujours gardé l’impression que sa mère était née en même temps qu’elle, comme si ce qui avait précédé ne la concernait pas, gardait la même distance que tout le contenu des livres d’Histoire qui ne l’ont jamais passionnée – cela demeure à ses yeux des faits que le passage du temps a essoré de toute émotion. C’est étrange pour Sonia de se dire que la mère a été enfant, ado, jeune adulte, qu’elle a pu s’amouracher d’autres hommes que du père, qu’elle a pu rêver d’une autre vie, pleurer pour des âneries, voire pleurer pour de vrai. Tout cela lui donne le vertige. Ces vingt et quelques années qui l’ont précédée semblent n’avoir jamais été écrites ni racontées, c’est un grand vide, un vide qu’ont matérialisé les grands-parents maternels, d’une certaine manière, ils n’ont jamais été là pour donner corps à ce passé, Sonia ne les a rencontrés qu’une paire de fois, elle était gamine, elle s’en souvient à peine, elle en garde des sensations plutôt que des images, un inconfort, de l’ennui, rien qui mérite de s’ancrer dans la mémoire. En grandissant, elle s’était juste imaginée qu’ils vivaient leur vie, de leur côté, leur vie de vieux, de pré-retraités, une vie où les petits-enfants n’avaient pas leur place, elle les comprenait, ils avaient déjà donné en tant que parents. Ils n’existaient pour elle qu’à travers le chèque envoyé à ses anniversaires, jusqu’à ses douze ans, c’était la seule différence notable avec le côté paternel où les deux aïeuls étaient décédés avant sa naissance. Sonia s’était accommodée à l’idée de ne pas avoir de grands-parents, elle ne ressentait pas le besoin d’être entourée de gens qu’elle n’avait pas choisis et avait vite fini par les oublier. Elle préférait ça plutôt que ce qu’elle entendait de la part de certaines de ses amies, à propos de relations conflictuelles ou de repas de famille d’un ennui sans fin, d’ailleurs elle-même n’avait jamais imposé à Jo et Lily de venir voir leur grand-mère, Paul et elle se sont toujours organisés au plus pratique plutôt que de suivre les coutumes des retrouvailles à Pâques ou à Noël – les enfants sont donc rarement venus dans cette maison, c’était surtout la mère qui s’invitait chez eux. Mais maintenant que Sonia repense à ses grands-parents elle s’en étonne, ils ne sont jamais venus les voir, ou si peu, elle se souvient juste que sur la fin la mère allait leur rendre visite à l’hôpital, elle parlait peu ces jours-là, ni avant d’y aller ni à son retour, elle prétextait que c’était la route, c’était loin, elle n’aimait pas conduire, elle ne voulait pas infliger tout ce trajet à Pierre et elle, Je leur passerai votre bonjour. Les deux sont morts pendant le séjour de Sonia en Afrique, elle l’a appris à son retour. La mère l’a évoqué en une simple phrase, Au fait tes grands-parents sont décédés l’été dernier ; Sonia avait acquiescé, D’accord, ça ne l’avait pas vraiment émue. Elle n’a jamais interrogé la mère plus longuement à leur propos, ou bien les rares fois où elle s’y est aventurée la mère esquivait, elle changeait vite de sujet, l’air de rien. Jamais l’idée ne lui est venue que la relation ait pu être tendue, tout ça n’existait pas, c’était les affaires des autres, des histoires d’adultes, puis du passé. Pourtant, ça lui paraît évident maintenant : la mère les fuyait, elle ne voulait rien avoir à faire avec eux, sinon comment expliquer une telle distance, aussi grande qu’avec les autres grands-parents décédés ? Elle se tourne lentement vers la mère, confuse, presque coupable de ne jamais s’en être inquiétée en cinquante ans. La question lui effleure les lèvres, Maman, qu’a-t-il donc pu arriver pour que… La mère fuit le regard, pivote vers la fenêtre. Sa voix peine à percer, comme un filet d’eau dans un tuyau bouché.

— Ton grand-père me violait, Sonia. Jusqu’à ce que je puisse quitter la maison, il me violait. Pas un jour ne passait sans que je souhaite sa mort. Quand tu es née… Quand j’ai vu que tu étais une fille j’ai eu peur que… Ton père était un homme bien, lui. J’étais si heureuse d’être tombée sur quelqu’un comme lui, tu sais ! Mais quand il est mort… J’ai cru que mes prières avaient été mal comprises. C’est pas lui qui aurait dû mourir. Je me sentais tellement coupable… Lui ne t’aurait jamais touchée. Et… Et savoir que ce truc t’est arrivé juste après sa mort… Je… Je suis désolée de jamais en avoir parlé avant, mais je voulais pas vous infliger ça. Vous aviez pas à subir ce que j’ai subi, pas même par la pensée. Je t’ai écrit tout ça, c’est dans l’enveloppe, dans celle de Pierre aussi, parce que vous avez le droit de savoir. J’ai aussi écrit qu’il fallait tout brûler après, comme j’ai brûlé tout ce qu’ils m’ont transmis. Je suis tout ce qui reste de lui, et je veux qu’il disparaisse avec… Bientôt… Enfin voilà, vous méritez de savoir, mais je veux pas que vous portiez ça en vous comme j’ai dû le porter. Tu me le promets ?

Sonia reste immobile. Une statue de glace dont seules les lèvres frémissent, Ma… Ma… Maman… Dans son dos, elle devine un mouvement mais l’ignore aussitôt. La porte d’entrée claque, le silence retombe. Une voiture démarre devant la maison, son bruit s’évanouit en une poignée de secondes. Sonia se sent comme à l’intérieur d’une boule à neige, le temps suspendu à la manière des flocons de plastique, le flottement, la bulle hermétique. Depuis la poche de sa veste, son téléphone se remet à sonner. La mère sort de sa torpeur, un sourire pincé, un mot, Il, un mot qui ne veut rien dire seul, est-ce qu’elle pense au grand-père, au téléphone qui sonne, est-ce un Il générique, comme dans Il faut ou Il fait beau ? Elle avance de quelques pas, la tête basse, elle se penche pour ramasser un papier au sol, un des nombreux papiers échappés de la boîte renversée par Sonia. Elle s’accroupit pour en rassembler d’autres et le téléphone continue de sonner, la mélodie de l’hymne à la joie, le menton de Sonia se met à trembler, ses mains aussi, tout ça lui semble si irréel, hors de propos, elle venait juste livrer les courses hebdomadaires à sa mère et les choses ont dérapé, le téléphone sonne encore, il la rappelle à la réalité – mais où l’a-t-elle quittée, tout ça a-t-il vraiment eu lieu ? Elle s’accroupit à son tour, regroupe des papiers par brassées. Elle tombe à genoux, la main sur une feuille, un dessin, un dessin d’enfant, une signature maladroite, Sonia, en majuscules hésitantes, tout comme le centre du dessin, un cœur, une fleur, deux personnages aux cheveux longs, Je t’aime Maman. Une larme tombe sur le dessin, une deuxième, tandis qu’à côté la mère ânonne des T’embêtes pas Sonia je vais ramasser, C’est pas grave, et le téléphone recommence à sonner, Tu devrais répondre, Tu devais pas aller… Mais Sonia est ailleurs, elle regarde les papiers qu’elle tient à la main, des petits mots d’amour, des cadeaux de fêtes des mères, les siens, ceux de Pierre aussi mais les siens surtout, elle dessinait plus que son frère c’est vrai, et puis des lettres, elle reconnaît l’écriture du père, beaucoup, sur des post-it ou sur des grandes pages, mais d’autres écritures aussi, des lettres déjà entraperçues et des graphies qu’elle ne connaît pas, elle survole les en-têtes de son regard embué, elle lit des Merci Madame Merci Maitresse Gracias Gracias mais elle n’a pas le temps d’en lire plus la mère les saisit entre ses doigts transparents et lui reprend des mains, Laisse faire je m’en occupe ça ira. Sonia bafouille une question, C’est quoi tout ça ? La mère garde la tête baissée. Elle se tourne, se redresse, une liasse de papiers rassemblés en vrac contre sa poitrine, certains trempés de tisane. Ses yeux sont rouges mais un curieux sourire habite son visage. Elle bégaye, Tout ça c’est… Tout ça c’est…, elle déglutit avec peine, C’était ma boîte à ouchebtis, comme les égyptiens, je voulais qu’elle m’accompagne dans le monde des morts C’est toutes les preuves que je n’ai pas vécu pour rien C’est tous vos mots d’amour C’est tous les mots de mes élèves et des gens que j’ai aidés Y en a tu sais ils m’ont écrit des années après Après cette fois où Ils m’ont redonné l’espoir Y a plein de gamins qui C’est plus des gamins maintenant Qui me disent qu’ils s’en sont sortis grâce à moi Y a tous les Ton père Ton Et vous aussi Tout ça c’est Tout ça je veux l’emporter avec moi. Sonia ouvre la bouche pour la couper, elle y voit clair maintenant, elle veut lui dire que non il ne faut rien emporter dans le monde des morts il faut rester ici, si ce n’est que ça elle lui en écrira d’autres des Je t’aime, elle lui en dessinera d’autres des cœurs, elle lui en trouvera d’autres des gamins à aider, elle lui…

L’hymne à la joie interrompt son élan. La mère pose une main sur son épaule ; quelques feuilles lui échappent mais elle n’essaie pas de les retenir.

— C’est le moment, Sonia, Il faut y aller.

Sonia tourne la tête à l’opposé du téléphone. Elle ne veut pas retourner à la réalité, pas dans cette réalité où sa mère va lui échapper, elle veut rester auprès d’elle encore un peu. Son regard accroche la table de la cuisine, bute sur le bocal. La sonnerie cesse. La mère souffle. Moins qu’un murmure. Il faut y aller.

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