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Elle exhale un long soupir de fatigue. Ce n’est pas tant l’usure de cette longue journée, pourtant riche en émotions. Non : elle souffle la fatigue de toute une vie. Du temps gaspillé en voiture à traverser des zones sans âme. Du temps gaspillé à ruminer ou à se projeter pour rien. Du temps gaspillé à vivre sans but évident. Elle se frotte les yeux du revers de la main droite, tandis que la gauche se serre sur le volant. La sensation du bocal entre ses doigts lui revient en mémoire, déclenche une nouvelle salve de larmes. Jusque-là, elle n’osait pas admettre qu’elle comprenait la mère, qu’elle l’enviait, même, avec son projet à la con. Mais on ne joue pas avec la mort, elle le sait bien, elle l’a si souvent répété à ses gamins, On ne plaisante pas avec ces choses-là ça pourrait vous porter malheur ! Tout ça parce qu’elle-même refuse d’y penser, parce qu’elle sait qu’elle penserait comme la mère et que, se connaissant, ça l’entraînerait dans une spirale d’idées suicidaires. C’est vrai quoi, lâche-t-elle à haute voix en tapant sur le haut du volant, mieux vaut partir quand et comme on le décide plutôt que d’attendre une maladie ou un accident à la con. Puis elle pense au rire de Lily, aux facéties de Jo, à son premier baiser avec Paul, à ses émois d’ado la seule fois où elle l’a trompé, au goût d’une gaufre chaude recouverte de chantilly, au parfum des lilas au printemps, à la douceur du soleil d’automne sur la peau, et elle se dit Merde ce serait trop con de n’avoir jamais connu tout ça.

Elle atteint le bout de la zone commerciale, là où les principaux axes de sortie de la ville se rejoignent pour rattraper l’autoroute, là où elle perd chaque semaine d’interminables minutes dans les bouchons, où elle enrage de gâcher son temps, mais qu’aurait-elle fait d’autre si elle n’avait pas été là, rien de plus utile, rien de plus heureux, elle aurait avancé sur les corvées ménagères ou, au mieux, ce serait écroulée comme une masse sur le canapé. Ce soir, au moins, compte tenu de l’heure, la circulation est fluide, Sonia perdra moins de temps, et elle pense machinalement qu’elle devrait attendre ce moment-là toutes les prochaines semaines pour rentrer plus vite, avant de prendre conscience qu’il n’y aura pas de prochaines semaines, que c’est la dernière fois qu’elle accomplit cette routine courses puis visite à Maman, et l’idée lui arrache un hoquet, un râle à mi-chemin entre le rire de soulagement et le sanglot de désespoir, La dernière fois putain ! Elle va pouvoir récupérer ces trois heures perdues entre la bagnole et les rayons de l’hypermarché, elle va pouvoir les remplir autrement, elle va pouvoir arrêter de se préoccuper de sa mère comme on s’occupe d’un animal de compagnie – Tu lui as mis sa dose de croquettes pour la semaine ? T’as vérifié l’état de la litière ? Tu lui as donné un peu d’affection ? Cette fois un rire franc se mêle aux larmes, Merci Maman, elle se sent libre, coupable aussi, mais surtout libre, la culpabilité c’est pas sa faute c’est pas elle qui a décidé d’acheter ce bocal.

Son rire s’éteint au rond-point suivant, le dernier avant l’autoroute, celui où, une fois par an, la mère lui rappelle N’oublie pas de tourner là hein. Là, c’est la sortie juste avant l’échangeur, celle qui revient vers l’autre côté de la ville. Vers le nouveau cimetière, comme on l’appelle encore, alors qu’il n’a plus rien de nouveau, il est déjà presque centenaire, comme l’usine qui a fait gonfler la population et justifié cette extension. Tout le monde l’appelle le HLM des morts, c’est comme la banlieue où s’entassent les nouveaux arrivants qui ne trouvent pas de place dans le centre, mais au moment d’y enterrer le père les pompes funèbres sont restés sobres, Il sera inhumé au nouveau cimetière, comme si cet adjectif lui conférait un côté chic et tendance. Cela dit, même s’il est coincé entre l’autoroute et la zone commerciale, l’endroit a l’avantage d’être relativement arboré, c’est ce que répète la mère quand elles en franchissent le portail, tous les ans à Pâques, parfois en été, Au moins ici il fait frais. Sonia suppose que les autres familles doivent y trouver des avantages, On passera voir Papy après avoir acheté un nouveau siphon d’évier puis on ira au McDo. D’ailleurs, elle a toujours ironisé de voir le bâtiment des pompes funèbres seulement séparé d’une enseigne de puériculture par un immense hangar, dont les murs gris ne laissent rien deviner du contenu – Drôle d’image de la vie, a un jour lâché Paul.

Elle lance sa voiture sur l’autoroute. Une fois la cinquième enclenchée, elle se cale au fond de son siège. Elle se demande comment se passeront les choses pour les obsèques particulières de la mère. Elle espère qu’il existe des gens pour accompagner dans ces cas-là, qu’ils se signalent au moment où le décès est constaté, comme toutes les pubs qu’on reçoit par mail dès qu’on achète le moindre article en ligne. Elle grimace – triste commerce. Elle appellera le funérarium le moment venu pour demander. Demain. Elle espère qu’ils sont ouverts le samedi, Bien sûr qu’ils sont ouverts le samedi les gens ne meurent pas que les jours ouvrés, la preuve le père est mort le lundi de Pâques. Elle n’a aucun souvenir de comment les choses se sont déroulées pour ses funérailles. Elle était jeune, encore, elle avait l’excuse de pouvoir se cacher derrière la mère, qui restait l’adulte de la situation. Elle n’avait eu que son chagrin à gérer, ce qui représentait déjà beaucoup trop. Cette fois, ce sera elle l’adulte de la situation, elle le sait. Le frère a beau être l’aîné, il est surtout le plus doué pour s’épargner ce genre de désagréments. Il sait que Sonia a bon dos : il lui suffira d’afficher son inertie pour qu’elle se sente obligée d’agir, c’est ainsi qu’il a toujours procédé. Et puis c’est à elle que la mère a confié la responsabilité de la petite fête – difficile d’imaginer comment se décharger des autres contraintes qui viennent avec : la communication vers la famille et les amis pour informer et inviter, le choix du lieu et du menu pour la réception, les paperasses pour gérer la banque l’assurance la mutuelle la retraite la succession. La liste s’étire dans sa tête et la longueur l’accable déjà.

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