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Sonia a compris qu’il était temps de partir, bien sûr. Mais elle sent sa mère suspendue à un fil. Elle croit tenir l’autre bout entre ses mains et elle serre serre serre pour la retenir mais le fil est si fin qu’il lui échappe, il lui glisse entre les doigts, il file file file si vite qu’il est illusoire d’espérer l’arrêter. Elle baisse la tête. En un sens, elle est presque soulagée que ce soit la mère qui amorce le départ, que ce soit le téléphone qui insiste : ce n’est pas elle qui abandonne, c’est l’extérieur qui la rappelle. Bien sûr, elle aurait pu s’offusquer, ou au moins faire semblant. Dans d’autres circonstances, c’est probablement l’attitude qu’elle aurait choisie : Merci je comprends que t’en as marre de me voir, je dégage. Sourire en claquant la porte, musique à fond dans la voiture, cris à s’en arracher les cordes vocales – un simple hurlement ou bien des mots, Libérée !, Enfin !, n’importe quoi pourvu que ça soulage, que ça évacue la tension accumulée le temps de la rencontre. Mais pas cette fois.

La mère bafouille quelques mots pour se justifier. La pauvre, elle est tellement habituée aux réactions de Sonia qu’elle doit craindre de la brusquer, aujourd’hui plus que jamais. C’est la dernière impression qu’elle laisse d’elle-même, c’est sans doute ce qu’elle est en train de penser, alors elle tient à mettre les formes. Elle rigole même un peu, de ce rire qui n’en est pas un, le rire des gens constamment gênés en société, le rire qui dit Je ne sais pas comment me tenir comment réagir comment me comporter alors je rigole pour faire croire que tout va bien je maîtrise la situation alors que la situation n’a rien qui se prête au rire. Elle explique un peu, Tu comprends, non tu comprends pas et je ne te souhaite pas de comprendre tout de suite, mais tu vois c’est comme quand on part en vacances, après tout c’est un peu la même chose, je pars en vacances de la vie. Sonia imagine très bien, il n’y a pas besoin d’être à l’aube de la mort pour comprendre ces choses-là. Elle aussi voudrait des vacances, mais des vraies, des vacances où le retour est planifié, même si l’idée de devoir rentrer et reprendre le boulot finit toujours par gâcher l’ambiance des derniers jours – c’est ce qui était arrivé la dernière fois, ils n’étaient pas allés bien loin pourtant, ni bien longtemps, juste une semaine à l’océan, ils n’avaient pas les moyens de se permettre beaucoup mieux. Elle jette un regard à la mère, en train d’aligner ses petits papiers sur la table, les mots d’amour, les petits mercis – elle semble attendre d’être enfin seule pour les relire une dernière fois, comme elle relirait un guide de voyage pour se mettre l’eau à la bouche avant le départ.

La mère pousse sa pile de papiers vers le bocal. Elle se tourne vers Sonia, qui se redresse, l’enveloppe serrée contre son cœur. Elles rient toutes deux du même faux rire, un faux rire qui les rassemble, qui hurle un Bon ben voilà vide de sens. Elles se regardent, Sonia pince les lèvres, ses yeux lui piquent, la mère hoche la tête comme ces jouets qu’on dispose sur le tableau de bord des bagnoles. Alors c’est tout ? La mère prend une longue inspiration avant de forcer un sourire, le même sourire que le jour où elle a déposé Sonia à son premier oral du bac, à sa première audition de danse, à son examen du permis de conduire : un sourire qui se veut encourageant, Tout va bien se passer ma chérie, un sourire qui se veut pressant, Il faut y aller maintenant ma puce, et face à ce sourire Sonia redevient une petite fille, une gamine qui se jette contre sa mère et la serre dans ses bras, une enfant qui a besoin d’un câlin pour aller mieux. Et comme la sonnerie du lycée le jour du bac, comme l’appel de la monitrice d’auto-école le jour du permis, comme l’appel du professeur de danse le jour de l’audition, le téléphone se remet à sonner pour rappeler qu’il est temps d’y aller. Sonia recule d’un pas, sourit d’un pincement de lèvres timide. Encore un pas en arrière, puis un autre, elle est déjà dans le couloir, un pas de côté, la mère disparaît derrière l’encadrement de la porte. Sonia ramasse sa veste, glisse la bretelle de son sac à main sur son bras libre, l’enveloppe toujours serrée fort dans l’autre main. Elle tend le bras vers la porte d’entrée, d’habitude c’est le moment où elle se retourne pour lancer un À la semaine prochaine, Tu m’envoies un message s’il te faut un truc en particulier d’accord ? Mais cette fois-là, il n’y a rien d’autre qu’une bruyante inspiration ; elle prend son souffle pour dire quelque chose bien qu’elle sache qu’il n’y a plus rien à dire, ou au contraire qu’il y aurait tant à dire, trop à dire pour tenir en une vie. Ses bras tremblent, ses jambes flagellent. Elle ouvre la porte, s’immobilise, surprise par la nuit déjà tombée, déjà avancée, le temps a filé si vite, c’est comme s’il lui avait échappé. Elle se retourne. La mère s’est glissée dans l’encadrement de la porte de la cuisine, Sonia voit la moitié de son corps, une moitié de visage transparente, comme si elle disparaissait déjà, une main qui se lève dans un timide Coucou. Sonia veut lui renvoyer le geste mais son bras se bloque à mi-hauteur ; d’habitude ce signe de main signifie Au revoir et à bientôt et elle refuse de lui attribuer le sens d’un Adieu, elle ne pourrait plus jamais lever la main de la même manière après, elle ne pourrait plus jamais dire Au revoir et à bientôt sans penser à cet instant, à la dernière image capturée de sa mère. Son cœur se pince. Elle tire la porte, la referme lentement, tête baissée, souffle coupé. Clac. La mère disparaît. Sonia hoquette un sanglot, marche d’un pas hésitant et précipité vers le portillon, vers sa voiture garée plus loin, garée de travers, une roue sur le trottoir. Elle ouvre la portière, jette les affaires sur le siège passager, s’installe derrière le volant. Une fois à l’intérieur, les pleurs éclatent comme un orage d’été, violents, bruyants, lourds de grosses gouttes. Le téléphone sonne à nouveau, Sonia renifle, se frotte le nez dans le revers de sa manche. Elle fouille dans sa veste à la recherche de l’appareil, ses doigts se posent sur l’écran pour décrocher, elle n’a pas le temps de dire Allô que la voix de Paul tonne aussitôt, Putain Sonia mais qu’est-ce que tu fous ça fait une demi-heure que j’essaie de t’appeler y a personne à la maison Lily attend que tu passes la chercher les parents de sa copine demandent si elle reste dormir tu pourrais quand même donner des nouvelles je croyais qu’il t’était arrivé une merde sur la route bordel Sonia je m’inquiétais moi Oh Sonia tu m’entends ? Sonia renifle à nouveau, ses lèvres échappent un Oui murmuré, Oui Paul je t’entends, désolée, Je… Elle déglutit avec difficulté, reprend d’un ton à peine plus assuré, Je pars de chez ma mère, je… Je t’expliquerai en rentrant, elle… J’arrive, je me mets en route. La voix de Paul dans le combiné la surprend, sa voix si dure et sèche l’instant d’avant est maintenant feutrée par l’inquiétude, Ça va ? il a dû sentir que quelque chose n’allait pas, elle n’aurait pas pensé que ça transparaîtrait ainsi dans la froideur du combiné. Elle se dit qu’il va sûrement se faire des idées, s’imaginer le pire, elle hoquette un rire nerveux, que peut-il imaginer de pire que cette réalité : la mère va se suicider ? Elle lui souffle un Ça va oui. Ça va, à tout à l’heure, Paul. Il répond Fais attention sur la route, elle raccroche, elle aurait pu lui raconter, ça l’aurait peut-être soulagée, il n’aurait pas compris, il aurait réclamé des explications, il se serait énervé, il aurait demandé Mais pourquoi tu l’en n’as pas dissuadée ? Mieux vaut le laisser encore une heure dans l’insouciance, Sonia s’en convainc vite : pour lui la mère n'est pas encore morte.

Elle démarre. Une longue minute défile avant qu’elle n’enclenche une vitesse. Au moment de relâcher l’embrayage, elle tourne la tête vers la maison de la mère. Elle aperçoit une silhouette derrière le verre de la porte d’entrée, une silhouette floue, déjà presque effacée. Elle lève la main, prononce un Au revoir Maman muet. Ce n’est pas comme ça qu’on dit Au revoir, elle pense, elle regrette de n’avoir pas eu les bons mots, les bons gestes, un Je t’aime Maman avant d’attraper sa veste, une longue accolade avant de sortir, pourquoi même là elle n’en a pas été capable ? Elle détache sa ceinture, s’apprête à sortir, à courir vers sa mère, mais une certitude la retient : ça ne changera rien. Il n’y a pas de meilleure manière de dire Adieu, aucune n’est bonne, c’est l’Adieu en soi qui pose problème. Son pied se relève enfin, la voiture avance, la rue défile, de plus en plus vite, la maison s’éloigne, le passé s’estompe, la mère disparaît. Sonia se crispe sur le volant comme un naufragé à une bouée. Au bout de la rue, le hurlement du moteur l’arrache à sa torpeur – elle est restée en première.

Elle tourne à droite, accélère, ralentit au rythme de ses pensées, Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Quand est-ce que je saurai que c’est fini ? Qu’est-ce que Paul disait au sujet de Lily ? Est-ce que je lui ai dit tout ce que… Une voiture arrive en face, lui fait un appel de phares. Sonia secoue la tête. Un coup d’œil au tableau de bord lui indique qu’elle n’a pas allumé les siens. La rue marque un Stop, d’habitude elle se contente de regarder si quelqu’un arrive de la gauche mais ce soir elle s’arrête. Elle souffle un coup, saisit son téléphone resté sur le siège passager. Message à Paul. Je te laisse gérer pour Lily ? Elle le repose. Le reprend. Compose un deuxième message. Je t’aime. Il lui tarde d’être rentrée, elle espère que Paul aura cuisiné quelque chose, il devait y avoir des plats tout prêts au congélateur mais y aura-t-il pensé, aura-t-il le temps de s’en charger s’il va chercher Lily s’il fait son footing s’il est crevé de sa journée, elle espère que pour une fois quelqu’un l’aidera pour débarrasser pour faire la vaisselle pour décharger les courses, d’autant plus qu’elle risque d’arriver tard, elle regarde l’horloge du tableau de bord, presque vingt heures, d’habitude à cette heure-là ils sont déjà à table, ça l’ennuie, elle aurait voulu se coucher tôt pour mieux digérer tout ça, au pire elle ira au lit direct elle n’a même pas faim cette histoire lui a coupé l’appétit, oui, elle rentre elle dit Bonjour Bonne nuit et elle se couche elle expliquera tout demain. Elle secoue la tête, honteuse. Sa mère va mourir et elle ne pense qu’à des considérations pratiques, au chamboulement de son quotidien immédiat. Tout ça lui paraît tellement futile, la vie lui paraît futile, lourde exigeante compliquée douloureuse pénible mais surtout futile.

Un coup de klaxon retentit dans son dos. Elle lève la main, lâche à mi-voix Oui oui c’est bon pardon ma mère va se suicider commence pas à faire chier. Elle relâche l’embrayage, part vers la droite, la zone industrielle, le contournement de la ville. Les lampadaires défilent, tout comme les ronds-points, les ralentisseurs, les pancartes ; suivent les néons, les enseignes commerciales, les affiches publicitaires – tout est pourtant déjà fermé mais la réclame ne s’arrête jamais. Sonia peste. Elle pense à Jo l’écolo, Jo qui raille la société à la moindre occasion, Comme s’il fallait consommer pour vivre, comme il rabâche, malgré le téléphone dans sa poche et ses pompes neuves. Sonia s’en fout de l’écologie, elle préfère railler les contradictions de son fils plutôt que de s’offusquer de ce qu’elle considère comme des détails. Mais ce soir toutes ces lumières la dérangent, Jo a raison, il y en a trop, et compte tenu des circonstances ça lui paraît éblouissant d’indécence, Merde ils auraient pu éteindre par respect pour Maman, mais non, tous ces kilomètres de lumières lui rappellent que la vie continue, demain les bagnoles rempliront les parkings et dégueuleront leurs passagers dans tous ces magasins, et tout ce beau monde restera insensible à son deuil.

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